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La politique post-métaphysique est-elle pertinente sur le Don ? Les Européens face aux crises de l’Etat ukrainien

30/09/2014 | par Florent Parmentier & Cyrille Bégorre-Bret | dans Monde | 3 commentaires

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Florent Parmentier, maître de conférences à Sciences Po Paris, vient de publier Les chemins de l’État de droit. La voie étroite des pays entre Europe et Russie (Presses de Sciences Po, 2014). Avec Cyrille Bégorre-Brêt, ils ont créé le blog EurasiaProspective et nous livrent leur vision du conflit ukrainien, alors que le cessez-le-feu montre aujourd’hui des signes de fragilité.

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Sur la scène de l’histoire, les grands événements se produisent toujours deux fois : la première comme une farce, la seconde, comme une tragédie. Au vu des deux dernières décennies en Ukraine, voilà le détournement de la célèbre formule de Marx qu’on est tenté d’opérer[1]. Si la Révolution orange de 2004 n’avait pas tenu toutes ses promesses, le mouvement « EuroMaïdan » de 2013-2014 a, quant à lui, débouché sur un conflit armé, interne et international. Les séquelles de celui-ci seront durables et mettront vraisemblablement plusieurs années avant de s’éteindre.

Si les Européens ont été solidaires avec les manifestants dès le départ du mouvement, ils ont pu paraître désemparés par le spectacle de décomposition de l’Etat ukrainien. Face aux difficultés qu’éprouve un jeune Etat nation à émerger, l’union des Etats post-nationaux, théorisée par Jürgen Habermas dans Après l’Etat-nation. Une nouvelle constellation politique, est manifestement prise de court.

Les politiques européennes de voisinage et les terres de mission post-métaphysique

Depuis une dizaine d’années, les Européens suivent un triple objectif dans leurs proximités géopolitiques, ce que l’on nomme dans le jargon bruxellois le « voisinage » : la sécurité, la stabilité et la prospérité. Sur ses frontières, l’Union cherche en outre à promouvoir un certain nombre de principes politiques : la « démocratisation », la « bonne gouvernance » et l’« Etat de droit ». L’Union est bien différente des puissances classiques qui n’ont pas d’amis mais uniquement des intérêts. A ses frontières, l’Europe n’a pas de zone d’influence, elle n’a que des terres de mission post-métaphysiques, dégagées des credo obsolètes de la libido dominandi.

Au fond, nombre d’acteurs européens sont pétris de ce qu’on peut appeler l’ « optimisme institutionnel » : la transformation des pays voisins suivant le modèle européen est possible, à condition que ceux-ci adoptent les recommandations de Bruxelles. Cette idée-force a été l’élément moteur dès les années 1990 des politiques de l’élargissement à l’Europe Centrale, dont les résultats ont été bien plus probants que ceux des politiques de voisinage en Europe orientale, parce qu’elles étaient moins ambitieuses et à destination de sociétés moins rompues à l’individualisme libéral. Elle a présidé, avec une portée moindre, aux politiques d’élargissement, qui peuvent être considérées comme une véritable réussite, malgré quelques signes de fatigue démocratique. La résilience de structures autoritaires dans la zone vient en effet y contrarier le projet européen.

Les prophètes technocratiques du dépassement de l’Etat-nation, de la libéralisation démocratique et de l’individualisme post-métaphysiques ont incontestablement à leur actif quelques conversions éclatantes sur la Vistule et dans les Balkans. L’expansion de ses terres de mission est-elle aujourd’hui bloquée du côté Don ?

Une région en quête de stabilité

En 2009, les Européens ont lancé une politique spécifiquement dédiée aux six pays situés entre l’Europe et la Russie : la Biélorussie, la Moldavie et l’Ukraine pour l’Europe orientale, l’Arménie, l’Azerbaïdjan et la Géorgie pour le Caucase. Mouvement politique ambitieux et pari philosophique risqué : l’humanisme procédural habermasien peut-il croître et prospérer en terres post-soviétiques ?

Contrairement à une idée reçue, ces pays sont fort hétérogènes : l’Ukraine a une superficie supérieure à la France, tandis que l’Arménie est d’une taille comparable à la Belgique ; la population ukrainienne est supérieure à celle de l’Espagne ou de l’Allemagne, les autres étant de taille beaucoup plus modeste ; en termes de richesses, la Moldavie ne représente que 10% du revenu européen par tête, tandis que la Biélorussie se situe légèrement au-dessus de la Bulgarie et de la Roumanie, deux Etats-membres de l’Union européenne. Enfin, parmi d’autres, les indicateurs d’espérance de vie à la naissance, de taux d’urbanisation ou de mortalité infantile connaissent également des différences significatives.

Toutefois, ils partagent un certain nombre de points communs, liés à leur histoire et à leur position géopolitique : à part la Biélorussie, tous les pays sont engagés dans des disputes territoriales pouvant aller jusqu’au conflit. C’était vrai, suite à la chute de l’URSS, pour la Géorgie (Ossétie du Sud et Abkhazie), la Moldavie (Transnistrie), l’Arménie et l’Azerbaïdjan (Haut-Karabakh). C’est désormais vrai pour l’Ukraine en 2014, qui a perdu le contrôle de la Crimée, tandis que le statut du Donbass reste en suspens (régions de Lougansk et Donetsk). L’ensemble de ces pays doivent également trouver leur place dans le domaine commercial : ils sont attirés par le rapprochement avec les marchés européens, mais ne peuvent se désintéresser totalement de l’Union eurasienne proposée par la Russie. C’est l’incompatibilité entre les deux projets qui va rendre la position de ces Etats inconfortables. Le cas de l’Ukraine illustre bien toutes les difficultés actuelles de ces pays.

Dans ces contrées fort diverses, l’Union européenne se heurte à ce dont elle essaie de perdre le souvenir : le principe des nationalités, les guerres territoriales, les zones d’influence, les politiques de subversion et les ambitions de tutelle. Par-dessus tout, elle est contrainte de s’adapter à des paysages institutionnels où l’Etat-nation est encore dans les limbes.

L’Ukraine dans la spirale

En quelques mois et en quelques mots, l’Ukraine a connu une cascade d’événements effrénée : manifestations de masse, soulèvement à Kiev, fuite et destitution d’un Président, perte de la Crimée, radicalisation armée dans le Donbass avec le soutien russe, élection d’un nouveau Président et conclusion d’un cessez-le-feu laissant de nombreuses interrogations, ainsi qu’un bilan de 3 000 victimes et de près d’un demi-million de réfugiés et déplacés.

Les manifestations de novembre 2013 ont donc ouvert plusieurs cycles, au moins trois, qui ne se superposent pas totalement : un cycle électoral, allant de la succession de Viktor Ianoukovitch, qui a commencé avec l’élection présidentielle, jusqu’à l’élection législative du 26 octobre ; un cycle de violence de plusieurs mois, commencé dans les rues de Kiev en février, qui s’est poursuivi avec plus ou moins de violence latente ou réelle selon les régions, jusqu’au cessez-le-feu, après lequel les violences ne sont vraisemblablement plus que sporadiques ; un cycle politique de plusieurs années, avec au cœur du problème la question de l’intégrité territorial de l’Ukraine, de son orientation stratégique et de sa recherche de l’unité perdue (sa légitimité).

La fin du cycle électoral adviendra certes à un rythme prévisible, avec les législatives du 26 octobre prochain ; cela ne signifie pas pour autant que l’ensemble de l’Ukraine pourra tourner la page, puisque les séparatistes du Donbass ont annoncé la tenue d’une élection le 2 novembre, distincte du reste du pays. Le cycle de violence pourra être considéré comme achevé avec le cessez-le-feu, puisqu’une reprise massive des hostilités paraît improbable à présent, même si elle n’a rien d’impossible ; en revanche, la question des réfugiés, celle des représentations de cette guerre ou encore de la baisse des tensions existantes restent largement ouvertes. Le cycle politique ouvert par l’ « EuroMaidan » ne connaît lui pas de fin prévisible à moyen ou long terme : la perte de la Crimée restera une pomme de discorde entre l’Ukraine et la Russie pour les prochaines années. Quant au Donbass, la ressemblance avec la Transnistrie, l’entité séparatiste de la Moldavie, s’avère frappante : les autorités autoproclamées de Lougansk et de Donetsk ne sont pas prêtes à quitter un pouvoir acquis suite à la guerre à laquelle nous avons assisté, avec le soutien de la Russie, mais aussi avec des racines locales réelles. Plus de vingt ans après l’éclatement du conflit en Transnistrie, celui-ci n’a toujours pas trouvé de solution politique. L’équation risque d’être également très compliquée pour le Donbass, qui constitue une partie de ce que le discours politique russe appelle à présent la « Novorossiya », espace considéré comme faisant partie de l’aire d’influence russe.

Où va l’Ukraine ? Où est l’Europe ?

Son territoire amputé, son unité déchirée, son économie effondrée, l’Ukraine est aujourd’hui dans une situation peu enviable et dans des perspectives plutôt sombres. Certes, la ratification de l’Accord d’Association avec l’Union européenne a pu finalement être menée à bien, mais il s’agit semble-t-il d’une victoire à la Pyrrhus.

Deux attitudes semblent possibles pour les dirigeants ukrainiens dans les prochaines années : la première consiste à tenter de reconquérir par la force le territoire perdu, en jouant les Etats-Unis et la majorité des pays de l’Union européenne contre la Russie. Cette stratégie semble néanmoins déjà vouée à l’échec : en effet, si la Russie n’a pas pu intégrer Kiev dans l’espace eurasien, elle a pu prévenir un rapprochement effectif de l’Ukraine avec l’UE, voire avec l’OTAN. Le conflit séparatiste empêche non seulement les progrès dans les réformes, mais le problème territorial qu’il soulève l’empêcherait de devenir membre de ces institutions de plein droit. La fuite en avant des sanctions pourrait très bien ne pas rencontrer l’efficacité recherchée, voire même être contre-productives à terme. La seconde consiste à changer radicalement le système politique ukrainien, dont le fonctionnement reste trop souvent lié au destin de ses grandes fortunes, qu’on appelle les « oligarques » ; ceux-ci, critiqués sur la place Maïdan, se sont montrés fidèles au nouveau président, qui était l’un des leurs. L’unité ukrainienne ne peut se réaliser qu’à partir du moment où l’ensemble des habitants du Donbass aura l’impression qu’il connaîtra un meilleur sort avec Kiev qu’avec les séparatistes, grâce à de profondes réformes traçant le chemin pour un Etat de droit réclamé par les citoyens. Ce n’est pas une condition suffisante, mais à tout le moins nécessaire.

Sur le Don, l’Europe est sommée par les circonstances d’adapter son logiciel philosophique à un hardware fortement westphalien. Entre volonté de puissance, politique de voisinage et expansion démocratique, elle doit trouver le sentier étroit pour favoriser l’émergence d’un Etat de droit ukrainien.


[1] Maxime issue de son livre Le 18 Brumaire de Louis-Napoléon Bonaparte (citation reprise à Hegel).

 

Florent Parmentier & Cyrille Bégorre-Bret

Cyrille Bret, agrégé et docteur en philosophie, est maître de conférences à Sciences Po. Florent Parmentier, docteur en sciences politiques, est maître de conférences à Sciences Po. Il est l’auteur de Les Chemins de l’Etat de droit. La voie étroite des pays entre Europe et Russie (Presses de Sciences Po, 2014). Ils sont les créateurs du blog EurAsiaProspective consacré aux évolutions politiques, économiques et sociales de l’espace post-soviétique et de l’Europe orientale.

 

 

Commentaires

Merci beaucoup pour cet article dont je partage totalement la conclusion : l’Europe est sommée par les circonstances d’adapter son logiciel philosophique à un hardware fortement westphalien. Je serais en revanche très critique de cette période (plus qu’époque, car je crois qu’il s’agit d’une parenthèse de l’histoire qui se ferme) d’une politique post-métaphysique : car derrière cette neutralité habermatienne d’une Europe qui aurait abandonné le vieux principe de libido dominandi, je crois que se cache la libido dominandi des Etats-Unis. Il ne s’agit pas d’une quelconque théorie du complot mais d’un constat. L’Europe post-nationale, parce qu’elle veut en terminer avec les nations, devient un bras européen de l’Otanie. Sloterdijk écrit très bien à ce propos que l’Europe est marquée en son histoire par la Translatio Imperii commencée avec Charlemagne. Comment transmettre l’Empire romain ? Or, force est de constater avec Sloterdijk que l’Europe peut observer sa propre essence dans la figure maintenant historique des Etats-Unis qui ont pris en héritage cette mythologie de l’Empire. L’Europe post-nationale et les Etats-Unis n’ont rien compris à la crise ukrainienne et au mieux ont fait empirer la situation (quelques 3000 morts quand même). L’Europe postnationale devient en relations internationales aussi balourde et in fine impuissante que les Etats-Unis, avec une méconnaissance crasse de ce qu’ils rejettent mais qui existent : attachement nationaux et culturels, identité de groupes qui sont des forces plus importantes en cet endroit du monde que l’individualisme qui caractérise nos sociétés. La France de Sarkozy et d’Hollande a une responsabilité historique dans le tournant atlantiste qu’elle a fait prendre au pays. Elle s’est pliée devant l’Union post-nationale et donc devant les Etats-Unis d’Amérique. Nulle part dans les conflits qui agitent le monde, elle apporte cette voix singulière et salvatrice que des Présidents comme de Gaulle, Mitterrand ou Chirac savait apporter. Ce constat de l’échec de la diplomatie en Ukraine se voit également dans le conflit israélo-palestinien, en Syrie, en Libye ou en Irak.

par Alexandre Terletzski - le 30 septembre, 2014


Ça fait du bien des analyses qui prennent du recul sur la question ukrainienne et qui ne sont pas seulement le répertoire quotidien des dépêches de l’AFP ! Merci à Florent Parmentier et à Cyrille Bégorre-Brêt 😉

par Hortense - le 30 septembre, 2014



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