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Michel Foucault, ou la théorie comme un roman

4/09/2014 | par Robert Redeker | dans Philo Contemporaine | 3 commentaires

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Il y a trente ans, Michel Foucault quittait ce monde. Entre ce décès et aujourd’hui, une grande partie de ses cours au Collège de France ont été publiés, dont les derniers en date sont Subjectivité et Vérité et La Société punitive.  La bibliothèque Foucault, comportant désormais  ses livres proprement dits, ses articles (rassemblés dans Dits et Ecrits) et ses cours, constitue un vaste ensemble qui conduit à la question suivante : comment lire ce philosophe, selon quel fil conducteur ?

De nombreuses approches de Foucault ont été proposées. Mais un aveu datant de 1981 pourrait fournir une clef jusqu’ici inexploitée : « Mes livres, reconnaît le philosophe,  ont toujours été mes problèmes personnels avec la folie, la prison, la sexualité ». Bref ils sont, tient-il à préciser, des « fragments d’autobiographie »[1]. Une lecture s’appuyant sur ce propos ne s’agirait pas d’une approche psychologique ou psychanalytique, d’une décomposition de l’esprit de Foucault à partir de son œuvre, qui ne conduirait qu’à connaître la personnalité, le caractère, de cet auteur, travail dont l’intérêt serait proche de zéro. Cette lecture erronée devrait prendre la posture objectivante du médecin, pratiquer une dissection publique de l’œuvre dans le but d’exhiber la personnalité, ce qui, concernant un penseur qui n’a cessé de travailler sur l’illusion du sujet et qui a thématisé la mort de ce sujet sous les couleurs de la mort de l’homme, reviendrait à un contresens. Il n’y a pas une personnalité Foucault – au sens humaniste de cette notion de « personnalité » – à débusquer derrière les centaines de milliers de phrases qu’il a écrites. Il s’agirait, pour une telle lecture, d’une autre approche: lire Foucault, dont l’œuvre est exclusivement théorique, comme si nous avions affaire à un roman. Non comme des romans, non comme une suite de romans – le singulier, « un » roman est important.  Précisons: l’ensemble des écrits de Foucault ne forme pas  une série de romans, à l’instar de l’œuvre romanesque de Mauriac, mais un seul roman, commencé avec les articles des années 50. Qui se lance dans ce type de lecture, voit apparaître l’œuvre théorique de l’auteur de Surveiller et punir sous un jour inattendu : une autofiction et une autobiographie à la fois, dont la progression démythologise le sol même sur lequel, généralement, les romans et les fictions reposent. Foucault romance au sein de la théorie, sans que rien de romanesque ne paraisse jamais – cette constellation fait de lui l’exact opposé de Borges, qui théorisait au sein du roman. Creusons ce rapprochement: quand chez Borges, les théories étaient des fictions insérées dans des romans, chez Foucault l’autobiographie reste invisible, fictive (en ce sens- là du mot invisible), au sein de la théorie.  Chez Borges, c’est la théorie qui est fiction ; chez Foucault, c’est l’autobiographie. Foucault fictionne l’autobiographie dans la théorie.

Il faut comprendre cette indexation des livres théoriques comme « fragments d’autobiographie » également sous l’aspect du combat. Tout le travail de Foucault autour du « souci de soi » en fait foi. Les pensées et les théories réfutées sont aussi bien des moments dépassés, dans l’édification  de ce vaste roman autofictionnel qu’est la bibliothèque Foucault, que des menaces de retour. Cette autobiographie construit un moi postérieur au moi humaniste, un moi d’après la destitution du moi humaniste : un moi qui ne serait pas une âme, un moi en un sens inouï. Foucault ausculte le souci de soi antérieur à la naissance du moi humaniste, chrétien, autant qu’il développe pour son propre compte, et sans doute rencontrons-nous là un élément autobiographique de première force, un souci de soi postérieur à la mort de l’homme. Dès ce moment, la tentative de Foucault se révèle dans sa parenté avec celle de saint Augustin.  Le souci de soi est bien ce qui préoccupait l’évêque d’Hippone. Que l’on relise La Cité de Dieu, ce haut monument de l’intelligence philosophique, et l’évidence de ce rapprochement se montrera dans tout son éclat. Dans cet ouvrage au long cours, saint Augustin, sous mine de combattre mille théories et  mille courants, du manichéisme à la gnose en passant par les spéculations d’Origène, de les réfuter pour la plus grande gloire de Dieu, ne combat que contre lui-même, les théories réfutées n’étant que des moments, toujours menaçant de renaître, de son autobiographie.  A y regarder de près, « les problèmes personnels » que Foucault cite pour pointer le caractère autobiographique de ses livres se retrouvent tels quels chez saint Augustin, son lointain devancier autant que l’un des pères du moi humaniste et chrétien: la folie, la prison (pour Augustin notre corps est « une prison de glaise« ), la sexualité. Il est alors tout à fait possible de lire cette Cité de Dieu comme un roman autofictionnel et autobiographique écrit sous le masque de la théorie, exactement à la façon dont sont écrits les livres et les cours de Michel Foucault.

Il ne manque pas de voiles empêchant d’accéder  à la pensée, complexe et subtile, de Michel Foucault. Il se répand toute une grossière vulgate foucaldienne reprise par les médias et la gauche servant de toile de fond aux actuelles réformes sociétales (sur l’école, sur la prison, sur le mariage pour tous) qui barre l’accès à la pensée de Foucault en faisant de lui, ainsi que Régis Debray l’a justement signalé, une sorte d’idéologue officiel de l’air du temps. Quel malentendu ! La gauche a été marxiste, elle est aujourd’hui foucaldienne, quoique ni Marx ni Foucault ne se seraient reconnus en elle. Comment contourner ces obstacles épistémologiques pour pouvoir accéder à Foucault, qui est énigmatique et non pas idéologique ? Probablement en traversant son œuvre comme on traverse un roman !

[1] Michel Foucault, Dits et Ecrits, Gallimard, « Quarto », vol II, p. 1567.

 

Robert Redeker

Robert Redeker est un philosophe et écrivain français né en 1954. Agrégé en philosophie, il est chercheur au CNRS. Il est membre du comité de rédaction de la revue Les Temps modernes et de la revue Des lois et des hommes. Parmi ses ouvrages, nous vous conseillons Egobody : La fabrique de l'homme nouveau aux éditions Fayard (2010) et L'Emprise sportive aux éditions François Bourin (2012). Suivre sur Twitter : @epicurelucrece

 

 

Commentaires

Ah , la joyeuse époque du structuralisme et de son concept central : la déconstruction ! Barthes , puis Foucault , et bientôt Derrida , nous avaient annoncé la mort du sujet . Il n’y avait plus d’auteur , cette invention du capitalisme bourgeois mercantile . Les auteurs, disaient-ils , n’écrivent pas , ils sont écrits par quelque chose qui leur est extérieur : l’histoire, la culture , le langage soi-même . On refaisait le monde jusqu’à fort avant dans la nuit , sans omettre , bien entendu , de mettre en doute la parole de l’autre avec le célébrissime  » D’où parles-tu, camarade  » . Vous l’avouerais-je ? Avec l’âge , je suis revenu au bon vieux roman , avec ses personnages , une histoire , des péripéties , une ambiance , de l’empathie . Un auteur qui me prend par la main et me fait sentir le vent dans les branches, le bruit de la pluie sur le macadam , l’ambivalence des sentiments , la complexité de la vie . La peste soit du structuralisme et des structuralistes !

par Philippe Le Corroller - le 5 septembre, 2014


Pour le dire autrement : les spécialistes des  » sciences sociales  » ( curieuse dénomination , non ?) se sont acharnés , avec leurs petits poings cruels , à déconstruire , à désenchanter notre monde . Nous n’étions que de misérables créatures , victimes de leurs conditionnements divers et variés ( l’inconscient , personnel et collectif ; les structures de la société, à commencer par la religion ; et , bien sûr , le capitalisme abhorré ) , dont il convenait de se libérer . L’ennui, c’est qu’ils n’avaient rien de sérieux à proposer à la place et l’inanité de leurs rêveries marxisantes apparut au grand jour avec la chute du mur de Berlin . Résultat ? Les  » révolutionnaires  » du boulevard St Michel prirent la fuite dans l’individualisme petit-bourgeois . Et leurs enfants s’avèrent aujourd’hui incapables du moindre projet collectif – à l’exception , notable, de la Manif pour tous . Il ne nous reste que les romans de Michel Houllebecq pour apprécier l’étendue des dégâts . Avec un grand plaisir de lecture , c’est toujours ça de pris . Je plaisante , bien sûr ! Mais est-ce si sûr ?

par Philippe Le Corroller - le 6 septembre, 2014


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