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Michael Sandel : Ce que l’argent ne saurait acheter

27/04/2015 | par Jean-Pierre Dupuy | dans Eco | 7 commentaires

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Jean-Pierre Dupuy a écrit la préface de Ce que l’argent ne saurait acheter. Les limites morales du marché, traduction française du livre du grand philosophe américain Michael Sandel, parue en 2014. Nous reproduisons cette préface avec l’aimable autorisation de son auteur et celle des éditions du Seuil.
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Le lecteur français doit savoir deux choses en abordant ce livre dont le titre résume le message principal : « ce que l’argent ne saurait acheter ». D’une part, que son succès de librairie à l’échelle mondiale n’est pas moindre que celui du Capital au XXIe siècle (1), de Thomas Piketty ; d’autre part, que la France est l’un des derniers pays à en publier la traduction. Tant ce succès que cette réticence méritent que l’on y réfléchisse – ce que cette préface va s’efforcer de faire.

La question que traite Michael Sandel est de savoir ce que devrait être la place du marché dans une société démocratique et juste. Cette question n’est pas posée dans le débat public américain, déplore l’auteur. J’ajoute qu’elle ne l’est pas davantage dans le débat français, mais c’est pour des raisons symétriques inverses.

L’idéologie dominante outre-Atlantique fait du marché la référence absolue ; pour nous, c’est l’État. Aux États-Unis, ainsi que dans les nombreux pays inspirés par leur culture (tout spécialement en Asie, où le triomphe du livre est phénoménal), nombreux sont ceux qui commencent à se poser la question des limites morales du marché, même si la crise actuelle du capitalisme y a été davantage imputée à l’État qu’aux institutions financières. En France, nous partons du point de vue opposé. Tout ce qui est marchand est d’emblée vu avec suspicion, surtout par les extrêmes, droite comme gauche, mais la méfiance s’étend bien au-delà et a des racines anthropologiques, philosophiques et historiques profondes (2). D’où le sentiment de désabusement que ce livre, avant qu’on l’ait lu et médité, risque d’entretenir chez le lecteur français. Devant les manifestations les plus avancées, souvent grotesques ou scandaleuses, de la marchandisation de tous les aspects de l’existence humaine et sociale, le premier mouvement de ce lecteur est de se dire : « je ne le sais que trop », sous-entendu que le marché est injuste et qu’il corrompt tout ce qu’il touche.

Une seconde réaction jaillit probablement d’un certain antiaméricanisme primaire et bien hexagonal : ce livre ne fait que confirmer ce que nous savions des États-Unis, pays de l’ultralibéralisme, où tout s’achète, l’admission aux grandes universités privées comme le ventre des mères porteuses, où tout se vend, la nationalité américaine comme, dans les prisons, l’accès à une cellule de luxe. Le sous-entendu est ici : cela ne se passe pas et ne pourrait pas se passer chez nous.

Or je crois que ces réactions d’autosatisfaction peuvent se retourner contre elles-mêmes et le livre est assez habile pour faciliter ce retournement. Les exemples dont il fourmille et qui en rendent la lecture agréable et souvent drôle portent en effet une leçon : ils montrent pourquoi un marché qui a dépassé ses bornes nous révulse. C’est qu’il falsifie un préjugé qui est devenu une hypothèse de la théorie économique toujours restée implicite, à savoir que l’échange marchand ne touche pas à la nature du bien échangé. Le marché serait neutre axiologiquement. Les cas recensés violent à l’évidence cette hypothèse. Mais, par là même, en creux en quelque sorte, nous découvrons une condition nécessaire – mais non suffisante – d’un échange marchand acceptable : qu’il ne corrompe pas le bien sur lequel il porte. Car cette corruption n’est en rien une fatalité. La leçon pour le lecteur français est que le marché n’est pas nécessairement un mal. C’est en analysant les cas où il le devient que nous sommes mieux à même de délimiter le domaine à l’intérieur duquel il ne l’est pas. C’est exactement ce que fait ce livre.

On n’a que l’embarras du choix pour illustrer cette assertion. Peut-on vendre le droit de faire du tort aux autres ? Aux États-Unis, de plus en plus, on achète le (passe-)droit de passer avant les autres dans les diverses queues de la vie moderne, chez le médecin comme sur l’autoroute. Cela nous choque. Pourquoi alors acceptons-nous sans broncher l’une des composantes essentielles du protocole de Kyoto sur le changement climatique, à savoir le marché des droits à polluer qui permet à certains pays d’aller au-delà de leur permis d’émission en payant des pays qui se restreignent davantage ? On trouve du plus normal que des parents (ou, aujourd’hui, des communes et des Conseils généraux) gratifient leurs enfants monétairement s’ils ont des succès à l’école. Aux États-Unis, ce sont les écoles elles-mêmes qui en sont à payer les écoliers s’ils ont de bonnes notes ou tout simplement s’ils ont effectivement lu les livres du programme. Quelle est la différence ? Peut-être est-ce que la lecture est par là même présentée aux élèves comme une corvée qui mérite rémunération et non comme une source d’épanouissement. Si vous êtes en bonne santé, vous vendrez plus facilement et mieux votre force de travail. En dépit de la critique marxiste de l’exploitation et de l’aliénation, la plupart d’entre nous acceptons l’existence d’un marché du travail. Aux États-Unis et ailleurs, les patrons et les compagnies d’assurances attachées à une firme paient les travailleurs qui font des efforts couronnés de succès pour améliorer leur santé, surtout en matière d’obésité et de tabagisme. Cela nous paraît baroque. Pourquoi ? Peut-être parce que cette incitation monétaire encourage les travailleurs à faire ce qu’ils devraient de toute façon faire par respect pour eux-mêmes et leur santé mais elle le fait pour une mauvaise raison. Etc., etc.

Ce n’est donc pas n’importe quelle « marchandisation » qui pose problème. La ligne de démarcation est souvent subtile et non réductible à l’indignation. Michael Sandel propose deux critères de jugement. Le premier est classique : plus nombreuses seront les valeurs qui deviendront des valeurs marchandes, plus ce qu’Ivan Illich appelait la « pauvreté modernisée » sévira (3). Aujourd’hui, une famille californienne qui ne dispose pas d’autant de voitures que de membres adultes peut avoir des difficultés à vivre. Les inégalités de revenus et de patrimoines que les statistiques de Thomas Piketty ont mises en exergue auraient un impact bien moindre sur l’existence des gens si ces valeurs essentielles que sont l’apprentissage des choses de la vie, la capacité de rejoindre les lieux où l’on veut ou doit être et le maintien en bonne santé ne dépendaient pas presque exclusivement de l’accès à des services marchands, qu’ils soient privés ou publics, gratuits ou payants.

Nous avons déjà mentionné le second critère : c’est la corruption que peut subir une valeur ou un bien par sa mise sur le marché, que celle-ci soit réelle ou virtuelle. On trouve dans le livre une illustration saisissante de ce que Michael Sandel entend par là. Il s’agit de crèches israéliennes. À l’heure dite les parents viennent récupérer leurs enfants, mais certains arrivent en retard, obligeant les puéricultrices à faire des heures supplémentaires. On peut supposer que certains parents en ressentent une certaine culpabilité mais leurs obligations sont telles que les retards ne cessent pas. Les crèches décident de faire payer une amende aux parents retardataires. Qu’arriva-t-il ? Les parents furent plus nombreux à arriver en retard.

L’amende paraissait à priori une manière plus efficace que la mauvaise conscience de faire sentir aux parents ce que leur retard coûtait en temps perdu aux puéricultrices. Ce qui arriva fut qu’elle fut confondue avec le prix d’un service rendu. À ce prix-là, cela valait la peine de se payer le service en question. L’amende se voulait une sanction morale. Le simple fait qu’elle se payât en argent la rabattit sur un échange d’un tout autre type, non plus mal contre mal, mais bien contre bien, analogue à l’achat d’un service marchand.

Que faut-il entendre par mise « virtuelle » sur le marché ? Michael Sandel ne pouvait pas ne pas évoquer les travaux de Gary Becker. Cet économiste américain s’est rendu célèbre en étendant l’analyse économique aux domaines les plus éloignés à priori de l’univers marchand. Sa technique ? Valoriser tout bien ou service non marchand au prix qu’un sujet consent implicitement à payer pour l’acquérir ou, si cet échange virtuel est inaccessible à l’expérience, au prix fictif qu’il consentirait à payer pour en bénéficier. Il n’existe par exemple aucun marché du temps libre. Cependant, le péage que vous acceptez de payer pour gagner du temps sur votre trajet domicile-travail afin de vous rendre plus disponible pour votre vie de famille manifeste l’arbitrage que vous faites plus ou moins délibérément entre le temps gagné et l’argent.

Il n’existe pas davantage de marché des années de vie en bonne santé. Il existe cependant des moyens coûteux d’en acquérir. (Le lecteur « illichien » se dira qu’il en existe bien davantage qui non seulement ne coûtent rien mais vous rendent la vie plus heureuse (4).) Cela permet à Becker de construire le concept de valeur implicite de la vie humaine et de procéder à des raisonnements aussi baroques que le suivant. Michael Sandel aurait pu s’en saisir, mais il avait déjà suffisamment de matière pour nourrir son propos.

Dans les pays développés une part très importante des dépenses de santé, peut-être 30 %, est engagée pendant la dernière année de vie. C’est la proximité de la mort, plus que l’âge, qui semble le facteur déterminant. Aux yeux du gestionnaire rationnel, quel gaspillage ! « Est-il souhaitable pour l’avenir d’un pays de consacrer l’essentiel de ses dépenses de santé à la gestion du refus de la mort aux dépens de l’enfance, de la maternité, de la précarité sanitaire ou de l’éducation ? », demande avec emphase un médecin économiste réagissant à la statistique en question (5). Il ne lui vient pas à l’idée que le prédicat « engagée pendant la dernière année de vie » appliqué à des actes médicaux ne peut guère avoir d’implications économiques, car dans la plupart des cas, ce prédicat n’est et ne peut être déterminé que rétrospectivement. Mors certa, hora incerta

Cependant, Becker et ses nombreux disciples ne se le tiennent pas pour dit et entendent justifier au nom de la rationalité économique la pointe de consommation médicale en fin de vie. Quel prix ce vieillard grabataire est-il prêt à payer pour voir son existence prolongée de quelques mois ?, demande finement l’économiste de Chicago. Toute sa fortune, bien évidemment, puisque celle-ci ne lui servira à rien au fond de la tombe. La valeur pour la collectivité est même supérieure à ce chiffre car il ne faut pas oublier le chagrin des proches à voir leur parent arraché à la vie un peu trop tôt. Quand on compare la valeur monétaire ainsi trouvée au coût des soins, on aboutit à l’heureuse conclusion que « dans ce cadre, un haut niveau de dépenses pour les soins terminaux peut être jugé conforme aux préférences collectives et donc efficace selon le critère de la rationalité économique (6) ».

Au nom de la simple décence, la communauté des économistes aurait dû se distancier de ces divagations. Elle a accordé à Gary Becker le prix Nobel en 1992 et la National Medal of Science en 2000.

Franchissons une étape supplémentaire qui va nous convaincre, s’il en est encore besoin, que l’enfer est pavé de bonnes intentions. La corruption des valeurs par leur mise en équivalence avec des marchandises, sans qu’aucun échange marchand n’ait effectivement ou même fictivement lieu, peut procéder d’un souci « progressiste » louable. Paraphrasant Tocqueville, on pourrait dire que la marchandisation du bien et de la valeur « est un fait providentiel, il en a les principaux caractères : il est universel, il est durable, il échappe chaque jour à la puissance humaine ; tous les événements, comme tous les hommes, servent à son développement ». « Tous les hommes », et Tocqueville précisait: tant «ceux qui ont combattu pour lui» que «ceux mêmes qui se sont déclarés ses ennemis (7) ».

Dans la dernière livraison de son rapport annuel L’Économie française, comptes et dossiers, l’INSEE confirme ce qu’il nous répète depuis quelque temps : nous sommes beaucoup plus riches que nous le pensions. Suivant les recommandations de la commission « Stiglitz-Sen-Fitoussi » réunie en 2009 par le président Sarkozy dans le but de mettre au point des indicateurs de bien-être qui n’aient pas les défauts du Produit Intérieur Brut (PIB), l’INSEE comptabilise désormais les heures passées aux travaux domestiques non rémunérés. Faire la cuisine, s’occuper du ménage, jouer avec les enfants, bricoler, emmener le chien faire ses besoins, c’est de la production autoconsommée. Ne pas en tenir compte c’est minimiser la production, la consommation et donc la richesse de la nation.

À l’échelle du pays, le temps total consacré à ces activités est éloquent : entre une et deux fois le temps de travail rémunéré. Une grosse proportion de ces heures est le fait des femmes. Mais si l’on veut ajouter au PIB ce qui est ainsi produit, il faut bien convertir les heures en valeur monétaire. L’INSEE a essayé plusieurs méthodes. Dans le dernier rapport, on a considéré qu’une heure passée à faire la cuisine valait le salaire que l’on aurait versé à un cuistot accomplissant la même tâche. La valeur du temps passé avec ses enfants ? C’est ce que l’on aurait versé à une nounou faisant le même « travail ». Etc.

Quand on fait les calculs, on trouve que le PIB augmente de moitié et la consommation des ménages des deux tiers. La plupart des commentateurs semblent épatés. L’extrême gauche applaudit les résultats. Beaucoup considèrent que l’on reconnaît ainsi la dignité des tâches domestiques, le plus souvent accomplies par les femmes. Le principe d’égalité exige que l’on ne valorise pas selon des méthodes différentes le travail des femmes et celui des hommes.

Rares sont les observateurs qui ont vu dans cette opération ce qu’elle est en vérité : une obscénité. Les plus lucides ont été ceux qui n’ont pas résisté au plaisir de débiter des gaudrioles. Surtout ne pas omettre dans le PIB élargi, ont-ils plaidé, le service que vous rend votre femme en multipliant le nombre de rapports par le prix de la passe, modulé selon son standing. Le paradoxe est que l’INSEE a refusé d’inclure dans le PIB français, résistant ainsi à une injonction européenne que les autres pays ont suivie en général sans maugréer, le chiffre d’affaires de la prostitution.

Les comptables de l’INSEE n’ont pas songé un instant que si l’argent n’achète pas certains biens sans les corrompre, alors il ne peut pas servir de mesure à tout. Donner une valeur monétaire à un bien c’est, au plan symbolique, le rendre convertible en argent. Confondant le symbolique et le réel, des internautes ont inféré de la hausse inespérée du PIB que leur retraite en serait augmentée ; d’autres, plus méfiants, que ce serait leurs impôts.

« Le temps, c’est de l’argent » : on ne croit pas si bien dire. Sur les autoroutes californiennes, aux heures de pointe, il faut être au moins deux dans sa voiture pour pouvoir emprunter la file de gauche. Il arrive que 90 % des automobiles ne véhiculent que leur seul conducteur. On est bloqué pare-chocs contre pare-chocs, la voie rapide est vide, la tentation de tricher est trop forte. Il serait risqué de placer une poupée gonflable sur le siège du passager. Pour remplir la même fonction, certains ont déjà recours aux services de prostituées sur le retour. La boucle est bouclée.

La liste établie par l’INSEE des tâches qui composent la production domestique comporte beaucoup de flou. Si l’on y place le temps passé à améliorer son habitat et à jouer avec ses enfants, pourquoi s’arrêter en si bon chemin ? Toutes les heures hors travail rémunéré contribuent au dur labeur de vivre, le sommeil comme le loisir, qui ne servent qu’à reproduire la force de travail. Toute la vie est un moyen au service d’une fin inexistante. Il n’y a plus de limites à l’économystification du monde et à la confusion de toutes les valeurs. Nous sommes tous complices et victimes de ce cancer éthique (8).

Il ne faut pas s’y tromper : sous des dehors plaisants le livre de Michael Sandel ébranle quelques-uns des piliers principaux qui soutiennent cet édifice vieux de près de deux siècles et demi que l’on nomme la science économique.

La théorie de la valeur est la première colonne à s’affaisser. Dans ses versions tant classiques que néoclassiques, la valeur est liée à une substance que l’on croit déceler au cœur des objets échangés : le travail dans un cas, l’utilité dans l’autre. Le prix est censé refléter une valeur préexistante à la mise du bien sur le marché. Ce que les cas traités par Michael Sandel démontrent, c’est que c’est cette mise sur le marché qui donne aux biens leur valeur. Le service rendu par les puéricultrices israéliennes en attendant les parents retardataires n’avait pas de valeur économique tant qu’il n’avait pas de prix. Lorsqu’il en a acquis un sous la forme d’une somme d’argent à payer, il a pris du même coup de la valeur et c’est ce service ainsi valorisé qui a attiré une demande nouvelle. L’économiste lambda qui rétorque que si le nombre de retardataires a augmenté, c’est parce que l’amende n’était pas assez forte, doit être mis au piquet. Il reste aveugle au renversement prodigieux que subit ici la théorie de la valeur. Michael Sandel n’en fait pas l’analyse dans ce livre. Il sera heureux d’apprendre que cette analyse a été faite indépendamment par un grand économiste français, André Orléan, dont l’ouvrage L’Empire de la valeur a déjà eu un impact important sur la recherche en économie fondamentale (9).

Le deuxième pilier qu’ébranle le livre de Michael Sandel est de construction beaucoup plus récente, puisqu’il date des années 1970. C’est à cette époque que quelques économistes se sont aventurés à remettre en cause l’une des hypothèses sur lesquelles repose la théorie de l’équilibre économique général, ce monument de la théorie néoclassique si imposant que personne ne l’habite, à savoir que les agents économiques possèdent tous une information complète, dite « pure et parfaite », sur leurs congénères et le monde qu’ensemble ils constituent. Personne avant eux ne prenait cette hypothèse au sérieux mais elle était indispensable à la beauté de l’édifice et, surtout, on ne voyait pas ce que l’on pouvait dire de théoriquement intéressant en l’abandonnant. Quelques pionniers, bientôt célèbres et récompensés par le prix Nobel, comme George Akerlof et Joseph Stiglitz, se mirent à explorer ce monde de l’information imparfaite et inégalement distribuée et inventèrent un ensemble de concepts qui sont devenus la boîte à outils de tout économiste professionnel.

C’est à cette occasion que la théorie économique a découvert quelque chose à propos d’elle-même, à savoir qu’elle avait beaucoup moins pour objet la production, la distribution et l’échange de biens et de services que l’échange d’informations. Cela, en vérité, elle le savait partiellement depuis l’origine, puisqu’elle a compris que les prix qui s’établissent sur un marché sont moins l’occasion d’un échange de richesses (bien contre monnaie) qu’ils ne constituent des signaux qui guident les agents économiques dans leurs actions. Dans le cadre du nouveau paradigme, ces actions elles-mêmes devenaient des signaux en révélant à autrui (et, parfois, à l’agent lui-même) des informations que l’agent était seul à détenir. Michael Sandel fait référence en passant à la façon dont Joseph Stiglitz explique les dépenses parfois considérables faites par les firmes pour leur publicité. S’agit-il seulement d’influencer les consommateurs ? Il s’agit tout autant pour les firmes d’asseoir leur réputation en signalant à la concurrence qu’elles sont sûres de la qualité de leurs produits.

Il ne faut jamais oublier que l’univers marchand est avant tout caractérisé par ce qu’André Orléan appelle la « séparation ». Si les êtres humains qui le peuplent en sont réduits à communiquer en s’adressant des signaux plutôt que, disons, des mots ou des marques d’affection, de confiance ou d’intérêt, c’est qu’ils sont radicalement coupés les uns des autres. Nul n’a le mieux exprimé cela que Milton Friedman, autre prix Nobel de l’École de Chicago. On ne sait si c’est par cynisme ou par naïveté qu’il a écrit ces lignes :

« Les prix qui émergent des transactions volontaires entre acheteurs et vendeurs – en bref, sur le marché libre – sont capables de coordonner l’activité de millions de personnes, dont chacune ne connaît que son propre intérêt, de telle sorte que la situation de tous s’en trouve améliorée (…). Le système des prix remplit cette tâche en l’absence de toute direction centrale, et sans qu’il soit nécessaire que les gens se parlent ni qu’ils s’aiment (10) »

Si encore les économistes reconnaissaient les limites de validité de leurs modèles ! Mais, comme le marteau légendaire d’Einstein pour qui tous les problèmes sont des clous, ils croient partout retrouver la même configuration et n’hésitent pas à appliquer des concepts issus de l’univers marchand à ce qui lui est en principe le plus étranger, le monde de la gratuité.

Michael Sandel consacre des pages savoureuses à disséquer les raisonnements des économistes confrontés à l’énigme du don. La philanthropie joue comme on sait un rôle important dans l’économie américaine. En 2008, année d’entrée en récession, les Américains ont donné plus de 300 milliards de dollars, soit l’équivalent de 2,2 % du PIB. Or ces dons se font pour l’essentiel en argent. Ce ne sont pas eux qui suscitent l’incompréhension des économistes mais ceux qui, plus modestes et liés à la vie quotidienne, se font encore en nature. Quelle irrationalité dans ces gestes issus d’un âge révolu qui ne connaissait pas l’efficacité ! Ne s’agit-il pas de faire plaisir à la personne à qui l’on donne ? Et qui mieux qu’elle connaît ses goûts, ses désirs et ses intérêts ? Aucun don en nature ne vaut donc une enveloppe contenant un billet ou un chèque. Un économiste cité par Michael Sandel a été jusqu’à évaluer la perte en « utilité » ou satisfaction dont les pratiques traditionnelles sont responsables : une part non négligeable du PIB. Des marchés dérivés, sur lesquels on peut échanger les dons reçus contre espèces ou d’autres marchandises, sont nés spontanément qui tentent d’absorber partiellement ce gaspillage.

C’est lorsque l’économie cherche à donner sens malgré tout à ce qui lui échappe qu’elle se montre sous son aspect le plus lugubre. Elle voit bien que dans nombre de cultures traditionnelles jusques et y compris dans de nombreux secteurs ou circonstances de la vie moderne, recevoir de l’argent au lieu d’un cadeau suscite un haut-le-cœur. Lorsque au Japon on commence un repas ou plus généralement on reçoit un cadeau, on dit à son hôte ou à son donateur « itadakimasu », expression complexe qui signifie : merci à la nature et à la vie d’avoir contribué à ce présent et merci à vous qui vous êtes tant déplacé pour vous enquérir de mes goûts et de mes désirs. C’est tout ce qui fait qu’une relation entre deux êtres est une relation humaine et non pas un simple échange d’informations qui est ici impliqué. Michael Sandel cite un économiste qui a tenté de le dire dans les termes étriqués de son modèle. Cela donne : la personne à qui je donne voudrait bien disposer d’une information que je suis seul à posséder : je l’aime un peu, beaucoup, passionnément, à la folie, ou pas du tout. Mon cadeau est un signal qui lui transmet l’information désirée. Sortie de certaines bornes étroites, la nouvelle économie de l’information s’abîme dans le grotesque et l’obscène.

Le troisième pilier de la théorie économique que l’ouvrage de Michael Sandel fait chanceler est la notion d’incitation. Très tôt, les économistes ont reconnu que le marché ne pouvait pas toujours remplir son office et coordonner des millions de décisions décentralisées de façon harmonieuse et efficace. Que faire face à ces défaillances ? Faire intervenir l’État, dresser des limites, mettre en place des systèmes d’interdits et d’obligations, instituer des quotas, taxer ? On ne s’étonne pas que le moyen le plus apprécié par les économistes soit celui qui fait d’eux des correcteurs à la marge du marché. Le prix d’une ressource ne reflète-t-il pas suffisamment sa raréfaction croissante ou les dommages que son utilisation cause à la nature ? On la taxe, incitant ainsi les consommateurs à tenir compte dans leurs calculs de ce que les économistes appellent ses « externalités » – c’est-à-dire les coûts pour la collectivité non pris en compte par le marché.

L’expérience montre cependant que le pouvoir politique a le plus grand mal à trouver le courage de recourir à la taxation dans des cas de ce genre. La ministre française de l’Environnement a renoncé à imposer une telle taxe au motif qu’elle ne voulait pas d’une écologie « punitive ». Avec le protocole de Tokyo sur le changement climatique en particulier, les économistes ont trouvé dans le marché une méthode encore plus éloignée de tout ce qui pourrait ressembler à une mesure vexatoire. Chaque agent pollueur est tenu de rester dans les limites d’un plafonnement décidé à priori mais il peut acheter le droit de dépasser ces limites en payant un autre agent qui, lui, restera en deçà de celles qui lui ont été affectées (11).

Michael Sandel s’est à l’époque élevé contre une telle procédure. Il affine ses arguments dans le livre que l’on va lire. C’est précisément l’avantage que les économistes attribuent au marché qui pose problème : il ne ferait pas de morale. En réalité, il recouvre ce qui est un mal et devrait être perçu comme tel – la destruction de l’environnement – par un bien – le droit de polluer – que l’on peut acheter. Si le cas des crèches d’Israël peut être élevé au rang de paradigme, il résulte de cette occultation du mal un moindre frein aux comportements déprédateurs. La ministre française de l’Environnement et, au-delà, tous ceux qui croient trouver une échappatoire à la crise par une fuite en avant dans une mythique «croissance verte» se trompent : le politique ne peut espérer dissoudre l’éthique dans le marché.

La théorie de la valeur, la théorie de l’information imparfaite et le concept d’incitation auront ainsi reçu de tels coups de boutoir que l’on se demande si la théorie économique standard peut encore tenir debout.

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Michael Sandel a choisi de composer ce livre en multipliant les études de cas, dont chacune se présente comme un puzzle excitant l’imagination. C’est en partie grâce à cette maïeutique que les tournées qu’il a faites dans le monde devant les publics les plus variés – 2 000 personnes tassées dans la cathédrale Saint-Paul de Londres, 14 000 dans un stade en plein air de Séoul – ont connu un succès considérable. Il y avait un risque toutefois : que l’auteur apparaisse comme une rock star de la philosophie morale, ainsi qu’un commentateur enthousiaste l’a décrit. Il est donc nécessaire de rappeler que Michael Sandel est l’un des meilleurs philosophes de la morale et de la politique que le monde anglo-américain ait produit dans le dernier demi-siècle, aux côtés de John Rawls, Michael Walzer, Bernard Williams, Charles Taylor ou Robert Nozick.

Ce qui l’a fait connaître du public philosophique français est la traduction de son premier livre, Liberalism and the Limits of Justice, publié en 1982 (12). Dans cet ouvrage, il se livre à une critique pénétrante de la monumentale Théorie de la justice de John Rawls (13), son collègue de Harvard, en s’attaquant à l’individualisme libéral qui la fonde. On a parfois rangé de ce fait Michael Sandel dans le camp des critiques communautaristes de Rawls, tels Alastair MacIntyre, Michael Walzer ou Charles Taylor, appartenance en laquelle l’auteur a dit ne pas se reconnaître. De fait, la critique qu’il offre de Rawls n’est pas faite du point de vue d’un système philosophique extérieur, elle se veut purement immanente au texte, elle le suit fidèlement dans les moindres méandres de la démonstration, de telle façon qu’elle reste à ce jour l’une des meilleures introductions à l’œuvre du maître de Harvard.

Michael Sandel y décèle ainsi une tension qui menace de déstabiliser l’édifice : tension entre une conception individualiste de la personne et les principes de justice que l’œuvre entend fonder, lesquels donnent à la communauté un rôle indispensable. Cette critique est grave, car elle remet en cause la priorité absolue que Rawls, dans le prolongement de la philosophie kantienne, accorde au juste sur le bien et à la justice sur les autres valeurs sociales. C’est en grande partie sous le coup de cette critique que Rawls a été conduit à présenter sa théorie comme étant purement politique et nullement métaphysique, ce qui signifie que les principes de justice doivent être vus comme réglant la coexistence entre conceptions du bien différentes sans pouvoir être dérivés d’aucune d’entre elles en particulier, fût-ce la conception libérale (14).
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(1)  Paris, Seuil, 2013.
(2)  Je me permets de renvoyer le lecteur à ma communication devant l’Académie des sciences morales et politiques : « La France et le marché. Les sources philosophiques d’une incompatibilité d’humeur », in Commentaire, no 146, été 2014.
(3)  Ivan Illich, Énergie et Équité, Paris, Seuil, 1973.
(4)  Ivan Illich, Némésis médicale. L’expropriation de la santé, Paris, Seuil, 1975.
(5)  Dr Luc Perino, « La mort et le PIB », Le Monde, 1er juillet 2010.
(6)  Citation de l’article d’une disciple française de Gary Becker qui fait autorité en matière d’économie de la santé, Brigitte Dormont, « Les dépenses de santé : une augmentation salutaire ? », in Philippe Askenazy et Daniel Cohen (éds.), 16 nouvelles questions d’économie contemporaine, Paris, Pluriel, 2010, p. 401. Je souligne. Ne pas s’y tromper : les dérives conceptuelles dénoncées par Michael Sandel sont déjà bien visibles en France.
(7)  Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, t. 1, 1835, « Introduction ».
(8)  Jean-Pierre Dupuy, Economy and the Future. A Crisis of Faith, Michigan State University Press, 2014.
(9)  André Orléan, L’Empire de la valeur. Refonder l’économie, Paris, Seuil, 2011. Voir aussi : The Empire of Value, MIT Press, 2014.
(10)         Free to Choose, New York, Avon, 1981. Je souligne.
(11)         Cette méthode a reçu le nom de « cap-and-trade » en anglais. On traduit habituellement par « système de plafonnement et d’échange de droits d’émission ».
(12)         Trad. fr. par Jean-François Spitz : Le Libéralisme et les limites de la justice, Paris, Seuil, 1999. Cette traduction est celle de la seconde édition de l’ouvrage de Sandel (1997), laquelle inclut des ajouts importants, en particulier sur les amendements que Rawls a apportés à sa propre théorie en réponse à ses critiques.
(13)         John Rawls, Théorie  de la justice, Paris, Seuil, 1987 ; trad. fr. par Catherine Audard de A Theory of Justice, Cambridge (Mass.), Belknap Press of Harvard University Press, 1971.
(14)         Voir John Rawls, La Justice comme équité. Une reformulation de Théorie de la justice, Paris, La Découverte, 2001.
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Pour aller plus loin : Michael J. Sandel, Ce que l’argent ne saurait acheter. Les limites morales du marché, Michael J. Sandel, © Éditions du Seuil, 2014, pour la traduction française.

 

Jean-Pierre Dupuy

Jean-Pierre Dupuy est un épistémologue et philosophe français, penseur du « catastrophisme éclairé ». Ingénieur des Mines et polytechnicien de formation, il est professeur à l'Université Stanford en Californie, professeur émérite de l’École Polytechnique et membre de l’Académie des Technologies. Nous vous conseillons trois des ses ouvrages majeurs, Pour un catastrophisme éclairé (Le Seuil, 2004), La marque du sacré (Carnets Nord, 2009, prix de l’essai Roger Caillois 2011) et L'Avenir de l'économie : Sortir de l'écomystification (Flammarion, 2012).

 

 

Commentaires

Très beau texte, comme toujours lorsqu’il s’agit pour Jean-Pierre Dupuy de condamner les errances de l’économie et même de l’économisme. Je vais aller acheter de ce pas l’ouvrage de M. Sandel, que je ne connais pas.

par Michel Bernard - le 27 avril, 2015


Merci d’avoir mis à notre disposition un si important texte, sur le plan à la fois moral et économique. En effet, de nos jours la grandeur de l’argent ou du pouvoir d’achat s’avère irrésistible à telle enseigne que certains l’assimilent au divin, parce que capable d’acheter la dignité humaine. Et aujourd’hui on ne saurait abordé un tel sujet tout en ignorant le commerce qu’entretient l’Afrique avec l’occident. Sans morale, parce que l’argent semble acheter tout de même l’âme africaine dans sa profondeur au profit de l’Europe. Il faut repenser les choses!!!

par Doumbia(philosophe africain) - le 2 novembre, 2016


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Il y a un auteur français, qui ne fut jamais très connu, presque entièrement oublié aujourd’hui, encore vivant (je crois), qui a résumé ainsi cette critique de l’économie : « si l’économie existe, l’esclavage n’existe pas, et si l’esclavage existe, l’économie n’existe pas. » Cet auteur, nullement universitaire, mais bien plus perspicace que nombre d’entre eux, se nomme jean-Pierre Voyer : il a son site, exubérant, véritable jungle où l’on se perd avec délices, où l’on rencontre Wittgenstein, Marx, Descombes, Frege… Il semble un peu fou dans ses excès (grossièretés dignes des situationnistes dont il a été très proche jadis), mais je crois qu’il a fort bien compris le secret du monde dans lequel nous sommes emprisonnés depuis que l’idéologie manchesterienne a triomphé au 19e. J’ai correspondu avec lui en 1979-1980, échange rompu après moult insultes. Je pense qu’il a eu raison d’insulter le freluquet que j’étais alors.

par Éric Rouillé - le 10 mars, 2019


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par iPhilo » La démocratie à l’ère du tout numérique - le 21 novembre, 2019


Est-ce que le message écrit par Éric Rouillé est celui de mon prof de philo de Terminale à St Jean ? J’aimerais tellement l’entendre encore une fois me parler de philosophie.

par Régis - le 17 novembre, 2021



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