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Bachelard aujourd’hui ?

14/01/2016 | par François Chomarat | dans Philo Contemporaine | 2 commentaires

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Bachelard est mort il y a plus de 50 ans, le 16 Octobre 1962. Le temps semble désormais venu de considérer son œuvre comme celle d’un philosophe tout court, en dépassant la division commode entre sa philosophie des sciences et sa poétique de l’imagination de la matière.

Mais cette relecture se heurte à un certain nombre d’obstacles. Est-il certain qu’il soit encore notre contemporain ? La relativité, la physique quantique, le surréalisme ou encore la psychanalyse, étaient encore pour lui des révolutions en marche, des traits nouveaux de l’esprit qui l’ont éveillé à la pensée toujours en train de se réformer elle-même. Il fut donc le penseur des ruptures de la modernité. Il a notamment pris acte de la spécialisation désormais inévitable de la connaissance scientifique. Cependant, nous recherchons autre chose, rêvant à de nouvelles noces entre l’humanité et la nature, et peut-être à une science qui parlerait à tous.

L’objet de la connaissance la plus commune était selon lui le corrélat d’une intentionnalité oisive – celle de la conscience solitaire de l’honnête homme et des philosophes du passé – alors que l’objet scientifique requiert une « intentionnalité pénétrante » (Le matérialisme rationnel, 1953) : celle de la « Cité scientifique » collectivement au travail, qui va mobiliser une rationalité plus efficace que la simple conscience personnelle et creuser plus avant dans la matière.

La spécialisation scientifique exige un principe philosophique qui est la notion de régions d’être. Ce qui signifie : méfiance envers les grands concepts englobants, Nature, Être, Univers. Mise à distance du vécu. Bachelard exige ainsi de l’esprit un certain renoncement, non seulement à ses élans spontanés, mais à toute forme de naturalisme : « une poétique de la vie vit la vie en la revivant, en la majorant, en la détachant de la nature, de la pauvre et monotone nature. » (Fragments d’une poétique du feu, PUF, 1988, posthume.)

Que peut donc bien valoir, à l’heure où l’on brandit comme un repoussoir la fameuse formule de Descartes selon laquelle nous pourrions « nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature », cette affirmation Bachelardienne : « Il faut forcer la nature à aller aussi loin que notre esprit » (Philosophie du non, 1940) ?

Ni idéaliste ni réaliste, il plaide pour un rationalisme de la réalisation : « Notre pensée va au réel, elle n’en part pas. » (La valeur inductive de la relativité, 1929) C’est sur cette base que l’on a le plus souvent majoré le côté constructif de la pensée de Bachelard, la victoire du fabriqué sur le naturel. Certaines de ses formules furent des raccourcis : on a surtout retenu le « rien n’est donné, tout est construit » de la Formation de l’esprit scientifique. Il va jusqu’à parler d’un « cogito d’appareil », la pensée scientifique étant indissociable de ses instruments. Mais c’est oublier le thème de la rectification, qui parcourt toute l’œuvre, depuis sa thèse de 1928 (Essai sur la connaissance approchée) jusqu’au Rationalisme Appliqué de 1949 : au fil d’une critique du cogito solitaire cartésien, dont on voit mal comment il pourrait reconstruire le monde réel après l’avoir détruit par le doute radical, Bachelard ajoute un troisième terme : « Entre les deux pôles du monde détruit et du monde construit, nous proposons de glisser simplement le monde rectifié. » (Le rationalisme appliqué, p. 51)

De la même manière, le chimiste crée-t-il un monde entièrement factice ? Bachelard n’est pas si loin que cela d’Aristote, quand il affirme : « La Nature voulant faire vraiment de la chimie a finalement créé le chimiste. » (Le matérialisme rationnel, 1953). La Nature requiert notre collaboration pour la réalisation de toutes ses virtualités. Bachelard apparaît alors comme le philosophe des dynamismes, de la matière comme de la pensée. Si Bachelard a effectivement forgé le terme de phénoménotechnique, pour désigner la production technique des phénomènes par les sciences contemporaines, ce terme renvoie à la technique comme lieu de la manifestation et non seulement de la manipulation. Il note bien que le chimiste n’est pas vraiment Homo Faber, et comme l’exprimait Raymond Ruyer dans une recension du livre de Bachelard, L’activité rationaliste de la physique contemporaine, en 1953 : « La pile atomique n’est pas une machine à faire des atomes de plutonium – c’est un lieu où les atomes transuraniens se font eux-mêmes. »

Le cristal piézo-électrique des frères Curie (Le rationalisme appliqué, dernier chapitre, 1949) représenterait l’instrument paradigmatique, un prolongement ou une autre voie qui s’ouvre, au-delà du principe de raison ayant fondé la mécanique sur le levier comme instrument-théorème : opérateur de phénomènes, couplage de forces hétérogènes – mécaniques, thermiques, électriques-, le cristal piézo-électrique nous fait rentrer dans un nouveau rationalisme de l’information, où il s’agit désormais d’élaborer un rationalisme de la matériologie par-delà le rationalisme des seules machines mécaniques. Un rationalisme des couplages.

Ne reste-t-il pas somme toute nécessaire de plaider, encore aujourd’hui, pour un rationalisme critique et complexe tel que celui de Bachelard, qui force le philosophe à admettre qu’il vit dans un monde d’appareils et de techniques de manifestations ?

Si la formule générale de l’empirisme est toujours : « rien n’est dans l’intelligence qui n’ait d’abord été dans les sens » ; Bachelard y substitue : rien n’est dans l’intelligence qui ne soit par l’intelligence, en état de réforme permanente.

L’esprit critique est nécessaire pour ne pas être prisonnier de nos premières images face à des situations familières. Il l’est encore plus quand il s’agit d’étudier des domaines nouveaux de réalité, comme l’infiniment petit : « On n’est pas et l’on ne devient pas familier de l’infiniment petit. On ne peut souvent le comprendre qu’en déformant nos manières de comprendre, dans une activité toute réflexive, par un usage tout polémique de la raison. » (Les intuitions atomistiques, Boivin, 1933, p. 132)

Il faut donc poser des principes pour trouver des choses, et non chercher ses principes à partir des choses. On considérera que la réalité est opaque si l’on en reste au primat de la substance pour caractériser l’objet. Mais la fonction, elle, est claire. Le boson de Higgs défie toute représentation en terme de petite chose qui se tiendrait là devant nous, mais non pas en terme de son rôle dans la théorie standard des particules. Avec la science contemporaine, c’est la fonction qui continue de définir l’être, comme l’affirma souvent Bachelard dans ses textes.

De même pour la question du temps : il ne s’agit pas d’une donnée immédiate, il faut que notre intelligence le tisse, en compose les scansions et les rythmes, faute de quoi nous n’aurions qu’une trame fort lacunaire qui serait bien loin de constituer une durée continue.

Celles et ceux qui travaillent sur Bachelard sont nombreux aujourd’hui, citons entre tant d’autres : Vincent Bontems, Julien Lamy, Michel-Elie Martin, en France, Hans-Jorg Rheinberger ou Sandra Pravica à Berlin, Valeria Chiore à Naples. Mais l’on sent aussi l’actualité du philosophe chez les musiciens, les danseurs ou les architectes, qui travaillent à partir de son œuvre, par d’inédites prolongations. Sans aucun doute parce que ses réflexions sur l’espace et le temps ont encore beaucoup à nous apprendre. Nous pensons à Fernande Ruckert, violoniste belge, qui a écrit : Concerto pour plume et archet. Essais sur la musique aux lueurs de Gaston Bachelard ; à Marie-Pierre Lassus, et son Gaston Bachelard Musicien. Une philosophie des silences et des timbres (Presses Universitaires du Septentrion, 2010)

C’est d’après La Poétique de l’espace de Bachelard que la chorégraphe Carolyn Carlson a créé sa pièce Now au Théatre National de Chaillot en Novembre 2014. « La base de notre travail c’est que tout est maison », dit-elle (entretien DanserCanalHistorique, 4/11/2014). En Slovaquie, Anton Vydra s’intéresse aux méditations de Bachelard sur l’espace (Intimate and Hostile Places, a Bachelardian contribution to the architecture of lived space, 2014). Mais là encore, comme pour la matière, la maison est pour Bachelard un problème d’énergie : « Envers et contre tout, la maison nous aide à dire : je serai un habitant du monde, malgré le monde. Le problème n’est pas seulement un problème d’être, c’est un problème d’énergie, et par conséquent de contre-énergie. » (Poétique de l’espace, 1957, page 72)

Notre dernier espace, Internet, serait-il Bachelardien ?  Le pionnier de la réalté virtuelle Jaron Lanier, dans You are not a gadget, en 2010, intitule son chapitre 14 : « Home at last. My love affaire with Bachelardian neoteny ». C’est le Bachelard de la Poétique de la rêverie qui est convoqué, représentant le bon côté de l’enfance, associé à l’espace virtuel où chacun pourrait découvrir ses capacités créatrices. La double vie de Bachelard, entre le travail scientifique spécialisé et la rêverie poétique, s’accorde peut-être avec la dualité actuelle de l’industrie numérique et de la rêverie numérique.

Pourquoi Bachelard aujourd’hui, finalement ? Parce qu’il nous permet d’entrer dans notre propre temps de manière intelligente, avec notre raison, notre imagination, notre corps. Il aimait se référer à la préface du Cornet à dés de Max Jacob : « Surprendre est peu de chose, il faut transplanter. » En quelque sorte : tenter d’élargir les axiomes de la vieille pensée, avec pour modèle Einstein et la relativité par rapport à Newton. Il nous faut donc imaginer avec quels axiomes nouveaux, nous pourrions reprendre la tâche qui est pour Bachelard celle du rationalisme, au contact des avancées de l’esprit contemporain dans tous les domaines de la culture. De quel « tremblement de concept », de quelle organisation nouvelle de l’espace et du temps, sommes-nous capables ? Dis-moi ce que tu peux faire advenir, et je te dirai qui tu es.

 

François Chomarat

Docteur et agrégé en Philosophie, François Chomarat enseigne au lycée Descartes de Montigny le Bretonneux dans les Yvelines.

 

 

Commentaires

D’accord avec votre très belle définition de la pensée de Bachelard :  » rien n’est dans l’intelligence qui ne soit, par l’intelligence, en état de réforme permanente « . Si l’on parle de  » communauté scientifique  » , c’est bien parce que la science travaille ainsi : le chercheur publie , et se soumet donc à l’analyse de ses pairs , qui vont pouvoir , éventuellement , prolonger ses conclusions . En revanche , je suis interpellé lorsque , avec humour , vous vous interrogez :  » Internet serait-il Bachelardien ? » . Il suffit d’ouvrir Facebook pour voir que ce tuyau n’est pas la revue Science ou Nature : il véhicule tout et n’importe quoi . Mais à peine ai-je écrit cela que je me surprends masochiste : c’est bien grâce à internet , en l’occurrence grâce à l’excellent site iPhilo que je peux confronter ma pensée de simple  » honnête homme  » à celle d’éminents spécialistes comme vous ! Rien n’est simple , tout se complique , dirait sans doute ce grand philosophe contemporain , Sempé .

par Philippe Le Corroller - le 14 janvier, 2016


Il est extrêmement difficile de lire une personne homme ou femme qui a pensé sur toute une vie, et garder en tête que sa pensée n’est pas uniforme, figée dans une non contradiction. Surtout que nous avons des exigences (modernes) terribles pour la non contradiction, et le déroulement linéaire et.. progressiste.. de la pensée.
Quand il est dit qu’il « faut donc poser des principes pour trouver des choses, et non chercher ses principes à partir des choses », on pose un principe qui n’est pas sans conséquences…
On retourne à la question de ce qu’on trouve, plutôt ce qu’on peut (non pas doit) trouver en procédant ainsi, car la science moderne est fondée, me semble-t-il, sur cette rupture de méthode avec la science de nos ancêtres médiévaux (et antiques, sur certains points). Cette rupture de méthode pose comme principe du départ, malheureusement, de prôner un jugement ancien ? sur la « tromperie », le « faux » du monde matériel, en logeant… « lavérité » du côté des principes… abstraits. (Nous ne sortons, et ne sortirons jamais des jugements de valeur, même si nous croyons y parvenir. Cela fait partie de notre condition de créature…)
Nous sommes passés d’un modèle, une carte du monde où la Terre était au centre, à une carte où le Soleil était au centre, et maintenant, nos dernières théories de carte postulent « au centre » (l’expression que je retiens est « au centre », car… nous pensons que le monde tourne autour du centre, c’est un principe de départ qui souvent s’ignore comme principe…), un trou noir. (Je pense par analogie ici, en comparant nos modèles pour différences et ressemblances, mais mea culpa, cela est trop simple, et demanderait à être étoffé, ce que je suis incapable de faire par manque de connaissances.)
Ce trou noir serait-il (à) l’image de notre… désenchantement, et du désenchantement que les principes de la science moderne ont fait advenir dans notre monde qui perd sa foi dans la cosmogonie que cette rupture a mise en place ?
Avec le formidable outil de l’enquête… scientifique, nous ne parvenons pas, et ne parviendrons pas ? à VOIR le réel… les.. « idées », même avec toute la bonne volonté et la maîtrise que nous croyons posséder, en tant que créatures, et non pas créateurs. Y a t-il une.. résolution à une dualité/division de cet ordre ? Est-ce même..souhaitable de résoudre cette division ?
En tant que pauvre créature, à l’heure actuelle, je suis malmenée par les exigences de la passion de tant de.. rationalité dans nos vies..
La passion de la raison est pire que toutes les autres ? Nos ancêtres qui ont brulé au 17ème au moment où la passion de la raison était au dessus de toutes les autres, (et pas du (seul) fait de l’Eglise…) ne me donneraient pas tort, je crois.

par Debra - le 14 janvier, 2016



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