Grotte Chauvet : petite contre-allégorie de la caverne
Quelques traits d’ocre rouge maculent une paroi glacée trônant sur les tuyaux d’orgue d’un massif de stalagmites. « Ils sont passés » lance Éliette Brunel en 1994, au moment où, avec son équipe, elle s’immerge dans l’épais silence de la grotte Chauvet, dont la réplique a été inaugurée le 25 avril dernier. Peu à peu la crypte noire et silencieuse laisse émerger des spectres familiers. Un essaim de traces de mains fuit dans le fond caverneux tandis qu’une lame tombant de la voûte laisse surgir quelques ours et une panthère. Plus loin, au fond d’une alcôve, tel un palimpseste, la paroi souffle en même temps des allures de rhinocéros, de mammouths et de chevaux tracées au calcaire. Enfin, par-delà une galerie de cactus de glace, une frise immense de lions, de bœufs musqués et de chevaux charbonnés cavalent de droite à gauche. Le trait est assuré, pur, les courbes gonflent les étoffes bestiales, les naseaux félins et les crocs saillants des ours. Les espèces sont regroupées et les silhouettes surgissent dans la confusion d’une vague sur le point de se briser. Certaines sont impeccables, de l’encolure courbée jusqu’à la pointe du sabot, d’autres ne sont que des gueules éruptant difficilement hors du troupeau, toujours sur le point de disparaître dans la masse. Devant ces dessins vieux de 36 000 ans, nous avons l’impression de nous trouver dans la crypte matricielle de la pensée, le lieu sacré d’une scène inaugurale où pour la première fois des hommes figèrent le monde dans les arabesques d’un stylet. Mais nous nous laissons prendre par la mythologie de l’origine, une origine qui fait toujours défaut. Les formes se détachent d’un fond inaccessible, l’origine est toujours déjà une trace – une « architrace » dirait Derrida. Nous voudrions élucider la grammaire de ce bestiaire, mais seul subsiste le grammage des doigts appuyés sur la paroi. La fascination de l’origine d’une compréhension du réel s’efface devant l’errance de vraisemblances mystérieuses, une errance qui tapisse la pierre froide de la grotte et renferme la crypte que l’on pensait avoir ouverte. Le sentiment d’une révélation s’étiole, et les signes restent là, impuissants. Un temps surpris, ils continuent leur dérive. Nous ne saurons jamais quelle sorte de vérité renferment ces dessins. Et nous ne pourrions déceler dans ces formes une structure ou un ordre sans y projeter nos propres modes de penser. Laissons partir à la dérive la grammaire, le sens ou la structure de cette pensée primitive, et regardons ces animaux comme ils sont : des sillons dans la roche, les traces du désir naissant de capturer quelque chose du monde, une première aspiration à la métaphysique.
Ces dessins encapsulent quelque chose du monde dans des lignes fixes, dans une certaine mise en scène. Un premier pas vers la pensée métaphysique : réduire le réel (la physique) toujours insaisissable dans son ensemble à une orchestration clarifiée et forcément simplifiée – une « refiguration » (Paul Ricoeur, Temps et récit), faite de signes et de concepts. Dans cette grotte, une partie de la nature, inconstante et imprévisible, se trouve réduite dans les formes immobiles d’un espace clos. Les animaux sont épinglés dans des courbes, capturés sur une scène où, dépouillés de leur consistance viscérale, de leurs bruits, de leurs mouvements, ils sont réduits à des traces. Les lions dessinés sont des formes converties correspondant à quelque chose du monde, ce sont déjà des signes, des concepts en puissance. Cette mise à distance par le dessin – le germe du concept – constitue le moyen d’une première préhension du réel. L’on doit regarder ces dessins, cette première scénarisation du réel en pensant aux cadastres monumentaux que seront les grands systèmes philosophiques. Platon, Descartes ou Leibniz sont des grands peintres, des architectes renommés, les metteurs en scène des plus belles pièces où le réel apparaît harmonieusement dans le jeu des tuniques des dieux, les décors conceptuels et le fard de la raison. Jacques Derrida rapproche la métaphysique des formes artistiques qui stimulent nos yeux. La vue, qui permet de contempler à distance la complétude d’un système où la fixité d’un dessin, est le sens de la représentation, de la maîtrise de l’art, du rapport apollinien au monde, le choix de l’harmonie métaphysique, plutôt que de la tumultueuse physique. L’oreille, en revanche, est sensible aux variations, au surgissement du bruit, elle est du côté de l’attention animal, du mouvement jamais fixé échappant à une représentation figée. Est-ce alors un hasard si ces somptueux dessins sont situés dans une grotte protégée et silencieuse ? A l’abri du blizzard de la Combe d’Arc, l’entrée de l’antre était dans cette période glaciaire un balcon haut perché à distance d’une steppe hostile. De cette loge abritée, peut-être que des humains ont pu se libérer un temps de l’attention animale, de cet enchaînement dans l’ « ici et maintenant » pour devenir une première fois spectateur, sentir un « ici » et un « là-bas ». Une première nervure apparaît, le sentiment d’une fissure qui serpente entre un « moi » et le monde, entre un intérieur et un extérieur, entre un sujet et un objet. Comme les racines résistant à la tension d’une faille naissante, ces dessins constituent les premiers chemins de traverse entre les yeux et l’environnement, la tension métaphysique d’un monde à distance et immanent.
Socrate réconcilie Hermogène et Cratyle dans un dialogue sur l’origine des mots. Les mots et le réel entretiennent-ils un rapport arbitraire ou naturel ? Socrate tranche la question en philologue, en postulant que seuls les premiers mots avaient un rapport de mimesis aux Idées correspondantes. Et si, au contraire, les mots n’étaient que des dessins des choses sensibles partis à la dérive ? Le langage n’est peut-être que le bateau ivre parti des sillons pigmentés d’un premier dessin, le dessin d’une chose terrestre capturée dans les lignes d’une grotte. Le dessin pour ces hommes des cavernes, le monde intelligible pour Platon ou les mathématiques pour Leibniz, il s’agit toujours de tenir à distance les choses qui nous hantent. Derrida voyait dans l’histoire de la métaphysique une « hantologie » incessamment combattue par une ontologie, autrement dit, une capture du monde dans des formes.
Charles Perragin est journaliste. Diplômé d'un master de Philosophie de l'Université Pierre Mendès France et de l'école de journalisme de Sciences Po Grenoble, il a notamment écrit pour Philosophie Magazine, la revue Théoria et le Midi Libre.
Commentaires
Si M. Jourdain ne savait pas qu’il faisait de la prose, M Perragin ne sait peut-être pas qu’il fait de la poésie…
C’est heureux sur ce site…
Quelque chose que je prends le temps de méditer parfois :
Le français est la seule langue remontant au latin (entre autres origines) qui structure ses modaux de la manière suivante : « VOIR, savoir, pouvoir, devoir, avoir ».
Ça laisse rêveur sur le statut de l’image dans le français, vous ne trouvez pas ?
Moi, si.
Pourquoi figer notre rapport au réel en privilégiant UN sens au détriment d’autres ?
Serait-ce parce que la langue française elle-même surdétermine le rapport au monde (des idées…) dans le visuel ?
Pour la grotte Chauvet.
Il est intéressant de juxtaposer la prouesse technique de fabriquer une réplique de cette grotte A L’IDENTIQUE, avec la démarche du film de Werner Herzog, où ce dernier expérimente la possibilité de faire ressentir à son public la découverte de ce site « in situ », en incorporant une recherche autour du 3D. Film d’artiste très intéressant.
Certains dessins de la grotte Chauvet (qui ne sont pas faits de signes, mais plutôt de signifiants…un signifiant est polysémique ; un signe est monosémique) sont construits de telle manière à faire surgir l’illusion de mouvement. Ils sont tout sauf figés, donc.
par Debra - le 11 mai, 2015
Pourquoi faire simple, quand on peut faire compliqué, qu’avez vous fait du rasoir d’ hoccham, à vous le rendre si insupportable …?
par Ledoux - le 11 mai, 2015
Mazette , voilà qui est écrit ! » Les traces du désir naissant de capturer quelque chose du monde , une première aspiration à la métaphysique . » On ne s’aventurera pas à commenter un si beau texte , ce serait superfétatoire . Bravo !
par Philippe Le Corroller - le 11 mai, 2015
Le texte est aussi beau que les dessins, mais je ne comprends pas pourquoi vous l’appelez contre-allégorie ?
Le passé rejoint le présent. Ici on touche à l’universel des humains qui se rencontrent à travers le temps et l’espace. Je viens de voir un reportage sur Arte sur la reproduction de la grotte et je suis très émue. Cette découverte est précieuse et elle enrichit notre patrimoine commun. En voilà un qui ne sera pas détruit pas des « fous de Dieu »… c’est heureux
par Evelyne - le 29 août, 2015
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