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Le « saint Suaire », que faut-il y voir ?

29/05/2015 | par Jean-Sébastien Philippart | dans Art & Société | 3 commentaires

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Depuis le 19 avril, le linceul qui aurait enveloppé le corps du Christ, appelé improprement le « saint Suaire », est exposé dans la cathédrale de Turin et visible pendant deux mois. Un million de personnes ont déjà réservé leur place. L’exposition précédente, en 2010, avait attiré deux millions de pèlerins en quarante-trois jours.

Nul doute que le mystère scientifique qui nappe la précieuse relique ne presse la foule. Car le mystère perdure. Les analyses au carbone 14 qui ne faisaient pas remonter le linceul au-delà du 13ème siècle sont aujourd’hui elles-mêmes contestées. C’est que l’extrême précision des traces imprimées sur le linge, correspondant parfaitement aux détails de l’anatomie d’un homme dont les lésions concordent avec l’ensemble du calvaire relaté par l’évangile — et dont l’image projetée de manière plane sur le drap (sans affaissement pour la partie dorsale comme si le corps était resté en apesanteur) résulte d’un phénomène physique toujours inconnu —, ne peut pas être l’œuvre des mains d’un faussaire(1).

Reste que ce qui n’est pas explicable aujourd’hui le sera peut-être demain.

L’Église catholique qui n’a jamais empêché ses fidèles d’en faire un objet de dévotion s’est toujours gardé de l’instituer comme un sujet de foi. « Heureux ceux qui croient sans avoir vu. » (Jn 20, 29) En outre, fût-il authentique et demeurât-il mystérieux, le linceul ne cessera pas d’être l’image de ce qui restera à jamais absent (le mort). En 1998, devant le linceul, saint Jean-Paul II affirmait : « ce qui compte avant tout pour le croyant est que le saint Suaire soit un miroir de l’Évangile ». Qu’est-ce à dire ?

Car le rapport à l’image — à la mystérieuse image — peut se nouer selon deux modalités liées aux deux noms de l’image en grec ancien : « idole » et « icône ».

Comme l’ont toujours redouté les protestants, le Suaire est en effet susceptible d’idolâtrie : rien n’empêchera la foule de s’extasier devant l’image. Cela dit, pourquoi diable l’idole serait-elle à ce point redoutable ?

À travers l’image que constitue l’idole, le divin se dégrade en quelque chose de merveilleux, de magique ou de spectaculaire. Perverti en idole, le divin n’est que l’ombre de lui-même. L’espace d’un instant, l’image donne au regard superstitieux qu’elle fascine l’illusion d’une évasion dans l’au-delà, la sensation de quelque exotisme spirituel. Et ce juste avant que le superstitieux ne retombe, comme de plus haut, dans la grossièreté inchangée de son quotidien. C’est que face à l’idole, le regard du croyant qu’elle attire n’est également que l’ombre de lui-même. L’idolâtrie, c’est effectivement l’absence de réflexion. Silencieuse comme une statue, l’idole laisse le superstitieux bouche bée.

À cet égard les fondamentalistes religieux qui croient pourfendre les idoles ne voient pas qu’ils constituent eux-mêmes une forme d’idolâtrie : celle d’une fascination pour la lettre dénuée d’esprit, comme si la vérité pouvait se livrer « toute faite » sans qu’il n’y ait plus rien à ajouter.

Mais le regard idolâtre est un regard superficiel et empressé, susceptible dès lors de se convertir en appréhendant cette fois le linceul comme une icône. Par delà sa dimension idolique, le linceul se révèle iconique. Et pas n’importe quelle icône : la matrice de toutes les icônes !

L’icône ne fige pas le regard de celui qui la contemple. Son silence interpelle. Les traces silencieuses de la passion interpellent le fidèle. Par delà leur aspect spectaculaire, elles renvoient à l’inimaginable humilité du divin allant jusqu’à mourir, le visage serein. L’icône de la douleur, toute en dignité, renvoie à l’inouï abaissement du divin allant jusqu’à endosser pleinement la condition d’une humanité qui se transfigure lorsqu’elle se réalise dans le service aux autres.

La contemplation du linceul casse ainsi l’image que l’on se fabrique spontanément de la toute-puissance divine. L’icône des icônes reflète l’évangile parce qu’elle nous rappelle que le premier pour être le premier doit être le dernier, c’est-à-dire le serviteur de tous, le sacrifié. Le linceul de Turin : une icône iconoclaste.

À son tour, une méditation sur le linceul est susceptible de se redoubler en une réflexion sur l’image d’un point de vue séculier.

Ne vivons-nous pas en effet dans une société saturée d’images (idoles), telle que le regard qui croit les décoder, apercevoir ce qui se cache derrière, ne fait en réalité que tomber sur d’autres images ? Les images de la société du spectacle ne sont plus ainsi contestées à titre de mauvaises copies du réel, elles forment les copies d’autres copies où se perd le désir de vérité.

Toutefois, la mise en image — l’imagination — constitue aussi une fenêtre qui ouvre la réalité sur ce qui n’est pas encore, mais pourrait bien être en vertu de notre pouvoir d’invention. L’imagination, c’est aussi et déjà l’exercice même de notre liberté comme capacité à nous arracher au destin du cours des choses, en apercevant une issue. Si l’imagination, à l’origine des inventions, peut effectivement s’abaisser à servir la production de l’inutile (règne du gadget) ou de la destruction, elle peut indéniablement et prodigieusement servir la croissance humaine.

À la racine de la production d’images, il peut donc y avoir une véritable foi en l’homme. L’imagination est l’icône de notre dignité.

Aussi, en fin de compte, le mystère du linceul de Turin tient peut-être dans la sérénité de ce visage qui semble s’imaginer que la mort n’aura pas le dernier mot.

n
(1) Cf. la solide argumentation de Jean-Christian PETITFILS appuyant l’idée que le linceul de Turin est « criant de vérité », in Jésus, Paris, Fayard, 2011, pp. 561-572.

 

Jean-Sébastien Philippart

Agrégé de philosophie, Jean-Sébastien Philippart est conférencier à l'Ecole Supérieure des Arts Saint-Luc de Bruxelles.

 

 

Commentaires

 » La sérénité de ce visage qui semble s’imaginer que la mort n’aura pas le dernier mot  » : merci pour ce superbe texte ! Joyeux mécréant , je le reçois pourtant cinq sur cinq . Je le rapprocherais volontiers d’une interview donnée récemment par Marcel Gauchet à Philosophie Magazine , au cours duquel il s’expliquait , une fois de plus , sur son fameux concept de « sortie de la religion » :  » La sortie de la religion n’empêche pas que nous restons des êtres qui ont pu être religieux, archi-millénairement, et qui conservent le sens de ce que c’est. (…) Entrez dans n’importe quel édifice ou site religieux, vous ressentirez l’ambiance du sacré. Qui peut écouter La Passion selon Saint-Mathieu de Bach sans ressentir l’intensité de la foi qui s’y exprime. Nous avons été religieux- et nous le resterons à tout jamais  » . Comment ne pas comprendre , alors , que cet étonnant linceul attire des millions de visiteurs ? Bien sûr , les bouffeurs de curés , les intégristes de la laïcité, ne manquent pas d’ironiser sur ce qui leur paraît relever de l’idolâtrie . Curieusement , alors qu’ils sont souvent très engagés politiquement , ils semblent ignorer la formule pourtant fameuse de Carl Schmitt :  » Tous les concepts politiques sont des concepts théologiques sécularisés « . Une fois n’est pas coutume , faisons preuve de charité chrétienne à leur égard :  » A tout pécheur , miséricorde  » !

par Philippe Le Corroller - le 29 mai, 2015


Un très joli texte !
Grâce à la distinction entre idole et icône, il renvoie dos à dos les superstitieux (les dévôts de l’idôlatrie) et les fondamentalistes religieux (les fanatiques de l’iconoclasme).
Pour autant, il reste une place pour la foi, pour la croyance.
De même, il reste une place pour l’incroyance, pour la pensée critique.
DGL

par Guillon-Legeay Daniel - le 29 mai, 2015


Merci pour ce texte très intéressant.
Pour le suaire… je ne sais pas ce qui serait le plus mystérieux, le plus miraculeux, de découvrir (mais je crois que cette découverte nous restera de toute façon inaccessible…) que cet objet… collerait au corps du Christ, ou d’imaginer ? qu’un homme inconnu, d’époque plus récente, aurait pu porter les stigmates de la Passion de Jésus jusqu’à ce point d’incandescence ? Comme une multitude d’autres saints, et pas saints, ont pu inscrire les stigmates de cette grande Passion dans LEUR chair.
Avons-nous besoin.. d’expliquer cela ?… (je cours chercher mon dictionnaire étymologique pour « expliquer », mais je sais d’expérience que le mot « expliquer » contient en germe l’idée d’enlever les plis (d’un tissu. Etymologie qui a à voir avec « sincère », sin cera, sans cire pour les amphores vendus au marché, des amphores pas trompeurs.) Piquant, hein ?) Pourquoi avons-nous besoin d’expliquer cela, sinon pour… enlever les plis ?…
J’ai une énorme dette à Daniel Arasse pour sa réflexion quasi.. religieuse ? philosophique ?, (allons pour la religion, même chez un homme où le sens.. critique est aiguisé à un point hors du commun) sur la très problématique intrication de la lettre, et de l’image. Son livre « L’ambition de Vermeer », d’accès difficile, suit à la trace, dans une enquête, la manière dont Vermeer cherchait à donner corps aux idées dans des images… quotidiennes, pendant qu’on y est.

Le problème de l’idolâtrie, comme vous le dites, renvoie à l’éclipse du sujet… « objet » de vénération dans au moins deux des trois monothéismes.
Mais la fâcheuse tendance de rabattre le sujet sur le sujet conscient et volontaire créé des résistances chez l’Homme qui nous submergent à l’heure actuelle. Mais les Evangiles eux-mêmes montrent la pensée de Jésus très ambivalente/divisée sur cette question, déjà.

Je me souviens d’avoir été terriblement interpellée par le regard de mon jeune fils, 3 ans, devant la télévision. De.. voir à quel point il était happé par ce son et lumière. Mais je dois dire que je peux être happée de la même manière par mes lectures. Happée au point de me couper de mon prochain, (l’Interdit de tous les interdits pour les religions du Livre..), et d’être.. BIEN dans cette relation (OUI) qui fait l’impasse sur mon prochain en chair et en os.
Une certaine critique désapprobatrice de l’idolâtrie (même dans une société sécularisée..) ne relève-t-elle pas d’une condamnation implicite de notre nature animale, qui échapperait au contrôle.. volontaire et conscient censé être… supérieur, et d’essence.. divine ?
Pourquoi tant d’acharnement à nous taper dessus pour ce que nous jugeons être nos faiblesses ?
Je suis également interpellée par la relation entre la Passion, le plus grand de tous les.. spectacles (sacrés), et notre société de spectacles… profanes.
Ne sommes-nous pas devenus ivres de nos spectacles qui, en nous renvoyant à ce monde.. hors le monde (de notre quotidien), agissent en retour pour rendre ce même quotidien encore plus exsangue, et terne ? N’entretenons-nous pas un antagonisme permanent entre cet ailleurs du spectacle… sacré ou profane et notre quotidien ? A quel prix, cet antagonisme ?
N’avons-nous pas créé.. de nouveaux paradis/enfers pour nous… délecter ? torturer ?

par Debra - le 30 mai, 2015



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