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Haïku : une grenouille au bord d’un étang

2/07/2015 | par D. Guillon-Legeay | dans Art & Société | 5 commentaires

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Ah ! Le vieil étang
Une grenouille y plonge
Le bruit de l’eau.
 BASHÔ, Cent onze haïku (traduction Joan Titus-Carmel, éditions Verdier, 1998, Lagrasse)

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Pour lire ce poème, il convient tout d’abord de le réciter, de le murmurer pour soi-même, de fermer les yeux puis de prendre cinq respirations profondes. Alors, portés par le texte, nous nous retrouvons assis au bord d’un étang. Une grenouille y plonge, et c’est tout un monde qui se met à vibrer.

Est-ce nous qui sommes assis au bord de l’étang ? Ou encore est-ce l’étang qui clapote au fond de nous ? Ces questions peuvent sembler frivoles. Mais je n’en crois rien. Bien au contraire, je suis persuadé qu’elles interrogent toute la puissance de l’art. Comment, en effet, le langage poétique peut-il refléter le monde réel avec tant de force et de précision ? Et par quelle vertu étrange l’art parvient-il à interroger le mystère de notre présence au monde ? C’est précisément en cela que l’art du haïku intéresse le philosophe autant le poète, car il vise à émouvoir autant qu’à faire penser.

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Puissance de l’art

Une première remarque concerne la spécificité du haïku comme genre littéraire. On le sait, le haïku désigne, dans la tradition japonaise, un poème court, idéalement constitué de dix-sept mores (l’équivalent de nos syllabes). Ce court poème obéit à des règles très strictes de composition et, de plus, il doit pouvoir être prononcé en un seul souffle. Le genre est ancien, mais c’est Matsuo Bashô qui a institué et codifié l’art du haïku tel que nous le connaissons et tel qu’il se pratique encore de nos jours. L’art du haïku, par sa forme condensée, illustre la force structurante de la contrainte en matière de création littéraire. En soi, il nous enseigne une certaine idée de la liberté.  Celle-ci ne consiste à agir en l’absence de contraintes, à faire tout ce qui nous passe par la tête mais, au contraire, à respecter les règles et les contraintes pour mieux déployer sa puissance d’agir. Ici, la création esthétique enseigne la voie de la méditation éthique.

Une seconde remarque concerne la manière qu’adopte le haïku de se rapporter au réel. Car le haïku ne prétend pas décrire le réel extérieur. Il se borne à l’évoquer, en s’appuyant sur des notations sensorielles judicieusement choisies (visuelles, auditives, parfois même olfactives) et, également, sur des émotions intimes pudiquement exprimées.

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Le corps vécu, la conscience et le monde

Le haïku ne décrit pas tant le monde tel qu’il existe objectivement (ceci est l’affaire du savant) que le monde tel que nous le vivons subjectivement (c’est le propos de l’artiste). On fait très souvent à la poésie le reproche de s’enfermer dans la subjectivité et dans l’imaginaire. Pourtant, si l’on s’avise que les notations sensorielles ont été très finement choisies, il semble que la subjectivité n’épuise justement pas la trame du poème. Si l’on s’avisait d’interroger mille personnes pour savoir ce qu’elles ont ressenti en lisant ce poème, nul doute que chacune d’entre elles viendrait ajouter à la scène une part de subjectivité. Mais aucune ne pourrait en effacer les lignes de force: un étang léthargique, le plongeon d’une grenouille, une onde qui se propage  bruyamment à la surface de l’eau. Car l’esthétique minimaliste – la plus radicale en son genre – qui régit l’art du haïku s’attache à concentrer les éléments nécessaires à toute perception sensorielle. Au-delà de la subjectivité, elle nous restitue les propriétés communes de la perception, la structure d’un monde vécu et habité par tous

Mais il y a plus. Comment pourrions-nous être émus par ce poème et en saisir la signification si nous ne faisions pas appel à notre corps pour émouvoir notre âme ? Est-ce l’esprit qui accueille et traite les informations collectées par les sens ? Ou est-ce le corps qui stimule et éveille l’esprit, comme des doigts invisibles qui s’en viendraient mystérieusement faire chanter une harpe ? Bashô, ici, ne sépare pas radicalement l’âme et le corps ; il ne les traite pas comme deux instances indépendantes, au contraire de la métaphysique occidentale classique. Dans le poème, à travers une suite rapide de notations sensorielles, l’esprit s’éveille à lui-même et s’ouvre au monde. Dans le même mouvement, il recueille les perceptions afin de les transposer sur un autre plan : celui de l’art et de la signification.

Cette activité de la perception est éminemment complexe, si l’on y réfléchit bien. Car pour qu’il y ait perception, il faut bien sûr un système nerveux central, des sens coordonnés (la vue, l’ouïe, l’odorat, le toucher, le goût) capables de détecter telle ou telle réalité perceptible (ici, la surface de l’eau, la configuration spatiale de l’étang, la présence d’une grenouille, l’onde de choc, le temps qui s’écoule…). Mais ce n’est pas tout. Dans cette activité perceptive, on remarque que le corps n’est pas passif. Parmi la masse indistincte des sensations qui l’affectent en permanence, il lui faut discriminer, identifier, sélectionner, parmi tous les éléments extérieurs épars qu’il est en mesure de percevoir, ceux qu’il agrège en vue de constituer des choses précisément. Or, selon quels critères va-t-il effectuer une sélection pertinente ? Précisément, en se conformant à ceux que la conscience lui enjoint de suivre. Car l’esprit possède cette propriété primordiale qu’est l’attention. Or, c’est justement cette attention qui oriente l’activité sensorielle vers telle réalité extérieure en se détournant de toutes les autres. La perception s’effectue toujours en détachant telle réalité particulière par rapport à un fond général, à un arrière-plan  global, et c’est seulement ainsi que cette réalité acquiert une singularité, une unité, une consistance et une signification. Jusque dans ses derniers essais, le philosophe Maurice Merleau-Ponty n’a jamais cessé d’explorer ce mystère de la perception, laquelle n’est ni purement matérielle ni purement spirituelle. Pour définir le concept de chair susceptible de rendre compte de cette relation entre le psychique et le corporel, entre le visible et l’invisible,  Merleau-Ponty use de termes d’entrelacs ou encore de chiasme (1). Ce n’est pas la conscience qui constitue le monde, et pas davantage le monde qui constitue la conscience ; en vérité, l’un et l’autre se constituent réciproquement, comme deux feuillets accolés l’un à l’autre.

Etrange et merveilleuse harmonie entre l’esprit et le corps ! Sans les sens en alerte, le poète n’aurait pas pu percevoir le mouvement de la grenouille sautant dans l’étang ; mais sans l’esprit attentif à la beauté du paysage et à la signification des choses, ce léger tressaillement du monde n’aurait pas acquis cette signification poétique et cosmique. Et le poème n’aurait jamais été composé.

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Instant présent, instant crucial

Durant cet instant, le vieil étang est tiré de sa mutique torpeur et la tranquillité de l’eau rompue par l’onde qui se propage à la surface. Derrière l’apparente simplicité d’une scène bucolique, le haïku témoigne de la capacité de l’esprit à saisir avec fulgurance la fugacité d’un instant, tel un sabre tranchant une tige de bambou ou la tête de l’ennemi. Matsuo Bashô était fils de samouraïs. S’il n’a jamais manifesté de goût pour l’art de la guerre (le bushido), sa poésie, en revanche, en conserve des traces manifestes: la conscience aiguë de l’instant présent est autant l’affaire du moine contemplatif, que celle du poète ou celle du guerrier. Car il peut se produire que l’instant présent s’avère, dans l’art du combat, l’instant crucial.

Cette attention à l’instant présent, me semble-t-il,  ne saurait donc être trop rapidement confondue avec cette forme de relâchement – ainsi que l’extase un peu béate qui en résulte –  à quoi on voudrait trop facilement résumer la sagesse d’Epicure, en oubliant que ce plaisir des sens ne prend justement tout son sens que dans la conscience vive du caractère éphémère de l’existence. C’est parce que nous n’avons qu’une seule vie (l’éternité ne nous est pas permise) que chaque instant intelligemment savouré acquiert sa valeur et sa signification. Mettre le monde à distance pour mieux l’habiter. Cette attention à l’instant présent dont nous parle Bashô suppose, au contraire, une vigilance extrême, une tension intérieure très forte, celle que les samouraïs se faisaient vertu de cultiver, afin de se tenir constamment prêts au combat et à la mort. De là naît, me semble-t-il, la mélancolie qui parcourt bon nombre des haïkus de Bashô, surtout ceux qu’il rédigea vers la fin de sa vie.

Un homme est assis au bord d’un vieil étang. Une grenouille y plonge, et c’est tout un monde qui se met à vibrer.

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(1) Maurice Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible, coll. « Tel », éd. Gallimard (texte établi par Claude Lefort), 1964.

 

D. Guillon-Legeay

Professeur agrégé de philosophie, Daniel Guillon-Legeay a enseigné la philosophie en lycée durant vingt-cinq années en lycée. Il tient le blog Chemins de Philosophie. Suivre sur Twitter: @dguillonlegeay

 

 

Commentaires

Très beau texte, et très belle réflexion, merci.
Me vient à l’esprit un couplet d’un sonnet de mon ami, William (Shakespeare) qui dit à sa manière ce drame de la conscience que vous décrivez. En pensant à la mutation du monde, au relativisme… absolu qui caractérise notre existence dans le monde, à la fragilité absolue de la condition de l’homme, roseau pensant, William dit, devant la réalisation que l’oeuvre du Temps qui mène toute chose à la ruine va venir lui ravir son amour :
« This thought is as a death which cannot choose
But weep to have that which it fears to lose ».

Cette pensée est comme une mort qui ne peut choisir
Que pleurer d’avoir ce qu’elle craint de perdre.

Sonnet 64

par Debra - le 5 juillet, 2015


Associant la beauté du texte et celle du commentaire, leur continuité expressive et se transmettant en s’enrichissant (merci les NTIC), je me permets de traduire ma simple interprétation de ce drame que je peins en joie. Une éternité nous la permettrait-elle?

Et si nous nous abrevons de choix pour cette occasion de liberté, quel en serait le sens de cette émotion transgressive ?

La sagesse ou la folie?

par Yanko - le 25 juillet, 2015


フル池や
買わず とびこむ
水 のおと

furu ike ya
kawazu tobikomu
mizu no oto

La sonorité de cet haïku en japonais
Augmente la beauté du poème

Merci pour votre analyse détaillée que je partage

par Tokai - le 23 mars, 2016


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par iPhilo » À la découverte de la Bhagavad Gîtâ, ou l’art d’agir - le 25 mars, 2021


L’attention, la perception, une présence effective le plus possible est je crois aimante. Corps et esprit « touchés/touchants » proches et loin à la fois capturent un contenu vide et plein à la fois.
Merci pour cette bonne feuille

par chiarappa - le 19 avril, 2021



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