La présence des exercices spirituels dans l’espace contemporain
L’exercice spirituel est en pleine filiation avec la « naissance » de la philosophie. En effet celle-ci a eu pour enjeu d’interroger le monde et de le comprendre, mais dans l’objectif ultime de savoir comment y vivre compte tenu de ce que la vie peut apporter comme maux, souffrances, difficultés, obstacles. C’est pour cela qu’émerge alors dans l’Antiquité des « exercices spirituels », expression qui désigne toute pratique destinée à transformer, en soi-même ou chez les autres, la manière de vivre, de voir les choses. C’est à la fois un discours, qu’il soit intérieur ou extérieur, et une mise en œuvre. Pour Pierre Hadot, toute la philosophie antique est une discipline destinée à aider l’homme à mieux vivre, à mieux être, à jouir de ce qu’il vit plutôt qu’à vivre soumis à ses passions, finalement jamais assouvies. Cette notion d’exercice spirituel s’élabore au sein de différentes écoles de l’Antiquité, principalement chez les stoïciens, les épicuriens et les cyniques qui vont développer techniques et méthodes pour que chacun puisse parvenir à un mieux-être. Toutes vont mettre en exergue l’homme et sa sérénité, l’homme en harmonie avec la conscience que la vie est courte et que le temps à vivre est incertain ; que l’existence est ponctuée quotidiennement de maux, de douleurs et d’obstacles qu’il s’agit de savoir surmonter.
Les exercices spirituels sont considérés comme des outils, des moyens, ils ne constituent pas, en eux-mêmes, une finalité. Les méthodes, les techniques de soi qui vont être utilisées comme l’ascèse et la méditation, la correspondance et la lecture, l’écriture et l’exercice physique, l’examen de conscience et l’attention à la diététique, etc., ne sont là que dans un seul but : faire en sorte que celui qui s’exerce prenne soin de lui-même.
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De l’antiquité au contemporain
Cette pratique de la philosophie comme exercice spirituel irrigue toute l’Antiquité, de la période hellénistique jusqu’à l’avènement du christianisme, moment où la philosophie est en partie relayée par la religion et devient une discipline au service de Dieu. Ce n’est qu’avec Erasme, puis au XVIe siècle avec Montaigne et ses Essais que l’on retrouve des accents antiques, notamment au travers de son « philosopher, c’est apprendre à mourir », au siècle suivant avec Descartes et son doute – par certains côtés proche de celui des Anciens. Puis au XVIIIe siècle avec Shaftesbury, qualifié de « champion moderne du stoïcisme » et Rousseau qui connaît bien les écoles de l’Antiquité notamment les cyniques dont il se réclame par certains comportements, et qui élabore en quelque sorte le « rousseauisme comme manière de vivre philosophique » ; mais aussi Kant qui dans la Métaphysique des mœurs consacre de nombreux chapitres aux devoirs envers soi-même et montre en quoi l’estime de soi est un devoir moral.
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Une poursuite des exercices spirituels antiques
Notre propos est ici de souligner que dans l’espace contemporain de « nouveaux » exercices spirituels semblent apparaitre. Ce n’est pas pour autant que les pratiques des Anciens ne sont pas reprises. En effet les exercices spirituels développés dans l’Antiquité semblent avoir une portée universelle. Ainsi les techniques liées à l’écriture, à la lecture sont par exemple pleinement repris dans la pensée contemporaine par des philosophes comme Henri Thoreau, Michel Foucault, Wittgenstein ou encore Stanley Cavell. L’exercice spirituel dit du « regard d’en haut » est également très présent dans la pensée des philosophes contemporains, Thoreau de nouveau, mais aussi Pierre Hadot qui évoque le « sentiment océanique ». Bien entendu, l’exercice spirituel à propos des enjeux de la mort n’est pas exclu des philosophies modernes et Michel Foucault comme Wittgenstein sont les parangons de cette question dans notre période contemporaine.
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Exercices spirituels contemporains : l’ontogenèse des exercices spirituels antiques
Il est très compliqué pour ne pas dire impossible d’affirmer qu’il y a de nouveaux exercices spirituels dans l’espace contemporain. Ce qui nous semble original n’a-t-il pas préalablement existé et disparu ? Une forme qui parait nouvelle n’avait-elle pas une autre appellation autrefois ? C’est pourquoi nous tentons d’appeler de « nouveaux » exercices spirituels une « ontogenèse » de l’exercice spirituel qui désigne en fait les transformations structurelles observées dans un exercice spirituel antique qui lui donne une forme finale contemporaine originale.
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Exercice spirituel contemporain, l’art
C’est le cas de l’art avec John Dewey. Pour lui l’art n’est pas du tout un immatériel dont la valeur serait spirituelle ou artistique, mais a une réelle fonctionnalité globale : « L’art sert la vie plutôt qu’il n’en prescrit un mode déterminé et limité […] il revivifie notre attitude à l’égard des circonstances et des exigences de l’expérience ordinaire ». L’art engage l’individu dans sa vie, dans son existence, dans son quotidien puisqu’il agit sur ses affects, ses énergies, et cela grâce à l’expérience esthétique. L’art devient l’outil d’un possible acte sur soi, il permet de garder vif « notre pouvoir d’appréhender le monde dans sa plénitude », précise-t-il encore. La présence de la forme caractérise l’expérience esthétique et les objets d’art. La forme dans la peinture, la sculpture est un ensemble de rapports spatiaux, statiques, mais aussi dynamiques, et ce, dans une multitude de possibilités : « L’expérience consiste en l’interaction du produit artistique avec un individu […]. Elle varie donc selon les personnes […]. Elle change pour la même personne selon les moments, dans la mesure où elle apporte quelque chose de différent. » L’art à un pouvoir transformateur sur les individus, il les rend signifiants et en même temps offre une certaine unité, d’une part grâce à sa capacité de rassemblement, d’autre part dans sa capacité à comprendre pleinement le monde et de fait, son quotidien.
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Exercice spirituel contemporain, le corps
La philosophie contemporaine s’approprie pleinement le corps comme exercice spirituel et la pensée pragmatiste rappelle que le corps constitue une dimension essentielle et fondamentale de l’identité de l’individu et questionne la structuration de notre vie mentale qui s’oppose à nos expériences corporelles. Le corps n’est pas qu’un objet, il fonctionne « comme la conscience incarnée propre à un individu »
L’intégration du soma, du corps, dans la pensée a pour enjeu de venir travailler sur la connaissance de soi, plus précisément une connaissance somatique de soi ; celle-ci recouvre la même essence que la volonté de l’appel socratique du « connais-toi toi-même », tout en ayant néanmoins une finalité différente. La connaissance de soi socratique s’adresse à l’âme pour établir une transformation, son objectif est de changer, modifier, transformer le comportement, la compréhension de l’individu. La connaissance de soi somatique, quant à elle, s’adresse non seulement à l’âme, mais aussi au corps, et cela dans une même mesure. Il s’agit d’effectuer une connaissance de soi qui va articuler autant l’âme que le corps pour donner naissance à une nouvelle forme de connaissance, une connaissance somatique, donc. L’objectif n’est pas moins qu’une transformation holistique du sujet où les dimensions d’amélioration esthétique, morale et spirituelle seront complètement entrelacées. Plus qu’un lieu d’exercice spirituel, le corps en est le matériau et le dispositif. Conserver une dichotomie corps et esprit amenuise et réduit les possibilités de modification de soi. Seule la compréhension et l’acceptation d’un « corps spirituel », d’un corps comme matériau d’exercice spirituel, peuvent permettre d’entamer et d’amener à la transformation de soi.
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L’exercice spirituel contemporain, dessiner son existence
Une dernière proposition d’exercice spirituel contemporain nous semble importante à souligner. Il nous faut dessiner notre existence, faire de notre vie une œuvre d’art. Cette proposition irrigue toute la pensée contemporaine comme un véritable exercice spirituel à travers l’expression d’esthétique de l’existence, ainsi que le dit Foucault : « Si je me suis intéressé à l’Antiquité, c’est que, pour toute une série de raisons, l’idée d’une morale comme obéissance à un code de règles est en train, maintenant, de disparaître, a déjà disparu. Et à cette absence de morale répond, doit répondre une recherche qui est celle d’une esthétique de l’existence. »
L’esthétique de l’existence dans la philosophie contemporaine et plus largement dans la pensée contemporaine prend sens pour Foucault dans la notion de modernité. La modernité n’est pas simplement une forme de rapport au présent, c’est aussi un mode de rapport à établir soi-même. C’est pourquoi la modernité est en forte corrélations avec l’ascétisme, car s’accepter dans la vie qui passe dans un présent ne suffirait pas à être moderne, il faut se prendre comme objet de construction spécifique.
Cette volonté d’esthétique de l’existence s’articule avec l’optique mélioriste qui recherche l’amélioration de soi et qui conduit la création de cette œuvre d’art. C’est à la fois le travail sur soi, sur qui l’on est, ce que l’on souhaite être et d’autre part l’entraînement, l’exercice, la pratique effective ; il faut « donner un style à sa vie au prix d’un patient exercice et d’un travail quotidien » insiste Foucault. Comme dans le travail artistique, il faut rigueur, exigence, exercice, entraînement. C’est ce travail répétitif, quotidien sur soi, sur son style d’être et de vie qui montre l’analogie avec l’art et dans le même temps une certaine actualisation des exercices spirituels des Anciens. Il y a chez Foucault la volonté d’un travail sur soi permanent car : « Ce qui fait l’intérêt principal de la vie et du travail est qu’ils vous permettent de devenir quelqu’un de différent de ce que vous étiez au départ. » Le quotidien c’est le point 0 de l’existence, il est la toile blanche sur laquelle se créera une peinture, un papier à musique où se posent des notes, un bloc de pierre d’où émerge une forme. Il y a de multiples façons de constituer l’art comme il y a de multiples façons de se constituer à partir de l’ordinaire. Cela n’est pas sans défi car Foucault est radical ; la transformation pour une vie philosophique doit nécessairement être spectaculaire. Que ce soit dans la construction de son esthétique de l’existence comme dans l’engagement social. Cette radicalité suppose d’être « autre », se réinventer, s’innover soi-même : « La philosophie, la vraie vie, ne doit-elle pas être obligée d’être une vie radicalement autre ? »
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« Prendre soin de soi », un combat permanent
Si les philosophes antiques développent des exercices spirituels, c’est parce l’ordinaire, le quotidien, est rempli de maux, d’obstacles, de tristesses, de passions inassouvies, de désirs inatteignables et qu’il faut essayer de vivre avec. Que ce soit dans l’Antiquité ou le contemporain, ce quotidien il faut l’accepter ou le sublimer. Il n’y a pas d’alternative et dans les deux cas ce n’est pas rien faire, ce n’est pas se laisser aller à une vie de « désespoir tranquille » comme peut le condamner Cavell. C’est au contraire se confronter, se battre pour mieux vivre, pour accepter ce quotidien qui nous apporte chaque jour son lot de difficultés. Ou pour le réenchanter en l’inventant, en le créant, en faisant de celui-ci une œuvre d’art. Dans les deux cas c’est le combat lié à la confrontation à l’ordinaire, c’est la confrontation pour réussir à prendre soin de soi. Prendre soin comme le dit Foucault, c’est « comme un combat permanent »
Docteur en philosophie et diplômé en science de gestion, Xavier Pavie est Professeur à l'ESSEC Business School, où il dirige le centre i-Magination, et chercheur associé au sein de l'IREPH (Institut de Recherches Philosophiques) de l'Université Paris Ouest. Auteur de nombreux articles et d'une douzaine d’ouvrages, à la fois en philosophie et en management, il a récemment publié : Innovation-responsable (Eyrolles) ; Exercices spirituels, leçons de la philosophie antique (Les Belles Lettres 2012) et Exercices spirituels, leçons de la philosophie contemporaine (Les Belles Lettres 2013). Site internet :http://www.xavierpavie.com/. Suivre sur Twitter : @xavierpavie.
Commentaires
Bonjour,
« L’exercice spirituel est en pleine filiation avec la naissance de la philosophie »
Autant rêver voyager avec Homère, que de s’en remettre à une entité inerte, qui n’existe que par notre impuissance à accepter, à supporter l’essence notre condition humaine. Je souffre, je meurs,mais je suis sauvé par miracle; donc je ne souffre plus, je ne meurs pas !
Se confronter à soi-même, pour se confronter aux autres, à l’objet, au plaisir et au déplaisir, c’est autrement plus excitant, plus courageux: » humaniste ».
La règle est simple : nous sommes seul et il faut exister avec.
Se tourner vers l’autre, dans tous les sens, est la philosophie incarnée qui peut mener aux vraies dispositions de fonds, de l’être l’humain.
Philosophie -je le répète- et religion, sont définitivement antithétiques.La dialectique a été déviée, faussée, depuis le début de la pensée philosophique.
La philosophie du vingt et unième siècle, le post Darwinisme, va évoluer pour s’inscrire dans le corps : « dans tous ses états ».
par philo'ofser - le 8 novembre, 2014
Excusez-moi Professeur ! J’ai commenté hors sujet votre contribution,dont j’approuve et partage le contenu.
par philo'ofser - le 8 novembre, 2014
Cette esthétique de l’existence, ce rapport plus intense au présent et avec soi-même, ce style singulier, ces exercices comme appronfidissement d’une logique existentielle, ce combat pour mieux vivre, cette confrontation à l’ordinaire comme moyen de prendre soin de soi…En connaissez-vous les codes non pas moraux, ni même philosophiques mais physiques ? A quel art corporel vous sentez vous le plus proche ? En avez-vous décrypter une éthique corporelle, une ontogenèse fonctionnelle dont la dialectique et la sémantique reposent sur nos besoins fondamentaux clairement définis par différentes disciplines scientifiques.
Dans l’espoir d’une réponse.
Bien cordialement.
par Balthazard Rémi - le 23 novembre, 2014
[…] aussi : La présence des exercices spirituels dans l’espace contemporain (Xavier […]
par iPhilo » Avoir le goût d’imaginer sa vie - le 21 février, 2018
Bonjour,
« Que ce soit dans la construction de son esthétique de l’existence comme dans l’engagement social »
Au XXI° siècle les deux me semblent inséparables, nos modes de vie sont indissociables d’une économie globalisée dont les dommages mortels se répercutent sur l’ensemble de nos frères et soeurs et sur la terre. Prendre soin de soi peut-il s’envisager sans prendre soin de l’autre? faire de soi une oeuvre d’art peut-il advenir en vivant à côté de l’enfer? ou dans l’enfer même? Etty HILLSUM en montre le chemin.
« Se confronter à l’ordinaire »? le quotidien de chacun de nos matins est l’annonce de morts, de viols, d’horreurs subtiles, il n’y a plus de quotidien ordinaire quand on ouvre les yeux. Il est donc impossible de se trans-former pour soi, soi comme oeuvre est une éthique comme pratique et l’esthétique du soi n’est pas un composé de qualités qui ne renverraient qu’à soi, auquel cas, elle serait narcissique. Le regard qui se décille n’a d’autre souci que celui de l’humanité en tant que fraternité, il n’y a pas d’autre point de vue que cet en face comme défi pour chacun ou alors cela nous renverrait à l’impossibilité de l’espérance. Dans ce cas ultime, faire de soi une oeuvre d’art qui de plus serait socialement engagée n’aurait de sens que pour soi.
« L’objectif n’est pas moins qu’une transformation holistique du sujet où les dimensions d’amélioration esthétique, morale et spirituelle seront complètement entrelacées. »
pour? … à quelle fin ? … peut-on encore poser cette question sans se faire prendre de revers par une condamnation pour faute métaphysique?
Gauguin se demande: D’où venons-nous? que sommes-nous? où allons-nous?
Absurde est Sisyphe a répondu Camus, or donc, nous oeuvrerions à la transformation de notre être pour une jouissance (oui car je n’ai pas lu les mots: désintéressé/humilité/don/partage) de soi par soi, dans ce que nous décrèterions comme oeuvre(esthétique, morale et spirituelle) parachevée ou en voie de l’être, ou en devenir constant, dont l’unique chemin n’a de retour que vers soi; en effet, s’il n’y a pas de trans-civilisations possible, alors Babel sera tant que la vie sur terre se pourra, jusqu’à plus soif nous écrirons la nécessité de l’exercice comme recours à la dépression, au soutient de l’estime de soi, pour durer et continuer à lire chaque matin dans son quotidien ordinaire les morts qui se ramassent à la pelle, à moins que ces exercices ne visent l’ataraxie.
Bon, après tout ça, je vais me faire une séance de yoga…
par chiarappa - le 26 février, 2018
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