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Langage technique et humanisme

1/06/2015 | par Bruno Jarrosson | dans Science & Techno | 6 commentaires

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La technique est un langage

La technique est un langage. Elle dit quelque chose sur le monde en ce qu’elle matérialise une vision du monde. Un développement technique postule, contient, exprime une représentation du monde. La technique noue un rapport particulier entre l’homme et le monde, un rapport sur lequel on peut se pencher dans un esprit anthropologique.

Le langage a le pouvoir de désigner le réel. Mais le désignant, il s’en distingue. Quand Magritte dessine une pipe et écrit dessous : « Ceci n’est pas une pipe », il signifie qu’il est impossible de fumer du tabac avec le mot pipe. Le mot « chien » n’aboie pas, pour reprendre l’image de Spinoza. En se distinguant du réel, le langage acquiert une liberté que n’a pas la réalité. La réalité est contraignante, indifférente aux représentations et aux discours. Il vaut mieux contourner les réverbères que de les insulter. Le langage, lui, ignore les contraintes, il dit avec la même facilité le vrai et le faux, le réel et l’imaginaire, la réalité et le rêve. Le langage nous donne accès à l’irréalité.

Le langage ne peut même pas faire autrement que de rester dans l’irréalité. Il trahit toujours la réalité dont il parle. Parler de la douleur n’est pas souffrir, parler du bonheur n’est pas le bonheur. Le discours, parce qu’il est distant de la chose, la trahit. Il n’est pas ce qu’il dit, il n’est que discours. Tout discours est trahison, irréalité, fuite.

Depuis que l’homme parle, il échappe en partie à la dure réalité, il accompagne le temps de sa vie d’un rêve, d’une histoire qu’il se raconte vivre. Il construit une culture qui se distingue de la nature. Comme tout être de nature, l’homme a des instincts et des contingences. Comme être de culture, il peut décrire sa nature et arbitrer entre ce qu’elle réclame et ce qu’il se raconte être. La liberté est arbitrage entre nature et culture, entre réalité et discours sur la réalité.

Cette capacité d’arbitrage entre la nature et des représentations de la nature rend l’histoire de l’homme singulière. Elle l’engage dans une aventure dont il ne discerne pas le sens, le terme et les dangers. Les représentations de la réalité sont infinies, l’histoire humaine est donc potentiellement infinie et de toute façon imprévisible.

La technique s’inscrit dans ce mouvement. Chaque découverte, chaque innovation change le monde de façon imprévisible. L’homme joue à l’apprenti sorcier avec la nature et sa nature. Il ne découvre qu’après coup les conséquences de ses idées. Le progrès est ingouvernable, incontrôlable, indiscernable. Quand le progrès s’accumule, la peur nous saisit.

Mais le langage ne se contente pas de nous éloigner de la réalité. Il nous y ramène également.
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La technique comme représentation et comme volonté

Lorsqu’on dit : « Bonjour », on ne décrit pas la réalité d’un jour, bon ou mauvais ; on agit, on pose un acte dont l’objectif est d’entrer en relation avec quelqu’un. Ce langage est acte. Dire, c’est faire.

Le langage fait partie de la réalité. Il est réel. En effet, le langage n’est pas seulement discours sur une réalité avec laquelle on garde ses distances. Il plonge jusqu’au plus profond de cette réalité. Dans la mesure où tout langage s’adresse à quelqu’un, il est toujours un acte. Le langage irréel a pour principale fonction de changer le réel. C’est parce qu’il est irréel qu’il en a la puissance. Le réel est ce qu’il est, campé dans sa réalité sans pouvoir être autrement qu’il n’est. Le langage, lui, est représentation du réel et volonté sur le réel. Représentation : il choisit d’en privilégier un certain aspect, de le qualifier selon un certain parti pris. Volonté : il choisit délibérément de changer le réel, de lui extirper son caractère contraignant et irrécusable.

La technique est une représentation de l’homme, en ce sens elle est humaine, voire humaniste. Elle s’inscrit dans la volonté de comprendre, de questionner la sensation et de répondre. La curiosité, l’envie de savoir poussent la technique. Tout ce qui est techniquement réalisable sera réalisé tôt ou tard (loi de Gabor).

La technique est une volonté de l’homme, en ce sens elle est humaine voire humaniste. Volonté d’élargir les limites de sa condition, volonté d’augmenter son confort, volonté d’utiliser la matière au service de son bien-être. L’hédonisme pousse la technique. Tout ce qui est confortable et pas trop coûteux sera fait tôt ou tard.

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Aimer dire l’amour

Si la technique est un langage qui décrit et construit le monde, le discours sur la technique exprime l’amour ou le désamour que nous avons pour le monde que nous construisons. Il exprime l’amour ou le désamour pour l’image de nous-mêmes que nous renvoie la technique. L’assimilation que l’on fait parfois entre la technique et la fin de l’humanisme, le discours sur la technique déshumanisante, montre un homme qui n’aime pas son geste et donc qui ne s’aime pas. Ou qui s’aime mal.

Pour aimer un autre homme, ne faut-il pas s’aimer un peu soi-même puisque nous sommes à nous-mêmes la mesure de l’idée de l’homme ? La voie de l’humanisme passe par un geste d’amour. Il faut aimer.

Pour aimer, il faut dire aimer. Le réel crée le langage.

Et pour aimer dire aimer, il suffit souvent d’aimer. Le langage est réel.

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Une histoire jugée mais point normée

Le désamour pour les techniques et plus généralement pour l’histoire contemporaine exprime un jugement négatif. C’est dire que la technique et l’histoire sont jugées. Chaque époque les juge en fonction de ses normes du moment, principalement de ses normes morales. L’histoire des techniques est une histoire jugée à travers l’appréciation que l’on porte sur ses fruits.

Mais cette histoire n’est pas pour autant régulée ou limitée par des normes morales. Elle est indifférente à toute morale. Les normes de l’évolution des techniques sont le techniquement possible et l’économiquement rentable. Il suffit de lire une revue scientifique pour s’en rendre compte. Entre le moment où les scientifiques ont compris qu’il était possible de faire une bombe atomique et le moment où les politiques ont fait exploser la première de ces bombes, il ne s’est écoulé que sept ans, le temps techniquement nécessaire à la réalisation de la bombe atomique.

Le malaise face à la technique provient de la projection de normes – d‘ailleurs variables – sur un domaine qui lui est indifférent.

Voici ce qu’écrivait au xixe siècle un sage indien d’Amérique :

« Lorsque les gens ne respecteront plus rien de ce qui existe et n’exprimeront plus leur gratitude au Créateur, alors toute vie sera détruite, et la vie humaine de cette planète touchera à son terme. Voilà ce qui risque d’arriver aujourd’hui, et nous sommes tous responsables. Chaque être humain a le devoir sacré de veiller sur la santé de Notre Mère la Terre, parce que c’est d’elle que provient toute vie. Afin d’accomplir cette tâche, nous devons reconnaître l’ennemi – celui qui se trouve à l’intérieur de chacun de nous. Nous devons commencer par nous-même. Nous devons vivre en harmonie avec le monde naturel, et prendre conscience que sa surexploitation ne peut conduire qu’à notre destruction. Nous ne pouvons plus sacrifier le bien-être des générations à venir à la recherche du profit immédiat. Nous devons nous plier à la loi naturelle, ou subir les conséquences de sa rigueur. » (Leon Shenandoah, in Voix des sages indiens, Éditions du Rocher, 1994).

Cette projection d’une norme écologique sur le monde technique attire notre sympathie. Mais la technique est indifférente au discours. Il ne faut pas la charger de ce qui est hors de son ordre. Les décisions, les choix entre des ordres distincts, appartiennent aux hommes, pas à la technique qui n’est qu’un ordre parmi d’autres. Du point de vue de la décision tout au moins.

Le fait que la technique soit à elle-même sa propre norme rend l’histoire de l’homme singulière et imprévisible. Comment pourrait-on prévoir ce que l’on n’a pas encore découvert sans le découvrir ? L’histoire des sciences et des techniques est par définition imprévisible. Ainsi, en dérobant le feu de la connaissance, l’homme s’est engagé dans une histoire dont il ignore si elle finira bien pour son espèce. Il lui reste de s’y abîmer faute de pouvoir revenir sur ses pas.

 

Bruno Jarrosson

Ingénieur Supélec, conseiller en stratégie, Bruno Jarrosson enseigne la philosophie des sciences à Supélec et la théorie des organisations à l'Université Paris-Sorbonne. Co-fondateur et président de l’association "Humanités et entreprise", il est l'auteur de nombreux ouvrages, notamment Invitation à une philosophie du management (1991) ; Pourquoi c'est si dur de changer (2007) ; Les secrets du temps (2012) et dernièrement De Sun Tzu à Steve Jobs, une histoire de la stratégie (2016). Suivre sur Twitter : @BrunoJarrosson

 

 

Commentaires

Curieusement , lors de la récente polémique sur la réforme du collège , personne n’a évoqué les moyens d’améliorer l’enseignement de l’histoire des sciences et techniques . Pourtant , développer l’interdisciplinarité , par exemple en associant le professeur de physique-chimie et celui d’histoire pour expliquer la genèse de l’électricité , constituera sans doute une excellente méthode . Ceux qui la pratiquent déjà , sans avoir attendu qu’on l’impose , pourraient sûrement en témoigner . Mais le ministère , étrangement nul en matière de communication , alors qu’il veut développer ce mode d’enseignement , n’a pas su le « vendre » . Et l’opposition a carrément ignoré le sujet . Comme si , plutôt que de discuter sereinement d’une transmission concrète des savoirs , apte à susciter l’intérêt des élèves , les uns et les autres préféraient la posture et le recours à l’idéologie . Serions-nous , au fond , un pays futile ?

par Philippe Le Corroller - le 2 juin, 2015


Plusieurs remarques s’imposent ici.
Il est très difficile de penser le langage.
Mais, beaucoup de choses dépendent de quel sens je donne au mot « penser », qui fait partie de ce noyau commun de la langue française qu’un enfant entend et comprend avant de savoir même ce qu’est un dictionnaire.
« Le langage a le pouvoir de désigner le réel ».
Cette phrase contient deux mots qu’un enfant avant le dictionnaire a la possibilité d’entendre : « pouvoir » et « réel » (sous la forme de « réalité », souvent).
Il est vital en ce moment de faire retour sur ces mots qui passent de bouche en bouche sans… réflexion, comme autant de pièces de monnaie, qui, à la longue, continuent à circuler jusqu’à ce que personne ne sait plus… ce qu’elles valent…
Notre héritage religieux nous a accoutumés à l’idée que le Verbe était éternel (et le mot aussi…).
Certes, le signifiant est bien plus pérenne que vous et moi, et pour des raisons de continuité qui sont faciles à comprendre, mais…
J’ai la foi que tout a une fin, un terme, dans ce bas monde, et que le signifiant aussi, bien que capable de renaître de ses cendres comme un phoenix, n’est pas absolument soustrait aux effets corrosifs du temps.
Un petit retour étymologique (donc.. historique…) sur le mot « réel » est très important à notre époque révolutionnaire.
Il n’y a pas un langage ; il y a plusieurs modes de langage qui permettent à l’homme d’expérimenter ? de vivre ? plusieurs rapports différenciés avec ce qu’il perçoit comme étant extérieur à lui. Dans certains modes de langage, parler, c’est souffrir. Peut-être pas… dans le discours, (encore que…), mais, heureusement que le langage, la langue, ne se réduit pas à ce mode… unique.
Je pense que la révolution darwinienne, ainsi que la révolution freudienne, ont contribué à rendre certaines idées sur l’opposition culture/nature caduques, ou, du moins, contestables. Mais, je pense que nous parvenons, comme humains, à maintenir côté à côté des idées.. opposées dans leurs implications, sans nous rendre compte de ces incompatibilités…
On pourrait s’interroger, tout de même, sur l’Autre de nous-même, en nous même, qui entend ces.. contradictions à notre insu…
Enfin, je crois qu’il est indispensable de pouvoir.. réfléchir à ce qui s’ouvre devant soi quand on formule le monde avec les mots comme « la technique ».
Vous constaterez que l’expression « la technique » est sans sujet, sans acteur. Il s’agit… d’une idée, d’un substantif (et pas un verbe, pendant qu’on y est).
Mais… qu’est-ce « la technique » au delà des hommes et des femmes agissant avec leurs mains et leurs esprits, dans un contexte relatif ? « La technique ».. est-ce un absolu ?
Si l’idée « la technique » est un absolu, comme ce qui se dégage de l’exposé ci dessus, alors nous devons nous interroger sur ce qui fait lien entre notre langage.. désincarné ? et notre pauvre chair mortelle, soumise aux effets du temps.
Mais ce qui est dit par rapport à « la technique » peut être dit pour « la science », et pour « l’amour » aussi, comme ça peut être dit pour tout… substantif.
Ce qui est rapporté à « la technique » est finalement… un effet de notre aliénation structurelle au signifiant (au langage) lui-même, au delà des considérations sur la technique.
En fin de compte, nous sommes devant le constat que construire un monde d’absolus (substantifs) (serait-ce un monde d’idées ?…) n’est pas très… dynamique ?
Conjuguons…
Mieux encore… copulons ? 😉

par Debra - le 4 juin, 2015


Bonjour,

Le langage ou l’expression verbale fait appel à un échange qui dépend de nombreux critères.Des continents qui s’opposent et inter-réagissent.Savoir, le contenu, le ton,les gestes et expressions, varient en regard de l’attitude (gestuelle) de l’auditeur;de ses réponses.Ces « échanges du non-dit », sont traduits dans la plupart des situations; inconsciemment.Il y a donc, effectivement entre l’oralité et l’écrit un écart considérable.
L’apparent et le réel.
Les orateurs,les plus célèbres,les plus écoutés,ceux qui semblent parler comme ils écrivent, possèdent l’éloquence de l’écrit.Ils touchent au plus profond de l’inconscient collectif,ou ils lisent à haute voix, des papiers…

Derrière les mots, il y a des caches.Moins,beaucoup moins à l’écrit,avec lequel,on peut revenir,corriger…alors que le verbe du langage parlé,le message,les idées passent-pourrait-on dire- tel qu’il est exprimé comme il sort (brut de décoffrage).

Ce sont eux,les caches de surface, qu’il nous fraudait déchiffrer « sans complaisance » et sans faiblesse. La technique ne serait que l’avatar de la dialectique.Le suivisme est une voie de velours par laquelle nous nous laissons guider douillettement dans un confort consensuel de masse.Nous privant de l’effort de comprendre au-delà de lire entre les lignes et d’entendre au-delà des mots.

L’homme et la femme,oui, sont imprévisibles; mais j’aurais tendance à nous faire confiance, et curieux, avec vigilance et autant que possible; clairvoyance…Notre espèce, en l’espèce, n’a pas encore disparue.

Actuellement, nous sommes concentrés sur les nouveaux procédés de communications,connectés à notre identité,au corps,aux objets… Un autre langage s’ouvre à d’autres expressivités…

par philo'ofser - le 7 juin, 2015


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