iPhilo » « Par réalité et perfection, j’entends la même chose ». Retour à Fukushima.

« Par réalité et perfection, j’entends la même chose ». Retour à Fukushima.

16/09/2014 | par Eric Delassus | dans Monde | 6 commentaires

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Nous publions avec l’aimable autorisation d’Eric Delassus et celle des éditions de l’Harmattan les « bonnes feuilles » de son dernier ouvrage : La Précarité de la Vie, Sagesse de l’homme vulnérable, qui vient de paraître. Ce petit texte a été écrit quelques jours après le drame de Fukushima en mars 2011.
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Le drame qui se déroule aujourd’hui dans l’archipel nippon, ne peut que nous faire penser au poème rédigé par Voltaire pour s’opposer aux partisans d’une théodicée jugeant que tout ce qui se produit dans la nature obéit à un plan divin et que les pires maux visent finalement toujours un bien dont nous ne saisissons pas toujours les justifications :

O malheureux mortels ! ô terre déplorable !
O de tous les mortels assemblage effroyable !
D’inutiles douleurs éternel entretien !
Philosophes trompés qui criez : « Tout est bien » ;
Accourez, contemplez ces ruines affreuses,
Ces débris, ces lambeaux, ces cendres malheureuses,
Ces femmes, ces enfants l’un sur l’autre entassés,
Sous ces marbres rompus ces membres dispersés ;
Cent mille infortunés que la terre dévore,
Qui, sanglants, déchirés, et palpitants encore,
Enterrés sous leurs toits, terminent sans secours
Dans l’horreur des tourments leurs lamentables jours[1] !

Il est cependant curieux qu’un homme qui affirme : « L’univers m’embarrasse et je ne puis songer que cette horloge existe et n’ait point d’horloger.[2] » puisse porter une telle critique contre la croyance en la Providence divine. Il est certes vrai que le déisme de Voltaire se distingue du théisme en ce qu’il ne voit en Dieu qu’un grand ordonnateur de l’univers sans pour autant en faire un être bon et bienveillant pour les hommes. Le moins que l’on puisse dire, cependant, c’est que l’heure que donne cet horloger est un peu trop souvent celle du malheur et du trépas.

Spinoza me vient aussi à l’esprit lorsque je pense à cette vague immense déferlant et détruisant tout sur son passage. C’est principalement à l’appendice de la première partie de l’Éthique que je pense, ce texte dans lequel Spinoza montre à quel point le préjugé finaliste peut conduire à des absurdités. Ainsi ceux qui, s’inspirant d’Aristote, ont tendance à croire que « la nature ne fait rien en vain », en arrive à justifier la chute d’une pierre tombant d’un toit pour tuer un homme en se réfugiant « dans la volonté de Dieu, c’est-à-dire cet asile de l’ignorance[3] ».

Et pourtant, Spinoza affirme dans la partie suivante que la réalité est perfection, ce qui a certainement dû faire bondir Voltaire, s’il a pu avoir sous les yeux le texte de l’Éthique. Mais la thèse de Spinoza est cependant bien différente de celle de Leibniz qui prétend que nous vivons dans le meilleur des mondes possibles :

Il y a en Dieu la puissance, qui est la source des idées,
et enfin la Volonté qui fait les changements ou productions selon le principe du meilleur[4].

D’une part parce qu’il n’y a pas pour Spinoza une diversité de mondes possibles, il n’y en a qu’un seul, celui qui est et qui est nécessairement ce qu’il est parce qu’il ne pourrait être autrement, et c’est cette nécessité qui fait sa perfection. Mais perfection et nécessité ne signifient pas ici que ce monde convient toujours aux hommes et que ce qui se passe en lui leur est indispensable. La perfection de la nature vient de ce qu’elle existe et de ce qu’elle se suffit à elle-même pour exister et se transformer sans cesse en produisant sans cesse des modes distincts et singuliers, c’est-à-dire de nouvelles manières d’être. Aussi, faut-il pour qu’une manière d’être voit le jour, qu’une autre disparaisse, la nécessité de la nature est ici totalement aveugle. Non pas que Dieu ou le Nature soit mauvais, il n’y a pas de mal dans la nature. Mais ce n’est pas pour autant que Dieu est bon. Comme le souligne Gilles Deleuze, si pour Spinoza le mal n’existe pas, c’est parce que tout simplement pour lui il n’y a pas de bien non plus. Il n’y a dans la Nature que du bon et du mauvais pour nous, mais ce qui est mauvais pour nous peut être bon pour autre chose. Ainsi la maladie n’est pas bonne pour moi, mais l’est pour le virus qui vit aux dépens de mon organisme. Aussi ce qui est réel est bien parfait, mais n’est pas nécessairement bon pour nous. C’est pourquoi nous avons le droit de transformer la nature pour la rendre meilleure pour nous. Il nous faut cependant, pour la transformer efficacement, en bien comprendre les lois, pour ne pas en subir les effets dévastateurs. C’est probablement cette compréhension qui manqua aux concepteurs des centrales nucléaires nippones qui ont oublié que « l’homme n’est pas dans la nature comme un empire dans un empire[5] », et que cette formule ne vaut pas que pour les affects de l’homme, mais aussi pour tous les autres phénomènes naturels. Quoi qu’il fasse, l’homme est régi par les lois constantes d’une nature à laquelle il ne peut commander qu’en lui obéissant[6].

Conseillé par la rédaction d’iPhilo : Éric Delassus, La Précarité de la Vie, Sagesse de l’homme vulnérable, Éditions L’Harmattan, Paris, 2014.

[1] Voltaire, Poème sur le désastre de Lisbonne.
[2] Voltaire, Les cabales.
[3] Spinoza, Éthique, Première partie, Appendice.
[4] Leibniz, Monadologie, § 48, Éditions critique établie par Émile Boutroux, Le livre de poche, 1991, p. 151.
[5] Spinoza, Éthique, Troisième partie, Préface.
[6] Francis Bacon, Novum organum.

 

Eric Delassus

Docteur en philosophie, Eric Delassus est professeur agrégé de philosophie au lycée Marguerite de Navarre à Bourges. Il est entre autres l'auteur de De l’Éthique de Spinoza à l’éthique médicale (Presses Universitaires de Rennes, 2009) et anime le site internet de philosophie http://cogitations.free.fr. Suivre sur Twitter : @EDelass

 

 

Commentaires

Excellent article sur le Dieu de Spinoza.

Ce qui en est dit s’applique en effet à l’ensemble de la Nature, puisque Dieu est la Nature (Deus sive Natura) et à ce que les hommes produisent au sein de cette Nature (même lorsqu’ils imaginent pouvoir s’en extraire. Les centrales nucléaires, puissants artefacts humains, n’en suivent pas moins les lois éternelles de la nature (la fission, le fusion des atomes, la réactivité) au même titre que les tsunamis ou le cycle des saisons.

Mais l’article présente également cette autre qualité qui consiste à exposer avec clarté et limpidité un point souvent mal compris dans la doctrine de Spinoza: le concept de Dieu: Deus sive Natura (Dieu ou la Nature).

La Nature est Dieu, certes, mais ce Dieu impersonnel n’est ni créateur ni juge. Il produit ses effets, non par un libre choix de sa volonté, mais par la libre nécessité de sa nature (puisqu’elle n’est soumise qu’à elle-même). Aussi ne poursuit-il aucune fin : « Cet Être éternel et infini que nous appelons Dieu ou la Nature agit avec la même nécessité qu’il existe … N’existant pour aucune fin, il n’agit donc aussi pour aucune; et comme son existence, son action n’a ni principe ni fin» nous dit encore Spinoza.

C’est donc un Dieu sans morale, sans bienveillance ni malveillance; les choses dans la nature s’accomplissent conformément à des lois rigoureuses, nécessaires et universelles, indifférentes aux attentes, aux espoirs et aux craintes des hommes: il n’y a ni bien ni mal dans la Nature, et c’est en quoi, paradoxalement, elle est parfaite, étant toujours exactement tout ce qu’elle peut être, sans aucune faute et sans aucune négativité. Le tout du réel est nécessairement ce qu’il est, et c’est le seul Dieu. Spinoza écrit : «Par réalité et par perfection, j’entends la même chose.». Chaque chose qui existe dans l’Univers n’existe et n’agit qu’en fonction de sa nature, selon des causes efficientes qui la font être, et elle agit à son tour selon un déterminisme strict. Elle est tout ce qu’elle peut être, identique à elle-même.

En ce sens, il me semble que le Dieu de Spinoza s’apparenterait davantage à la conception que développe la science contemporaine, celle d’un univers constitué de matière en expansion, et au sein duquel l’être des choses est constitué par leur structure (c’est-à-dire leur composition physique, atomique ou génétique), ainsi que par leurs rapports avec les autres êtres de la nature (selon des lois complexes d’interaction, d’interdépendance).

Et l’homme dans tout cela? Dans le tout de la Nature, une nature qu’il s’ingénie à vouloir dominer, exploiter et manipuler au gré de ses besoins, de ses désirs et de ses appétits cupides, sans voir que ce qu’il inflige à la nature, c’est à lui-même et à ses descendants qu’il l’inflige…

par Guillon-Legeay Daniel - le 17 septembre, 2014


Pardonnez-moi d’être fort prosaïque, je le crains : ce qui a manqué aux concepteurs des centrales nucléaires nippones n’est-ce pas l’humilité de la véritable intelligence , laquelle respecte la nature et son histoire ? Bâtir une telle usine sur une côte à tsunamis , quel orgueil !

par Philippe Le Corroller - le 22 septembre, 2014


Il n’y a pas, me semble-t-il, de contradiction entre ce que vous écrivez et mon article. Comprendre que l’homme n’est pas dans la nature « comme un empire dans un empire » nous garantit contre l’orgueil dont Spinoza dit qu’il consiste à « faire de soi plus d’état qu’il n’est juste » et donc ici, à s’imaginer que l’on occuper dans la nature une position bien supérieure à la réalité.

par Eric Delassus - le 23 septembre, 2014


En effet, il n’y a pas de contradiction entre les deux approches. L’orgueil humain et la cupidité dont deux aspects de la déraison qui poussent à croire que la Nature a d’été faite en vue des hommes, alors que les hommes ne sont que des parties de la Nature, laquelle obéit à des lois éternelles et inexorables. C’est cette incapacité à comprendre cette vérité qui conduit les hommes à s’exposer aux catastrophes.
Je suis absolument d’accord avec M.Delassus

Daniel Guillon-Legeay

par Guillon-Legeay Daniel - le 29 septembre, 2014


L’auteur a raison de prétendre que c’est à l’homme de respecter la nature. Ainsi, l’eau, un des cinq éléments dont nous sommes constitués, n’est pas apprivoisable, sauf dans la quête humaine et humaniste de son service envers la Terre, par exemple dans le cas de l’asséchement des sols ou de l’irrigation contrôlée permettant à l’homme de subsister.
Il pourrait ajouter que la bienveillance envers dame Nature devrait être l’apanage de l’être humain, et que la défense de l’environnement et la survie de la Terre le principal objectif de la politique. Donc que ce respect doit être appris à l’école, ainsi que notre interdépendance, les enfants sont capables de le comprendre. Cela nécessite un triple sursaut, comme je l’explique dans ma thèse (1) : la mise en place d’une éthique minimale entre nous et les autres et les éléments, l’éveil aux valeurs humanistes essentielles telles l’esprit de paix ( qui ne se décrète pas mais s’apprend) , et le remplacement de la morale traditionnelle par une spiritualité laïque. De quoi s’agit-il? il s’agit d’ouvrir les qualités de cœur des enfants, il s’agit d’éduquer concrètement nos élèves aux valeurs humaines , telles la solidarité, le partage ou la coopération. Il s’agit enfin de faire reconnaître et redécouvrir le sacré dans notre vie et dans la laïcité démocratique, sans lien avec un dogme, qu’il soit politique, philosophique ou religieux. Ces basiques éducatifs devraient, enfin, faire partie de la formation initiale et continuée de tous les professeurs, instituteurs, éducateurs et parents. Alors nous pourrions de façon humble et en service désintéressé, apprendre aux futurs adultes et futurs citoyens la non-violence et la bienveillance mutuelles, cela se fait dans plusieurs écoles en Europe. Chiche que nous essayions en France, n’est-ce pas?
(1)éthique minimale et spiritualité laïque comme alternative à la morale ( Guy Lheureux, chez l’Harmattan, 2013)

par LHEUREUX GUY - le 30 septembre, 2014


Avec ma gratitude et mes pensées les meilleures.

par LHEUREUX GUY - le 30 septembre, 2014



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