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Machiavel : la forêt et l’arbre ou le creuset florentin

27/02/2015 | par Jean-Louis Fournel | dans Philo Contemporaine | 1 commentaire

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Machiavel déroute, Machiavel saisit son lecteur, l’intrigue et le désarçonne comme s’il s’agissait d’un homme et d’une oeuvre uniques, déplacés. Un homme et une oeuvre que l’on pourrait croire, donc, sans lieu et sans ancrage. Le Prince, qu’il appelait son “opuscule”,  et les Discours sur la première Décade de Tite live  ont donné à Machiavel une place de choix dans la vieille histoire de la pensée politique mais, du même coup, sa florentinité tend souvent à s’effacer devant l’universalité conférée à son oeuvre. Qui plus est, la “fortune” de Machiavel donna vite au qualificatif de “Florentin” le sens de “retors”, “dissimulateur”, “manoeuvrier” [1]. Toute la florentinité de Machiavel serait-elle donc contenue dans la partie la moins avouable de son travail ? A côté, s’éleverait l’héritage “acceptable” de Machiavel, bien universel celui-là, sans qu’il soit besoin d’en faire un Florentin pour en développer l’exégèse.

Bien sûr, une partie importante de la critique s’accorde à étudier Machiavel comme une des étapes historiques d’une pensée républicaine florentine étudiée dans la longue durée (c’est ce qu’ont entrepris de faire notamment Hans Baron, John Pocock, Felix Gilbert ou Quentin Skinner), voire, de façon plus vague,  à souligner en passant que l’écriture est marquée par son temps. Pourtant, faute de prendre en compte les spécificités d’une conjoncture  marquée par l’irruption de la guerre comme constante de la pensée politique, le socle commun à sa pensée et à celle de ses contemporains reste pour partie inexpliqué et la nature du rapport entre cet homme et ses compatriotes demeure trop souvent en suspens. Or, justement, Machiavel est d’abord l’un des penseurs florentins qui eurent conscience, collectivement, d’entrer dans une nouvelle époque de l’histoire de leur cité et tentèrent de donner des réponses, parfois divergentes, aux mêmes questions, dans un moment historique dont les frontières chronologiques ne sont pas fixées par l’histoire des idées mais par celle, beaucoup plus douloureuse et sanglante, des champs de bataille. Et peut-être n’est-il pas dès lors inutile de revenir à ces questions communes, à ces enjeux qu’ils furent nombreux à dévoiler, non pas bien évidemment pour diminuer la portée de la leçon machiavélienne, mais pour rendre compte du véritable dialogue polymorphe qui est à l’origine d’une réflexion profondément contemporaine (de son époque et de la nôtre).

Machiavel appartient à une génération qui est entrée dans l’âge adulte après la chute des Médicis. Au mois de novembre 1494, ont pris fin soixante années de pouvoir médicéen lorsque Pierre de Médicis, incapable de faire face à l’avancée des troupes françaises qui s’approchent des frontières de l’Etat florentin, fut chassé de la cité. Après quelques hésitations (beaucoup comptaient simplement revenir au statu quo ante en gommant la parenthèse médicéenne ouverte en 1434), les Florentins, sous l’influence, notamment, des sermons de Savonarole, choisissent un véritable changement de régime et votent, à la fin du mois de décembre 1494, la mise en place de nouvelles institutions, fondées sur la création d’un Grand Conseil dans lequel siègent plus de 3000 citoyens. Ce tournant présente trois caractéristiques principales : il est dicté par l’état d’urgence , il est d’emblée pensée comme radicalement nouveau, et, enfin, il ne se fait pas sans débat. Le présent a une spécificité qu’il convient d’examiner en rompant partiellement avec les grilles d’interprétation disponibles jusqu’alors : la nouvelle république s’appuie sur une conception nouvelle de la politique et de l’histoire.

Rien d’étonnant donc à ce que le discours historico-politique soit foisonnant à partir de 1494. D’ailleurs, cette parole ne passe pas seulement par l’écriture, encore moins par la publication : il n’est que de songer aux sermons de Savonarole [2] qui d’hebdomadaires deviennent quotidiens à compter du mois de novembre 1494 ou encore aux procès verbaux soigneusement transcrits des pratiche  (conseils de citoyens sages requis par la Signoria pour qu’ils donnent leur avis sur une question urgente) [3]. Par ailleurs, de Bartolommeo Cerretani ou Piero Parenti en passant par Luca Landucci, Simone Filipeppi (le frère du plus célèbre Boticelli) jusqu’aux mieux connus Francesco Guicciardini ou Francesco Vettori, nombreux sont les Florentins qui éprouvent le besoin de faire l’histoire de ce présent tourmenté pour tenter de le comprendre … et pour prendre parti. Leurs chroniques et leurs histoires ne seront pas publiées non parce qu’ils entendaient les tenir secrètes mais parce que l’essentiel n’était pas là : écrire l’histoire qui est en train de se passer est d’abord une nécessité intime, personnelle, du citoyen, constitutive de son appartenance au corps politique et à la communauté de ceux qui peuvent avoir accès aux charges publiques – ne serait-ce que pour la formation de ses fils qui seront appelés eux aussi à prendre leur place au Grand conseil. C’est d’abord de cette pratique de réflexion et de débat que va naître la grande saison de la pensée politique florentine durant laquelle vont se développer, non sans interférences entre les deux “genres” dont les frontières  sont devenues fluctuantes et poreuses, une nouvelle façon d’écrire l’histoire (dont les chefs d’oeuvres seront les Histoires florentines de Machiavel et l’Histoire d’Italie de Francesco Guicciardini) et une écriture inédite de la politique (marquée par les textes de Machiavel mais aussi par ceux de Guicciardini, de Francesco Vettori ou de Donato Giannotti). Même si Machiavel n’aura pas l’occasion de connaître tous les textes évoqués, il a croisé la plupart de leurs auteurs, a travaillé avec l’un ou l’autre lors de ses quatorze années à la chancellerie (notamment avec Francesco Vettori qu’il accompagna lors de son ambassade en “Allemagne”), a lu et discuté maints passages des Discours ou de l’Art de la Guerre avec certains d’entre eux (comme Nerli) dans les jardins de la famille Rucellai, a été l’ami et le correspondant assidu de quelque-uns (Guicciardini, Vettori) ou le maître d’autres (Giannotti, Nerli). Pour la génération suivante, après la publication des Histoires florentines en 1532, Machiavel sera encore l’interlocuteur implicite de ces historiens florentins qui continueront jusqu’au milieu du XVIe siècle à tenter d’écrire l’histoire troublée de la république du lys (avec les Histoires de Florence de Jacopo Nardi, Filippo dei Nerli, Bernardo Segni ou Benedetto Varchi).

Les ouvrages écrits par tous ces citoyens florentins permettent de saisir comment la Florence républicaine a pu durant un demi-siècle être l’espace d’élaboration d’une pensée politique inédite fondée sur l’assomption de la l’histoire violente du temps présent comme point de départ de tout énoncé crédible. Une pensée dont Machiavel donne la traduction la plus efficace entre autres parce qu’il sut trouver un ton, un style, une langue qui lui sont propres. Il s’agit de retrouver – et vite ! – une intelligibilité de l’histoire en un moment où le double héritage des groupes dirigeants citadins – la tradition communale et la tradition humaniste – ne suffisent plus à rendre compte des heurs et malheurs de la guerre. Une nouvelle rationalité politique doit naître pour que la république puisse résister à la fureur des armes et ne pas subir le sort du royaume de Naples ou du duché de Milan. Les interventions dans le débat sont d’autant plus nécessaires  que leur enjeu est la survie même de l’Etat et elles sont multiples parce que, de nouveau, la chose publique est redevenue l’affaire du plus grand nombre. Une nouvelle parole politique se fait jour qui se veut chargée d’une immédiateté plus grande et qui doit avoir une efficacité ici et maintenant. Mais, cette parole n’est pas pour autant purement empirico-pragmatique : l’attention à la “vérité effective de la chose” (Prince, XV) ou à “la nature des choses en vérité” (Francesco Guicciardini, Dialogue sur la façon de régir Florence) relève aussi d’une analyse, d’une hiérarchisation de toutes les composantes de la réalité, celles qui relèvent du présent mais aussi celle qui appartiennent au passé, proche ou lointain.

Le rôle traditionnel que joue l’écriture de l’Histoire à Florence – qu’il s’agisse de l’histoire privée des écrits de famille ou de l’histoire semi-publique des chroniqueurs ou des chanceliers – se trouve ainsi renforcée. La mémoire du passé, ou plutôt des passés, sert à mettre en mouvement une méthode comparatiste mais aussi à opérer des distinctions plus précises à l’intérieur même de ce passé, afin de mieux comprendre la spécificité du présent. Ecriture de l’histoire et écriture de la politique se tressent parce que chaque moment de l’histoire a ses caractéristiques, qu’aucun héritage n’échappe à un examen, qu’aucune tradition politique florentine n’a de valeur absolue par elle-même. Bref, les institutions républicaines léguées par l’histoire ne jouissent plus d’un préjugé favorable a priori, elles ne sont plus naturellement bonnes, dès lors que l’on doit accepter le constat iconoclaste – partagé par les compatriotes les plus lucides de Machiavel – selon lequel la république florentine n’a jamais été bien gouvernée (Histoires florentines, III, 1 et Discours, I, 39). Les réponses données peuvent diverger mais le constat qui les suscitent et le questionnement qui les anime sont bien les mêmes : le constat est celui de la faiblesse endémique de la cité, en proie aux divisions internes et menacée par une guerre extérieure permamente ; le questionnement consiste à se demander comment préserver  la libertas républicaine tout en assurant la stabilité de l’Etat et en garantissant l’efficacité du gouvernement.

Ainsi, tous ces auteurs considèrent que l’opposition des “humeurs” dans la cité, à savoir les luttes entre factions ou groupes sociaux antagonistes, est un des problèmes récurrents de la république florentine. Mais, tout ne sont pas d’accord sur l’analyse de cette conflictualité : Vettori (Sommario della istoria d’Italia, Dialogo del sacco di Roma, lettres, discours d’occasion de 1530 et 1531) assure, en oligarque conséquent, que le conflit ne peut être “réglé” que par le recours à la force brutale, puisque la masse des richesses à distribuer est insuffisante pour satisfaire tous les citoyens qui peuvent prétendre avoir accès au gouvernement ; Guicciardini (Discours de Logroño et Dialogue sur la façon de régir Florence[4]) penche pour un système complexe d’équilibre et de contrôles croisés entre les différentes instances de l’Etat, afin de restaurer la cohésion entre les groupes sociaux ; Giannotti (Della repubblica fiorentina) s’appuie sur les “médiocres” comme groupe intermédiaire, appelé à être le ferment de l’unité entre les grands et le peuple ; Machiavel, enfin, est le seul à prendre parti nettement pour une analyse positive du conflit, qui est, selon lui, à l’origine même du maintien de la liberté.

De même, Francesco Vettori et Francesco Guicciardini s’accordent avec Machiavel, d’une part, pour poser comme socle de leur réflexion la violence nécessaire de l’Etat ou de l’action politique, d’autre part, pour donner tout son poids aux incertitudes de la fortuna : mais, alors que Vettori en tire des conclusions aussi pessimistes que radicales quant au caractère fondamentalement tyrannique de tout régime politique et à la nature parfaitement imprévisible du déroulement de l’Histoire, Guicciardini et Machiavel mettent rapports de force et “moyens extraordinaires” au service de la république et tentent de rationaliser la fortune en pensant le contrôle partiel des temps par l’action des hommes “vertueux”.

Cette opposition recoupe l’affrontement, à partir du retour des Médicis en 1512, entre les tenants d’un passage au principat et ceux qui entendent coûte que coûte sauver les institutions républicaines. Les seconds sont largement majoritaires et animent l’essentiel des débats jusqu’à la dernière république (1527-1530). Au-delà de 1530, en revanche, les penseurs de la république sont contraints de s’effacer ou de s’exiler, du fait du retour définitif des Médicis à la tête de la cité. Mais on ne peut sans anachronisme en inférer pour autant qu’il faille faire l’histoire des vaincus à la lumière de leur défaite ni que l’histoire de la pensée politique florentine de ce moment-là relève d’une progression linéaire “de la république au principat” ou d’une série d’oeuvres singulières. C’est bien au contraire cette tension républicaine – polymorphe, contradictoire et ouverte – vers la recherche d’une solution qui préserve la libertas sans se nourrir d’illusions sur la nature et la logique des relations entre sujets politiques (qu’il s’agisse des Etats, des factions ou des citoyens) qui fait l’actualité de cette réflexion collective.

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[1]  On sait qu’un ancien président de la république qui aimait à voiler sous quelque dehors honnête des projets qui pouvaient l’être moins était ainsi, à l’occasion, qualifié de “Florentin”.
[2] La douzaine de volumes qui leur sont consacrés dans l’édition des oeuvres complètes de Savonarole donne une idée du nombre de sermons tenus par frère Jérôme devant les fidèles en moins de quatre ans (d’autant plus que, durant de longues périodes, le dominicain était contraint au silence par les autorités).
[3] Nous disposons aujourd’hui de l’édition de ces procès verbaux de 1498 à 1512 grâce au remarquable travail d’édition de Denis Fachard (voir Consulte e pratiche, Genève, Droz, 1988 et 1993, 3 volumes). On remarquera que le nombre de ces consulte insignifiant avant 1494 et après 1512 est très important entre la chute des Médicis et leur retour au pouvoir.
[4] Disponibles en français : Francesco Guicciardini, Ecrits politiques, J.-L. Fournel et J.-C. Zancarini (éds), Paris, PUF, 1997.

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A VOIR : Le Prince (tous les hommes sont méchants), spectacle de Laurent Gutmann, précédé d’un débat-apéro avec Jean-Louis Fournel (lundi 2 mars à 20h30 au théâtre Jacques Prévert d’Aulnay-sous-Bois).
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Nous invitons vivement nos lecteurs à se rendre ce lundi 2 mars 2015 au théâtre Jacques Prévert d’Aulnay-sous-Bois pour assister à un spectacle … machiavélien ! Dans Le Prince (tous les hommes sont méchants), Laurent Gutmann signe une transposition du Prince au monde de l’entreprise. Dans une mise en scène très actuelle d’un ouvrage de Machiavel peu revisité, Laurent Gutmann parvient à faire apprécier l’intelligence et l’actualité du texte de Machiavel, tout en questionnant les actions et les stratégies des princes d’aujourd’hui comme l’accession au pouvoir des gens « normaux ». La représentation est précédée d’un apéro-débat avec Jean-Louis Fournel, professeur à l’Université Paris-VIII et spécialiste de la Renaissance et de l’œuvre de Machiavel. Il livre dans iPhilo ses impressions tout à la fois simples et érudites sur le Prince et le monde florentin.

 

 

Jean-Louis Fournel

Docteur ès Lettres, agrégé d'italien et ancien élève de l'Ecole normale supérieure de Saint-Cloud, Jean-Louis Fournel est Professeur d'études italiennes à l'Université Paris-8 (Vincennes) et membre de l'Institut Universitaire de France. Spécialiste de la Renaissance italienne, il est l'auteur de nombreux ouvrages, notamment Les guerres d’Italie, des batailles pour l’Europe (Gallimard, 2003, en collaboration avec J.-C. Zancarini) et a réalisé une traduction commentée du Prince de Machiavel (PUF, 2000).

 

 

Commentaires

iPhilo , j’adore votre sens de l’actualité ! Au moment où la prorogation de l’état d’urgence fait l’objet d’un de ces débats byzantins que certains Français préféreront toujours aux trivialités du réel , programmer un papier sur Machiavel , voilà une jolie façon de nous rappeler ce qu’est d’abord la politique : l’adaptation aux circonstances , en vue de l’obtention d’un résultat . Machiavel n’était pas  » machiavélique « , au sens qu’a pris le mot aujourd’hui : dissimulateur , retors, florentin . En revanche , il est sans doute le premier à séparer la politique de toute problématique purement morale , à définir la raison d’Etat , laquelle s’impose à celui qui gouverne . Merci à Jean-Louis Fournel de susciter en nous l’envie de nous replonger dans Le Prince.

par Philippe Le Corroller - le 30 janvier, 2016



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