La cohérence du stoïcisme : une laitue pour une obole
Un des trois principes essentiels du stoïcisme est la cohérence de la Nature avec elle-même [1]. De la même manière qu’un être vivant vit, dès les premiers instants de sa vie, en cohérence avec lui même, cohérence qui se manifeste par exemple par l’instinct de conservation, de même l’Univers dans sa totalité est cohérent avec lui-même. En effet, pour les stoïciens, l’Univers obéit à un certain nombre de lois rationnelles qui excluent donc de fait toute contradiction interne. Or, il y a une seule et même Raison en nous et dans l’Univers. D’où la nécessité, pour les stoïciens, de vivre selon la nature. Le bien de l’univers et de l’individu réside donc dans une vie une et harmonieuse, qui suit l’ordre naturel, c’est-à-dire celui de la Raison Universelle.
Que peut-on retirer de ce principe stoïcien ? Qu’est-ce que cela veut dire, concrètement, vivre de manière harmonieuse ? Au niveau individuel, cela signifie qu’il faut vivre selon une règle de vie cohérente, et que ceux qui vivent dans l’incohérence sont malheureux. C’est ce point que j’aimerais développer maintenant, en rappelant l’importance d’une vie cohérente.
Au chapitre 25 du Manuel d’Epictète, Arrien, le disciple d’Epictète grâce auquel la pensée du philosophe stoïcien nous est parvenue, rappelle que le philosophe ne peut prétendre obtenir en même temps les avantages de la philosophie et les avantages de la vie mondaine. Pour obtenir des avantages, il faut en payer le prix. Ce prix, c’est un choix de vie, qui a pour conséquence certains renoncements :
« Tu seras donc injuste et insatiable, si, ne versant pas le prix auquel ces choses-là se vendent, tu veux les prendre gratuitement. Mais, au fait, combien se vendent les laitues ? Une obole, peut-être. Si donc quelqu’un paie son obole et prend ses laitues, alors que toi, n’ayant rien payé, tu n’emportes pas de laitues, ne crois pas que tu aies moins que celui qui a eu les laitues : lui, il a eu ses laitues, toi, l’obole que tu n’as pas donnée. » (Manuel d’Epictète, chapitre 25, traduction P. Hadot).
Le raisonnement proposé ici nous rappelle de manière très logique la différence fondamentale entre celui qui possède une laitue et celui qui n’en possède pas : le premier l’a payé, contrairement au second. Le second, par contre, possède l’obole que le premier a dépensée pour acheter sa laitue. Rien d’extraordinaire dans cette remarque, direz-vous, et vous avez raison : Epictète ne fait ici qu’affirmer quelque chose de tout à fait logique et cohérent. Mais ce qui intéresse le stoïcien et qui va également nous intéresser, c’est l’application de ce raisonnement au choix de vie que chacun est appelé à faire. A partir d’un raisonnement logique acceptable par tous, le Manuel d’Epictète nous propose une conclusion qui touche au cœur de notre existence.
Ce choix qui nous est offert, et qui dépend de nous, c’est celui d’une vie philosophique d’une part, ou d’une vie tournée vers les choses extérieures d’autre part. Dans un cas comme dans l’autre, il y a un prix à payer pour obtenir les avantages liés à chaque choix de vie. De la même manière que le philosophe doit renoncer à certains désirs qui ne dépendent pas de lui et le rendraient ainsi malheureux, de la même manière, celui qui cherche à tout prix la possession des biens matériels ou de l’honneur, doit en payer le prix fort. Dans ce nouvel extrait du chapitre 25, le Manuel nous rappelle le prix à payer par celui qui désire être invité chez quelqu’un :
« Tu n’as pas été invité au repas d’un tel ? C’est que tu n’as pas donné à celui qui invite le prix auquel il vend son repas. Il le vend pour des compliments, il le vend pour des prévenances. Si tu y trouves un avantage, paie le prix auquel le repas s’achète. Mais si tu ne veux pas payer le prix et pourtant recevoir, tu es un insatiable et un sot. N’as-tu donc rien à la place de ce repas ? Si fait, tu as de n’avoir pas fait de compliments à qui tu ne voulais pas en faire et de n’avoir pas subi les insolences de ses portiers. » (Manuel d’Epictète, chapitre 25, traduction P. Hadot).
Pour Epictète, on ne peut pas à la fois se soucier des biens extérieurs, de la fortune et de la renommée, symbolisée ici par l’invitation à un repas, et persévérer dans un choix de vie conforme à la nature, c’est-à-dire un choix de vie philosophique. Et même si le philosophe passe pour sot auprès des non-philosophes lorsqu’il renonce à certains biens matériels qui peuvent paraître bien agréables, ce n’est pas là sa véritable sottise. La vraie sottise est celle du philosophe qui désire les biens extérieurs pour lesquels il n’a pas payé. Il n’a pas à se plaindre, pourtant, ce philosophe qui, pour atteindre l’ataraxie et goûter aux joies de la tranquillité de l’âme, a dû renoncer aux désirs vains de richesse et de renommée ! On ne peut avoir à la fois les avantages du philosophe et ceux du non-philosophe. On ne peut s’approprier la laitue tout en gardant l’obole ! Entre la richesse extérieure et la richesse intérieure, il faut choisir, décider quel est le réel avantage, et renoncer à ce qui, pour les stoïciens, n’en est pas un.
Si j’ai choisi ce passage du Manuel d’Epictète, ce n’est pas pour vous inciter à considérer les avantages d’une vie mondaine et d’une vie philosophique, mais pour mettre en évidence la cohérence à laquelle le texte appelle, une fois le choix de vie effectué. Certes, le choix de vie prôné par les stoïciens est le choix de vie philosophique, et choisir de se tourner vers les biens matériels est pour eux une bêtise. Mais celui qui, ayant choisi la vie philosophique, désire néanmoins les biens matériels, qui sont l’avantage d’un autre genre de vie, celui-là n’en est pas moins « sot et insatiable ». Il y a un prix à payer pour chaque chose. Chaque choix requiert, de manière plus ou moins visible, un sacrifice. On ne peut pas tout avoir gratuitement. Plus encore, on ne peut rien avoir gratuitement, comme le rappelle le chapitre 12 :
« Un peu d’huile s’écoule, un peu de vin est volé. Ajoute pour toi-même : ”C’est à ce prix que l’on vend l’impassibilité, à ce prix que l’on vend la paix. On n’a rien de gratis” ». (Manuel d’Epictète, chapitre 12, traduction P. Hadot).
Si on veut vraiment ce que l’on considère être un avantage, il faut en payer le prix : ou bien renoncer à son choix de vie et se soumettre aux contraintes exigées pour obtenir les avantages matériels, ou bien renoncer à ceux-ci et rester libre. Mais quel que soit le choix de vie effectué, on ne peut pas réclamer une laitue que l’on n’a pas payée…
Le bon choix de vie ne suffit donc pas, comme on l’a vu, pour garantir le bonheur. Bien au contraire, sera malheureux celui qui, par manque de cohérence avec lui-même, désire ce que son propre choix de vie ne peut lui accorder. La cohérence entre notre choix de vie et nos désirs : voilà ce qui rendra le philosophe heureux !
Que peuvent nous apprendre ces réflexions stoïciennes ? Tout d’abord, il me semble qu’on trouve dans les réflexions ci-dessus une réponse à la tendance actuelle à vouloir tout, tout de suite, sans que rien ne nous soit demandé en échange. Et la multiplication des échantillons gratuits, des dégustations gratuites et des cadeaux que la publicité nous offre, ne peut que nous confirmer dans cette tendance. Il y a chez les stoïciens au contraire une notion de sacrifice rendu nécessaire pour obtenir les vrais avantages, les vrais biens. A l’enthousiasme actuel pour tout ce qui est donné gratuitement s’oppose la sagesse stoïcienne qui redonne un prix à ce qui importe vraiment. Comment croire que l’on peut nous offrir gratuitement la paix de l’âme ? L’expression « vendre du bonheur » ne serait donc pas si éloignée de la réalité, puisqu’elle redonne au bonheur un prix, une valeur que la gratuité lui retire habituellement. Mais le prix du bonheur est-il vraiment celui de ces « marchands de rêves » ? Au bonheur matériel proposé par la publicité s’oppose le réalisme stoïcien, qui rappelle le juste prix de ce qui importe vraiment. Ce prix, c’est une cohérence interne, une certaine adéquation entre notre choix de vie et nos désirs. Sommes-nous cohérents avec nous-mêmes ? Nos désirs ne vont-ils pas parfois dans la direction opposée de ce que nous voudrions vraiment ? Nos choix quotidiens sont-ils en cohérence avec ce que nous voulons faire de notre vie ? Cette cohérence que les stoïciens recherchent n’est pas toujours évidente, car l’homme est souvent dirigé par ses contradictions. Mais si le bonheur est à ce prix, saurons-nous payer l’obole ?
[1] Sur ce point, voir le Manuel d’Epictète, introduction de Pierre Hadot, Librairie Générale Française, 2000, p. 23-24.
Doctorant en Philosophie antique à l’Université de Lausanne et à l’École Pratique des Hautes Études (EPHE) à Paris, Maël Goarzin tient le blog Comment vivre au quotidien ? consacré à la philosophie comme manière de vivre et à l’(in)actualité de la philosophie antique. Il est membre de l’Association Stoa Gallica, pour l’étude et la pratique d’un stoïcisme contemporain. Suivre sur Twitter : @MaelGoarzin
Commentaires
C’est la sempiternelle question du choix qui se pose, que d’aucuns évitent par la suffisance de la pseudoconnaissance… Texte bien redigé et fort clair…
par Ledoux Philippe - le 17 mars, 2014
Explicitation très intéressante de quelques principes essentiels de sagesse stoïcienne. Deux, modestes et brèves, remarques toutefois:
– l’exigence de cohérence des stoïciens était en parfaite résonance avec la conception harmonieuse du cosmos qui prévalait alors…laquelle a volé en éclat..ce qui rend probablement aujourd’hui plus difficile son intégration sauf à en faire une exigence éthique à l’aune de l’individu,
– vanité de la gratuité…à mettre en regard de la conception psychanalytique selon laquelle il n’existerait pas d’acte « désintéressé » à proprement parler…en poussant un peu, la comparaison, l’avatar contemporain de la cohérence stoïcienne ne serait-il pas le désir lacanien auquel chacun est convié à ne jamais renoncer?
par Anna92 - le 18 mars, 2014
Devrait on songer à un « budget » dit de choix/décisions, avec colonne débit crédit solde etc…?
Sérieusement connaître l’obole à payer nous réconcilie avec la décision. On peut tout aussi bien faire un choix « non stoïcien » et être confortable avec cette décision si l’obole me convient . Il très agréable de revenir sur son passé et de pouvoir évaluer, donner une valeur à ses décisions. Le temps a t il justifié le coût de mes choix, ai- je fais une bonne affaire? y a t il eu inflation ou déflation, suis je gagnant ou perdant ? quel est mon bilan? Intéressant!!!
par Yvan - le 24 mars, 2014
Que faire de Seneque dans ce cas ? Ne prone-t-il pas un désintéressement a ce aux matériels sans pour autant renier les avantages qui en découle « naturellement » ?
par Princeps - le 1 avril, 2014
Très bon ce Mael !
par Xavier - le 5 mai, 2014
D’accord avec Anna92 : le stoïcien nous invite à ne jamais renoncer à notre désir . Donc à accepter d’en payer le juste prix , ce qui implique des sacrifices, comme le rappelle excellemment Mael . Attention , tout de même , de ne pas tomber dans l’angélisme , surtout lorsqu’on débute dans la vie professionnelle . J’ai connu , il y a fort longtemps , une entreprise prestigieuse où l’on était payé avec un élastique parce que l’employeur savait le plaisir que l’on y prenait et considérait qu’il vous faisait un immense honneur en vous intégrant dans son équipe ! Il fallait pas mal de… stoïcisme à ceux qui renonçaient un jour à ce piège tendu à leur amour du métier ( et à leur vanité , disons-le ) pour trouver sur le marché le prix auquel la profession les estimait . C’est vital de ne pas céder sur son désir, mais il faut aussi payer son loyer.
par Philippe Le Corroller - le 9 octobre, 2014
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par iPhilo » Épictète, le bonheur par détachement - le 14 mars, 2020
[…] * Texto publicado originalmente em francês no site iPhilo. […]
par A coerência do estoicismo: uma alface por um óbolo – Machine Deleuze - le 7 juillet, 2021
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