Pourquoi le cosmopolitisme institutionnel ?
L’usage ordinaire du concept de cosmopolitisme comme l’usage hérité de la tradition philosophique (au moins de l’antiquité cynique et stoïcienne jusqu’à Kant) peut être caractérisée comme un usage « métaphorique ». Cela signifie que la citoyenneté mondiale ne désigne pas réellement une citoyenneté au sens juridico-politique (un ensemble de droits, de devoirs, d’obligations, etc.). Dans son acception métaphorique en effet, la citoyenneté mondiale désigne une sorte de représentation de soi-même au sein du monde, ou au sein de l’humanité toute entière. On parle donc de « citoyenneté » mondiale par abus de langage et c’est plutôt d’une acception éthique ou d’une vision de soi qu’il s’agit. De fait, s’il faut le résumer aussi clairement que possible, trois éléments fondamentaux caractérisent habituellement la citoyenneté mondiale : elle est volontaire (elle désigne une conception qu’on peut ne pas partager), individuelle (c’est toujours tel individu qui choisit ou non de se dire cosmopolite), et éthique (les liens et les engagements qu’elle fonde restent non contraignants). A proprement parler, on le voit, ces trois éléments fondamentaux qui caractérisent le sens classique de la notion, montrent bien que la citoyenneté mondiale doit être comprise comme une non-citoyenneté.
La thèse que je cherche à défendre dans Le nouvel âge de la citoyenneté mondiale est précisément que la période contemporaine change la donne : il y a une nouveauté dans l’usage contemporain du concept de cosmopolitisme qui implique une redéfinition de la notion et qui pose un certain nombre de nouveaux problèmes. De fait, la citoyenneté mondiale gagne à notre époque un sens juridico-politique inédit (une réalité politique nouvelle) qui ne laisse pas indemne la notion de cosmopolitisme elle-même puisqu’en gagnant une réalité juridico-politique, le cosmopolitisme semble perdre beaucoup de son ancienne densité métaphysique.
Les changements de l’époque contemporaine
D’où vient ce changement ? Qu’est-ce qui justifie qu’une telle conception de la citoyenneté mondiale soit aujourd’hui possible si elle était inenvisageable hier ? Pour répondre à cela il y a au moins trois arguments principaux.
1° Il y a d’abord le développement de ce qu’on pourrait appeler une « conscience cosmopolitique » partagée – une démocratisation du sentiment cosmopolitique – qui désigne, s’il faut le dire aussi simplement que possible, le fait de se sentir de plus en plus citoyen du monde. Il ne s’agit pas de dire que ce sentiment-là est partagé par tous, pas plus qu’il n’est partagé partout de la même façon. Il ne s’agit pas non plus de dire que ce sentiment serait particulièrement stable ou permanent, ou encore que l’on pourrait espérer fonder sur lui des espoirs politiques trop considérables. Il s’agit simplement d’analyser ce qui peut apparaître comme étant un processus historique de cosmopolitisation des consciences.
2° Le deuxième argument est l’argument classique selon lequel les Etats ont perdu leur autonomie sur de nombreux plans. Le plan économique d’abord, parce que l’Etat ne décide plus seul de ses orientations économiques (au moins il est hautement concerné par le choix des autres) ; politique ensuite au sens où les Etats sont pris dans des réseaux d’organisations internationales au sein desquels ils ne décident plus seuls de ce qu’ils font ; et juridique enfin, car les Etats se sont progressivement dotés d’un droit international qui, bien qu’assorti d’un faible pouvoir de contrainte, existe malgré tout et commence à produire des effets. Ce processus-là peut être vu comme un aspect du processus de cosmopolitisation de la pratique du pouvoir politique qui n’est plus aujourd’hui seulement entre les mains d’Etats autonomes.
3° Le troisième argument que l’on peut développer est celui des risques globaux partagés par l’ensemble des habitants de la planète. Cela revient à dire qu’il y a une situation de risques partagés par tous (risques sanitaires, économiques, écologiques, etc.) qui exige que soit imaginée une nouvelle échelle politique – l’échelle cosmopolitique – pour traiter ces risques mondiaux. En d’autres termes, l’échelle seulement « internationale » (c’est-à-dire le traitement de ces problèmes par les Etats) ne suffit pas. On peut même considérer que ma citoyenneté nationale peut avoir des intérêts contradictoires vis-à-vis de mes intérêts cosmopolitiques : par exemple, en tant que citoyen français je peux être intéressé par des lois qui faciliteraient les ventes d’armes, tandis que, par une forme de schizophrénie cosmopolitique, je peux considérer qu’en tant que « citoyen du monde », de telles lois poseraient des problèmes.
La nouvelle réalité politique de la citoyenneté mondiale
Une fois posés ces arguments qui visent à justifier ce nouvel usage du concept de cosmopolitisme, il reste à établir en quel sens la citoyenneté mondiale acquiert une réalité politique nouvelle. Pour ce faire, il y a deux pistes de recherche : premièrement la voie non-institutionnelle, et deuxièmement la voie institutionnelle.
La voie non institutionnelle par laquelle la citoyenneté mondiale gagne une effectivité, c’est la voie de ce qu’on appelle parfois la « société civile mondiale », cet étrange objet politique qui se développe très rapidement au XX° siècle, acquiert une autonomie de plus en plus conséquente à l’égard des Etats, et permet donc à des citoyens un engagement au-delà des cadres nationaux. Le constat d’un tel développement change profondément le rapport possible au cosmopolitisme.
La société civile mondiale désigne cet ensemble d’acteurs (associations ou d’organisations) qui agissent effectivement à l’échelle de planète et offrent donc aux individus une voie d’accès à ce qu’on pourrait un cosmopolitisme politique pratique. Cela veut dire que, par ce biais, la citoyenneté mondiale se traduit dans la réalité de l’action politique. Par le biais de certains mouvements mondiaux en effet, on peut dire que l’on n’est pas « citoyen du monde » au sens d’une représentation de soi-même, mais au sens où on peut agir en tant que tel dans le monde.
Bien sûr cette voie-là, à son tour, ne manque pas de poser des problèmes tout à fait centraux à la pratique politique (par exemple : quelle est la légitimité de la société civile mondiale ? sur quelle norme fonde-t-elle son action ?), mais au-delà des problèmes qu’elle pose, la société civile mondiale donne tout de même du corps, de la densité politique à la notion de citoyenneté mondiale qui n’est plus tout à fait qu’un simple « abus de langage » comme nous le disions plus haut.
Mais peut-on aller plus loin encore ? Peut-on imaginer une citoyenneté mondiale qui soit une véritable « citoyenneté » ? Cela suppose d’emprunter la voie institutionnelle (c’est en ce sens que cette thèse se situe dans la perspective du « cosmopolitisme institutionnel » de Thomas Pogge, David Held, et Daniele Archibugi principalement). Et dans cette voie-là, évidemment, les questions ne tardent pas à survenir concernant la référence au cosmopolitisme : à quoi ressemblerait une citoyenneté mondiale instituée ? Qu’est-ce que cela changerait ? Est-ce réellement possible ? Et est-ce véritablement souhaitable ?
Ces questions délimitent très exactement le cœur du propos des cosmopolites institutionnels. Il s’agit en effet d’analyser ce qui peut être considéré comme relevant actuellement d’une citoyenneté mondiale véritable (dans la pratique actuelle des institutions internationales), d’essayer de justifier ensuite ce recours au cosmopolitisme à l’échelle mondiale (c’est-à-dire : montrer ce en quoi il permettrait d’apporter une réponse aux défis évoqués plus haut), de dégager quels sont les principaux problèmes posés par cette ambition, et, enfin, d’analyser ce que cette révolution dans l’usage du concept de cosmopolitisme change pour le concept, de même que ce qu’il implique en matière de redéfinition du concept de citoyenneté.
Ce travail suppose bien sûr d’évoquer tout un arsenal de réformes et surtout d’innovations institutionnelles dont certaines sont éminemment problématiques, mais qui rendraient possible le fait de parler d’une véritable citoyenneté mondiale. Qu’est-ce donc qu’une institution cosmopolitique ? Les institutions cosmopolitiques sont tout simplement celles qui permettent littéralement l’expression de la citoyenneté mondiale. A l’échelle mondiale les seules institutions politiques que nous connaissions aujourd’hui sont les institutions intergouvernementales ou interétatiques. Autrement dit, au sein de ces institutions héritées du modèle classique des Etats, c’est l’État qui est le seul à intervenir et à décider : il y a une voie par État. La proposition du cosmopolitisme institutionnel est d’articuler à l’échelle mondiale deux types d’institutions : les institutions intergouvernementales d’une part (disons par exemple : l’Assemblée Générale de l’ONU, les organisations régionales telles que l’Union Européenne ou l’Union Africaine ou encore les organisations interétatiques qui ont compétence dans un domaine précis – le FMI ou l’OMCpar exemple) et les institutions cosmopolitiques d’autre part, qui seraient, elles, basées sur l’égalité entre les citoyens. Les institutions cosmopolitiques seraient donc celles qui permettraient la participation des acteurs non étatiques, quelle que soit la manière dont on imagine la participation de ces acteurs.
On peut notamment évoquer le développement de parlements régionaux bien sûr, mais aussi des innovations tels que les référendums supranationaux, le développement de forums démocratiques, le recours aux experts, la création d’une Cour mondiale des Droits de l’homme, l’amélioration de la représentation politique des acteurs de la société civile, et, bien sûr, le projet le plus discuté et celui auquel on résume parfois l’ensemble de cette perspective institutionnelle : l’idée d’un parlement mondial (défendue notamment par Richard Falk). Chacune de ces propositions pose bien sûr beaucoup de questions ou de problèmes, mais à chaque fois la volonté principale est que cette structure de codécision entre deux types d’institutions soit un facteur qui permette de contrebalancer la puissance des États et de traiter de certains problèmes qui touchent l’ensemble des habitants de la planète en tant qu’habitants de la planète et non seulement en tant que citoyens de tel ou tel État particulier. Je suis en effet différemment concerné par la déforestation en tant que citoyen français et en tant que citoyen du monde, or seule ma citoyenneté nationale trouve pour l’instant un espace politique pour s’exprimer. On pourrait donc imaginer qu’il serait utile et souhaitable de réfléchir à la manière dont le pouvoir politique pourrait prendre en compte ma citoyenneté mondiale aussi. Et si cette prise en compte peut sembler trop peu réaliste ou naïve à certains, les cosmopolites institutionnels prétendent, eux, défendre une position réaliste, et ils entendent établir sous quelles conditions un tel exercice de la citoyenneté à l’échelle de la planète serait possible et souhaitable.
Pour aller plus loin : Louis Lourme, Le nouvel âge de la citoyenneté mondiale, Paris, PUF, 2014.
Agrégé et docteur en philosophie, Louis Lourme est chercheur au sein de l’équipe SPH (Sciences Philosophie Humanités) de l’Université Bordeaux Montaigne. Il a notamment publié en 2012 Qu’est-ce que le cosmopolitisme ? (Vrin) et en 2014 Le nouvel âge de la citoyenneté mondiale (PUF).
Commentaires
Je suis d’accord en tout point avec votre analyse et pourtant … que ceci paraît encore loin des réalités politiques que nous connaissons encore. Il y a là je crois le signe d’une très grande inertie de l’histoire. Bien que toutes les raisons d’un cosmopolitisme mondial sont là (je retiens surtout le phénomène des enjeux (et menaces) globaux qui ne peuvent se traiter qu’à l’échelle de la planète), l’inertie repousse les hommes vers les nationalismes. Le retour des Empires n’est pas là quoique l’on pourrait la crise en Ukraine comme l’affrontement entre deux empires !
par A. Terletzski - le 11 mai, 2014
Merci pour cet article, mais que répondez-vous à l’argument classique suivant : le monde ne peut être organisé que par une seule communauté politique, ce qui supposerait en effet qu’il n’y aurait plus d’en dehors de la communauté politique. Un tel parlement mondial, même s’il était animé des meilleures intentions, ne serait-il pas en soi une forme nouvelle de totalitarisme ? Bref, ce cosmopolitisme ne sera-t-il pas possible seulement lorsque les hommes auront découvert des extraterrestres (un dehors justement) ?
par Stéphane L. - le 11 mai, 2014
Concernant cet argument en effet classique (« le monde ne peut être organisé que par une seule communauté politique, ce qui supposerait en effet qu’il n’y aurait plus d’en dehors de la communauté politique »), il convient de bien noter que le cosmopolitisme institutionnel ne correspond pas à la construction d’un Etat mondial. En l’occurrence, l' »en-dehors » de la communauté cosmopolitique est simplement les autres communautés politiques (locales, nationales, régionales, internationales).
Sur le plan théorique, il n’est pas question de penser que « le monde [serait] organisé par une seule communauté politique » comme vous l’écrivez puisque, même à l’échelle mondiale, les institutions cosmopolitiques composent toujours avec les institutions internationales. Le cosmopolitisme institutionnel correspond ainsi plutôt à un pluralisme, ou à l’institution de plusieurs échelles de décision… Donc : pas besoin d’attendre la découverte d’extra-terrestre pour le penser.
par L. Lourme - le 12 mai, 2014
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