D’où la bioéthique pense-t-elle ?
Les interrogations existentielles ou philosophiques et les problèmes concrets soulevés par les pratiques biomédicales, par l’anthropotechnie [1] ou encore par l’ingénierie génétique, sont soumis à la bioéthique : à elle d’éclairer l’individu et la société sur les implications probables, possibles ou potentielles des choix opérés – des actes posés.
A elle, donc, de cerner l’homme (concret et paradigmatique) qui se dessine au travers et par ces choix. Et d’évaluer les risques encourus par l’humanité au regard de ses capacités ou facultés, de ses potentialités, niveaux de conscience, sensibilités et libertés – au regard également de ses liens et liances [2] sociales et sociétales …
Pour ce faire, ladite bioéthique doit jouer la carte de la transdisciplinarité : prenant la tangente de chaque discipline [3] et trouvant sa place dans les zones grisées qui les séparent ou les unissent, contribuant en cela à les articuler en une totalité ouverte et cohérente, dialogique. Rappelons cependant qu’elle est n’est pas une science ‘pure’: qu’elle et humaine donc, avec des entrées et des enjeux idéologiques et psychologiques – irréductiblement subjective ou situationnelle. En conséquence, les différents arguments évoqués, et plus encore les gradients de positivité ou de négativité y associés, ou associés à l’effet discuté, à la transformation envisagée, les uns et les autres donc, tiennent aux vécus et représentations des intervenants : des représentations de l’homme, de l’humanité et de leur devenir « idéal » [4] – du sens même de l’existence humaine et de l’aventure anthropique.
En clair, la plupart des arguments s’opposent comme l’objet et son image inversée dans le miroir ; ou encore, recouvrent des interprétations et des insertions différentes d’une observation semblable : les uns et les autres valides ou invalides selon le plan de réalité considéré – des réalités (biologiques, anthropiques, sociétales, humaines [5], individuelles, collectives, diachroniques, psychologiques, sociales, existentielles et symboliques…) dans lesquelles s’inscrivent techniques et individus.
Où conséquemment l’angle d’approche, le vécu personnel, les références et les priorités singulières motivent l’adoption de tel ou tel axe argumentaire.
Où tout est affaire de perceptions, de conceptions, de référentiels, de projets, d’horizon ou d’idéal :
Ainsi de l’individu : d’aucuns scindent son unité en une dualité vraie séparant plus ou moins radicalement le corps et l’esprit. Ils introduisent de la sorte un véritable déséquilibre en optant soit pour une prééminence du corps, soit pour une prééminence de l’esprit.
Conséquemment, cette scission est susceptible d’aboutir, tantôt au mépris du corps et de la présence en son fait interpellant ou affectant [6], tantôt au mépris de l’esprit et de la dimension intellectuelle et symbolique [7].
Or, le mépris du corps de l’autre peut laisser champ libre à l’emprise inquisitrice ou dictatoriale – sous prétexte de sauver l’esprit (sauver l’Essence, le symbole, l’âme…). Peut de même laisser s’exprimer toutes les pulsions d’appropriation.
Parallèlement, le mépris du corps propre peut laisser champ libre à la réclusion (retrait hors du monde, loin des hommes et à l’encontre des sens) ou susciter une fracture identitaire laissant le corps à sa fonctionnalité mécanique.
Partant, le corps sans l’esprit est matière organique promise à la réification, à la dépossession et à l’insertion dans un monde utilitariste à finalité tierce. De même, l’esprit sans le corps est ‘pur esprit’ attaché à son seul pouvoir (pouvoir pour rien / de rien) et ‘toujours déjà satisfait’ ou jamais satisfait dans l’ignorance qui est la sienne de son ‘être’ propre, de son autre et des autres.
Ainsi ensuite de l’homme comme l’entité paradigmatique [8] : certains distinguent pour les séparer plus ou moins radicalement et les connoter différemment « homo faber » (qui fabrique) et « homo pictor » (qui produit des images [9] – qui donc construit du sens, initie des réseaux symboliques et fait langage). Dans le premier cas de figure, la préséance accordée aboutit à une prise en main du monde et des vivants : à un pouvoir opératoire, à des mécanismes de production et de fabrique. Dans le second, elle aboutit à une édification symbolique, à des mécanismes de sublimation et de transposition.
Mais « homo faber » laissé à sa puissance brute entend une extension indéfinie du monde objectal : une extension du ‘faire’ qui mène à défaire (pollutions ou conquêtes violentes, hyper individualisme, extensions prothétiques ou dispersions identitaires). De même, « homo pictor » laissé à son rêve impuissant (une symbolisation ou une sublimation sans faire, sans réalisation dans le monde) n’est qu’un fantôme pris dans ses jeux de langage.
Ainsi de la Personne en son appartenance à la communauté humaine : entre essentialisme (recouvrant toute entité humaine, quel que soit son stade de développement, son niveau de conscience), principialisme (englobant tout individu né de l’homme) et personnalisme (intégrant tout individu en interaction avec autrui). Selon ce dernier critère relationnel, la vie phénoménale de l’individu n’assure pas nécessairement un rôle réquisitoire : ne garantit pas inconditionnellement l’appartenance à la communauté des personnes protégées. De même, le corps vivant ne s’impose pas automatiquement comme présence requérante et la forme humaine perd sa signifiance : elle nécessite une relation interactive assurant de la réalité, non pas seulement d’un autre membre de l’espèce, mais bien d’un autre sujet, autre «Je».
Plurisignifiante, la notion de Personne recèle une ambiguïté constitutive : une dimension passive (dépendante de l’observateur) associée à une dimension active (d’auto-affirmation personnelle). Mais aussi une composante bio-anthropique appariée à une composante sociojuridique. Et encore un état de fait (observable) associé à un état de valeur (décrété).
Qu’est-ce alors qu’une personne ? Un individu humain répond le sens commun. Mais face à cela, les faits et le Droit : ceux-là nous enseignent que, pour bénéficier de droits ou d’insertion dans l’entrelacs des réseaux structurels et symboliques humains, un individu doit être doté (reconnu) de ce statut protecteur. Or, cette reconnaissance, en ses conditions comme en ses exigences, est relative au moment historique : aux dogmes philosophico-religieux, sinon scientifiques, aux contextes économiques, aux buts et projets socio-politiques et aux sensibilités individuelles. De fait, la personne, concept philosophique et construction juridique, est soumise à une compréhension subjective et évolutive.
Ainsi aussi de l’Humanité : entendue telle une communauté d’espèce (humanité générique) ou telle une communauté de réalisation (humanité culturelle). Comme un donné inaliénable et inconditionnel, ou comme un acquis (mesuré à telles ou telles capacités, facultés, soutenances…). Un substrat, ou un « lieu » (de réalisations plurielles, d’envols…). Une matrice (naturelle ou essentielle), ou une construction (factuelle, artefactuelle, utilitaire, temporaire…). Un état de fait, ou un état principiel. Une communauté structurelle et structurante d’individus en interrelations/interactions, ou une association temporairement structurée de sujets individualistes…
Notons bien qu’une Humanité apparaissant tel un Etat, un Donné ou une Idée-humanité (sens platonicien) ne pourra être manipulée au regard d’un dépassement ou d’une transmutation : il conviendra de s’y soumettre peu ou pour.
A l’opposite, dès l’instant où elle apparait comme construction et «émergence» (des faits et actions, des organisations et réseaux historiques, des nécessités pratiques [10], mais aussi des sélections dites naturelles agissant à l’aveugle et au hasard des circonstances sur les transmissions géniques), elle peut être modifiée jusqu’au transhumanisme …
[1] Selon la définition de J. Goffette dans La naissance de l’anthropotechnie : « Art ou technique de transformation extra-médicale de l’être humain par intervention sur sa physiologie».
[2] Des liens en soutenance active – « agis » et agissants.
[3] Médecine, technosciences (ou sciences opératoires – opérantes), sciences humaines (anthropologie, ethnologie, droit, politique, psychanalyse, psychologie, sociologie, etc.).
[4] Constituant un «mieux» : moins de souffrances, d’entraves, d’injustices, de violences, mal-être, …, et plus de jouissances, libertés, opportunités …
[5] ‘Humanité–communauté’, ‘humanité spécielle’, humanitude.
[6] Et par suite de la forme humaine, de la sensibilité et de l’intimité proprioceptive, informative et définitoire de soi à soi/comme soi.
[7] Autodétermination, liberté, projet ou existenciation …
[8] Au niveau du concept ou de la représentation.
[9] Mentales (et qui l’affectent) ou mondaines – sur toiles ou papier, en couleur ou de mots.
[10] Adaptation aux lieux et moments comme aux projets communautaires et/ou individuels.
Jacqueline Wautier est docteur en Histoire, éthique et philosophie des sciences et des techniques biomédicales de l'Université Libre de Bruxelles.
Commentaires
[…] Les interrogations existentielles ou philosophiques et les problèmes concrets soulevés par les pratiques biomédicales sont soumis à la bioéthique : à elle d’éclairer l’individu et la société sur les implications probables, possibles ou potentielles… […]
par D’où la bioéthique pense-t-... - le 25 février, 2014
Merci beaucoup pour ces précieuses recommandations !
par Visiter page - le 27 juin, 2014
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