Il faut qu’une jupe soit ouverte ou fermée
Deux collèges, l’un à Charleville-Mézières, l’autre à Montpellier, ont exclu récemment une jeune fille à la robe trop longue. « Causette » en fait le sujet d’une article amusant qui pose au fond un problème philosophique : quel habit fait donc le moine dans un pays déchiré entre le string et le voile ?
C’est le moment où, aux éditions Allia, paraît pour la première fois en français un livre qui date de 1905 et fut l’un des premiers du genre : « Philosophie de la Mode », du Berlinois Georg Simmel (1858-1918), traduit par Arthur Lochmann : « Ainsi, la mode n’est-elle rien d’autre que l’une des nombreuses formes de vie à travers lesquelles se trouvent réunies dans une unité d’action la tendance à l’égalisation sociale d’une part et la tendance à la différenciation individuelle et à la variation d’autre part. » Et les femmes, qui n’eurent longtemps que l’exutoire de la mode, tiennent une place à part, en première ligne : « Tout se passe comme si la mode était l’exutoire par où s’échappe le besoin de distinction et de démarcation individuelle qu’ont les femmes et qu’elles ne peuvent satisfaire dans d’autres domaines ».
Il faut dire que les hommes ont toujours eu la coiffure, la moustache et la barbe, des mignons de Henri III aux notables de la IIIème République ou à tous les barbudos d’aujourd’hui.
Delphine Moraldo, doctorante Centre Max Weber, ENS Lyon, commente Simmel : » La mode a ceci d’original qu’elle ne confère nulle utilité pratique aux choses utiles, en l’occurrence se chausser et se protéger du froid. Elle est fondamentalement arbitraire. Et c’est ainsi qu’elle exerce pour Simmel son empire. Elle n’est pas un besoin vital mais un besoin social. Ou, plutôt, elle résulte de deux besoins sociaux contradictoires : l’instinct d’imitation et l’instinct de différenciation. […] Adopter un style d’une autre communauté, c’est d’emblée se détacher de son groupe d’origine. »
Marie-Aude Baronian, qui avait proposé en 2013 un cycle de conférence « Penser la mode ou l’envers de l’éphémère » dans le cadre des Mardis de la Philo, déclare à ce propos : « Lorsqu’on s’y intéresse vraiment en tant qu’objet, il y a des questions qui relèvent du champ philosophique : l’identité, le corps, l’image, l’apparence, l’histoire, l’héritage, la temporalité, le modernisme et le post-modernisme, le Beau, l’altérité… mais aussi l’éthique et la morale.
Si nous nous référons au monde contemporain, la jupe fut d’abord le symbole du charme féminin, mis en péril au début du XXème siècle par les « Garçonnes ». En témoigne la délicieuse chanson « Frou-Frou » :
« La femme porte quelquefois
La culotte dans son ménage
Le fait est constaté je crois
Dans les liens du mariage
Mais quand elle va pédalant
En culotte comme un zouave
La chose me semble plus grave
Et je me dis en la voyant
{Refrain:}
Frou frou, frou frou par son jupon la femme
Frou frou, frou frou de l’homme trouble l’âme
Frou frou, frou frou certainement la femme
Séduit surtout par son gentil frou frou »
Retour aux sources puisque Rome bannissait le pantalon, considéré comme barbare et laissé aux Celtes ou aux Germains.
Dans les années 1960, la « libération de la femme » se traduit par l’invention de Mary Quant, la mini-jupe. La perfide Albion sème le trouble.
La réaction ne se fait pas attendre : alors que les femmes – et Saint-Laurent – avaient lutté au cours des mêmes années 1960 pour introduire parallèlement le pantalon à l’école et dans la société, certains firent a contrario de ce dernier un uniforme pour noyer le féminin, faisant leur, en le dévoyant, le mot savoureux de l’écrivain Colette : « La vérité est comme une femme, trop nue elle ne plaît pas aux hommes ».
Les Jupettes, ministres nommées par Alain Juppé, furent tournées en dérision et d’ailleurs chassées du gouvernement. Et même dans Astérix, la femme s’appela Falbala.
Vint le tournant de « La Journée de la Jupe » , film de Jean-Paul Lilienfeld (2008). Le combat de l’enseignante au coeur du film peut rappeler celui de la journaliste Séverine (1855-1929) dont le maître à penser avait été Jules Vallès, et qui eut une destinée flamboyante au secours de toutes les injustices : la féministe Mme Astié de Valsayre avait déposé à la Chambre une pétition exigeant que l’on puisse porter culotte. Séverine rétorqua qu’elle ne voulait en aucun cas ressembler à une de ces « chienlits de carnaval » ! Ce n’est pas ainsi, selon elle que l’on pouvait rendre service aux femmes, ni même aux « féministes », comme le mot fut lancé en mai 1892 ! Et elle lança cette parole prophétique et superbe : « Lorsqu’ils ont placé leur honneur sous le cotillon des femmes, les hommes auraient dû songer en même temps à ne pas imputer de crime et à ne pas frapper de châtiments tout acte commis par la femme pour sauvegarder l’apparence de cet honneur-là. ».
Alain Finkielkraut vit en ce film « un événement historique » : « Un film sur l’impasse que constitue la misogynie actuelle, où se rencontrent l’héritage archaïque d’une certaine civilisation et le post-modernisme de la pornographie à disposition permanente« .
Retour de la jupe. Dans les défilés de mode, Jean-Paul Gauthier ou Vivienne Westwood réintroduisirent même la jupe pour hommes, bref la jupe se fit à nouveau scandaleuse. Un certain retour aux sources, puisque rappelons-le, la jupe trouve son origine dans un mot arabe, la joubba, et qu’elle était portée dès le début par des hommes – comme le kilt l’est encore aujourd’hui. Autre temps, autres moeurs, le signe distinctif d’une société devient transgressif dans un autre contexte ou signe de revendication contradictoire – religieux ? transsexuel ?
N’oublions pas que dans les écoles d’influence française sur le pourtour de la Méditerranée ou au Moyen-Orient, les professeurs des écoles de filles se faisaient envoyer le « Jardin des Modes » pour initier leurs élèves à d’autres conceptions du monde et même à la démocratie qui pouvait, sous ces cieux-là, commencer par la coquetterie pour finir en représentation de fin d’année avec la pièce de Molière, « Le Mariage Forcé ».
La jupe n’a donc jamais cessé d’être arme de combat, mais la transcendance est désormais tombée à hauteur d’ourlet. Séverine reviens, ils sont devenus fous.
Gilles Lipovetsky, auteur de « L’Ere du Vide » et de « L’Empire de l’Ephémère » déclare : « Historiquement, ce sont les classes supérieures qui ont fait exister une mode dont la haute couture reste l’épicentre de luxe. Mais cela n’a été vrai que jusqu’aux années 60. A partir de là, il y a – avec la naissance des modes pour jeunes, ou des stylistes qui créent dans le prêt-à-porter – une disjonction structurelle de la mode et du luxe. Depuis, la mode est davantage une revendication de style de vie qu’un emblème social. »
Et, en écho, Jean Baudrillard, dans La Société de Consommation (1970) écrivait : « La culture n’est plus produite pour durer. Elle se maintient bien sûr comme instance universelle, comme référence idéale, et ce d’autant plus qu’elle perd sa substance de sens (de même que la Nature n’est jamais si exaltée que depuis qu’elle est partout détruite), mais, dans sa réalité, de par son mode de production, elle est soumise à la même vocation d’ « actualité » que les biens matériels. […] Ce qui met en jeu le sens des œuvres, c’est que toutes les significations soient devenues cycliques, c’est-à-dire que leur soit imposé, à travers même le système de communication, un mode de succession, d’alternance, une modulation combinatoire qui est celle même de la longueur des jupes et des émissions de télévision (cf. « Medium is Message »).»
Ne peut-on voir dans ce durcissement du code vestimentaire, à travers jupes, voiles, pantalons, strings, piercings, tatouages, voire textos seins nus des Femen, une nouvelle manière de faire écho aux « marques »? Le message social du fameux « vivre ensemble » ne se réduit-il pas en effet désormais au bout de tissu (de peau) ou de tissu manquant ?
N’est-ce pas le dernier avatar de la transparence forcée, de la simplification ad absurdum, du signe distinctif immédiatement détectable dans la rue – qui rappelle d’autres périodes sinistres -, distinguant vos amis de vos ennemis ? N’est-ce pas la fin de l’allusif, du paradoxe, des contradictions, des subtilités de l’être humain ?
Docteur en histoire des sciences religieuses (EPHE), universitaire, journaliste, Elizabeth Antébi a publié une dizaine de livres et a réalisé plusieurs téléfilms. Fondatrice du Festival Européen Latin Grec qui en est en mars 2015 à sa 10ème édition (www.festival-latin-grec.eu), elle a enseigné le latin au Lycée Français de Düsseldorf, où elle vit et tient une chronique hebdomadaire, "Le Génie de la Langue", dans le Petit Journal.com. Vous pouvez retrouver plus de détails sur son blog personnel http://associationfortunajuvat.wordpress.fr.
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