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Rousseau, fondateur de l’ethnologie ?

30/11/2015 | par Claude Obadia | dans Philo Contemporaine | 2 commentaires

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L’oeuvre de Rousseau manifeste le souci prépondérant d’élucider la question du mal. Alors que Voltaire et Condorcet affirment que le bonheur de l’homme se trouve sur le chemin du progrès des sciences et des techniques, l’auteur du Discours sur les sciences et les arts (1751) et du Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1754) constate désespérément que le développement des Lumières, loin d’entraîner la moralisation des moeurs, provoque leur corruption et génère la servitude en créant des inégalités entre les hommes et des besoins superflus qui suscitent les passions les plus tristes et vaniteuses.

Ici doit donc être précisée l’intuition fondamentale qui gouverne la pensée de Rousseau. Le malheur de l’homme, sa méchanceté, loin d’être naturels comme le pensait Hobbes, sont liés aux circonstances et aux conditions empiriques, sociales , dans lesquelles  il vit. Aussi le mal est-il un fait politique – celui d’une société mal gouvernée – et historique. Analysant le processus de la genèse du malheur humain, Rousseau s’appuie donc sur la dualité de la nature et de l’histoire. Convaincu de la bonté naturelle de l’homme que Dieu ne peut avoir voulu créer mauvais, il va recourir à l’idée de l’état de nature, état qui, écrit-il dans la Préface du Discours sur l’origine de l’inégalité, « n’existe plus, qui n’a peut-être point existé, qui probablement n’existera jamais » mais de la notion duquel nous devons nous instruire pour « démêler ce qu’il y a d’originaire et d’artificiel dans la nature actuelle de l’homme ».

En observant sans complaisance ses contemporains, en recherchant, comparativement, dans les récits de voyages des informations relatives à la vie des « sauvages », en étudiant, en un mot, l’influence des déterminismes socio-culturels sur les comportements humains, Rousseau, comme le souligne Claude Lévi-Strauss au chapitre II de l’Anthropologie structurale II (1), doit sans doute être considéré comme le  fondateur des sciences de l’homme. Travaillant à dissocier ce qui, chez ce dernier, est naturel de ce qui seulement le paraît du fait de l’influence du milieu dans lequel il vit, l’auteur des Confessions adopte une attitude intellectuelle caractérisant, depuis leur avènement, les sciences humaines. Cette attitude consiste à appréhender les comportements humains  comme des choses (2), c’est-à-dire avec l’objectivité imposant de ne rien préjuger quant à leur nature et, par conséquent, de ne pas présupposer, avant examen, que ce qui semble empiriquement inhérent à la nature humaine l’est effectivement. C’est ainsi que, dénonçant les effets malheureux de la socialisation, Rousseau met en évidence une série de déterminismes   dont l’étude systématique constituera, dès la fin du dix-neuvième siècle, l’objet même de la sociologie mais aussi de l’ethnologie plus particulièrement intéressée par les sociétés primitives.

C’est en cherchant l’origine de l’inégalité parmi les hommes que l’auteur du Contrat social  sera amené à travailler en ethnologue. Persuadé que les inégalités trouvent leur  première source dans le progrès des Lumières, Rousseau  explique que l’instauration de la propriété a, elle aussi, fortement déterminé le développement de l’injustice sociale. Ainsi recherchera-t-il, par le biais de l’analyse de la diversité des nations et des moeurs, la preuve de l’innocence naturelle de l’homme.  Ceci dit, comme le souligne Lévi-Strauss au chapitre XXXVIII des Tristes tropiques, « Jamais Rousseau  n’a commis l’erreur de Diderot qui consiste à idéaliser l’homme naturel ». S’il a recours à   l’état de nature, ce recours n’est nullement nostalgique, comme Voltaire se plut ironiquement à le croire, mais permet d’instruire une théorie critique du progrès. Celle-ci se fonde sur la distinction de la nature (universelle) et de la culture (particulière) et se développe à travers l’étude du problème fondamental que Rousseau tente de résoudre: s’il est vrai que l’état de société inhérent à l’homme entraîne des maux, ceux-ci sont ils inhérents à cet état?  Or, ici le regard ethnographique de Rousseau se révèlera prodigieusement fécond.

L’observation des autres sociétés, des « sauvages », à laquelle une longue note du Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes  est consacrée (3), nous permet d’abord de constater que notre civilisation, par opposition, est probablement celle qui s’éloigne le plus de ce qui constitue la base universelle de toute société humaine. Ainsi se dissipe l’illusion selon laquelle nous observant nous-mêmes nous apercevrions l’homme de la nature. Mais la comparaison ethnographique peut aussi, ajoute Lévi-Strauss, nous aider, « en dégageant les caractères communs à toute société », « à constituer un type qu’aucune ne reproduit fidèlement ». Dégageant les particularismes socio-culturels, l’étude ethnologique, à l’instar de l’analyse rousseauiste, dessine donc, en négatif, ce que serait, premièrement l’homme naturel,  et deuxièmement l’invariant de toute société humaine. Car c’est bien en observant les autres sociétés, et en particulier les sociétés primitives, que nous pouvons découvrir ce qui, immanent et confondu à l’état social qui est le nôtre, s’en distingue originairement et constitue notre nature.

Aussi le travail de l’ethnologue vise-t-il, par-delà la connaissance des sociétés primitives, la découverte des lignes de force et des règles qui permettent de mieux comprendre nos sociétés. Il nous concerne tous puisque, explicitant les différences, parfois considérables, qui séparent les cultures, il expose par-là même leurs traits communs. Or, n’est-ce pas précisément cela que Rousseau a compris ? N’est-ce pas « cette ethnologie qui n’existait pas encore », comme le dit Lévi-Strauss (4), qu’il a « conçue, voulue, annoncée » ? Et ne faut-il pas reconnaître, avec l’auteur de l’Anthropologie structurale II, que « Rousseau ne s’est pas borné à prévoir l’ethnologie, (mais qu’)il l’a fondée » (5) ? « J’ai peine à concevoir, écrit en effet le philosophe dans le Discours sur l’origine de l’inégalité, comment dans un siècle où l’on se pique de belles connaissances, il ne se trouve pas deux hommes…dont l’un sacrifie vingt-mille écus de son bien (allusion ici au mécénat)  et l’autre dix ans de sa vie à un célèbre voyage autour du monde, pour y étudier, non toujours des pierres et des plantes, mais une fois les hommes et les mœurs ». Car comment, s’indigne-t-il un peu plus loin, pourrions-nous nous mêler « de juger le genre humain » alors que « toute la terre est couverte de nations dont nous ne connaissons que les noms » ? Exhortant, en dénonçant leurs préjugés, les philosophes à voyager  (« les particuliers ont beau aller et venir, il semble que la philosophie ne voyage point »), Rousseau, proclamant au chapitre VIII de l’Essai sur l’origine des langues, que « pour étudier l’homme, il faut apprendre à porter sa vue au loin ; (qu)’il faut d’abord observer les différences pour découvrir les propriétés » , affirme en définitive que nous ne pourrons connaître l’homme qu’à la condition d’observer ceux que nous ne sommes pas . Aussi est-ce bien seulement à travers l’Autre qu’il est possible de reconnaître le Même, et à travers l’étude des relativismes culturels ce qui est universellement humain.

n
(1) « Jean-Jacques Rousseau, fondateur des sciences de l’homme », discours prononcé à Genève le 28 juin 1962 lors des cérémonies pour le 250° anniversaire de la naissance de Jean-Jacques Rousseau.
(2) Durkheim, Les règles de la méthode sociologique , chapitre 2, page 15 de l’éd. P.U.F, 1992.
(3) Première partie, note 1, page 177 à 182 de l’édition Garnier-Flammarion de 1971.
(4) Références du texte, note 1 de notre article.
(5) Idem.
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Post Scriptum : ce texte pourra notamment intéresser les élèves qui préparent l’épreuve de Culture générale des concours HEC (la nature est le thème 2016).

 

Claude Obadia

Agrégé de philosophie, Claude Obadia enseigne à l'Université de Cergy-Pontoise, à l'Institut Supérieur de Commerce de Paris et dans le Second degré. Il a publié en 2011 Les Lumières en berne ? (L’Harmattan) et en 2014 Kant prophète ? Éléments pour une europhilosophie (éditions Paradigme – Ovadia). Il consacre ses recherches actuelles aux sources religieuses et métaphysiques du socialisme. Son blog : www.claudeobadia.fr.

 

 

Commentaires

Très beau texte, très pédagogique et qui fait beaucoup réfléchir. Il ne s’agit peut-être pas d’un texte d’actualité, mais il tombe à pic ! Glucksman a écrit « Dostoïevski à Manathan » pour expliquer que les terroristes avaient attrapé la maladie du ressentiment de l’homme du souterrain. Il aurait pu le 13 novembre (s’il n’était pas mort avant) écrire « Rousseau à Paris et Saint-Denis » car le ressentiment est une forme comme une autre du passage de l’amour de soi à l’amour propre, propos que Jean-Pierre Dupuy a longuement expliqué dans la Marque du Sacré. Les terroristes sont fascinés par l’Occident et veulent le détruire : ils nous haïssent non parce qu’on est différent mais parce qu’ils voudraient pouvoir être comme nous. De même que, contrairement à ce que Condorcet pensait, les Lumières et le progrès social et technique du XVIII/XIXe siècle n’ont pas amené un progrès moral aussi grand de la société, la mondialisation que nous connaissons n’est pas seulement une mondialisation heureuse. Il y a une mondialisation malheureuse de la rivalité, de la concurrence, de l’envie, du ressentiment et finalement du terrorisme.

par Michel Bernard - le 3 décembre, 2015


Ah, ce bon vieux débat nature versus culture ! L’homme naturellement bon et qui aurait été perverti par la société ? Il suffit d’être parent pour savoir que c’est l’inverse : c’est bien l’éducation qui fait d’un adorable petit sauvage un individu à peu près civilisé . Certes , Freud nous l’a montré , c’est au prix du refoulement des pulsions du ça , d’où le  » Malaise dans la civilisation  » . Mais, bon, le travail de sublimation , qui fait de nous des ingénieurs, des professeurs, des médecins, des artistes, etc, etc…c’est plutôt chouette, non ? Après , se pose la question d’une éventuelle inégalité des cultures . Ma foi , contrairement à Lévi-Strauss , je ne mets pas sur le même plan Bach et un joueur de flute du fin fond de l’Amazonie . Je suis plutôt content d’appartenir à une société qui , comme Marcel Gauchet nous l’a expliqué lumineusement, est passée de l’hétéronomie à l’autonomie . D’accord, elle a mis cinq siècles pour « sortir de la religion » . Mais n’est-ce pas à cette longue maturation qu’elle doit la douceur de ses moeurs, son art de vivre ? Aussi, quand un candidat à la Présidence de la République nous explique qu’il n’y a pas de « culture française », alors qu’il en est d’évidence un pur produit , j’ai au moins une certitude : il n’aura pas ma voix.

par Philippe Le Corroller - le 4 avril, 2017



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