Umberto Eco : morceaux choisis
Pour la mort d’Umberto Eco, nous publions deux extraits de son ouvrage Cinq questions de morale publié en 2000 chez Grasset. Ce livre est un recueil de cinq textes qui sont à l’origine des conférences ou des interventions. Ils concernent 5 thèmes dont l’actualité est toujours brûlante et qui concernent des secousses profondes qui animent la civilisation occidentale. Merci à Patrick Ghrenassia de les avoir choisis.
Morale et droit s’enracinent dans l’universalité du corps humain
J’en suis arrivé à la certitude qu’il y a des notions communes à toutes les cultures, et que toutes se réfèrent à la position de notre corps dans l’espace (…) Nous sommes des animaux à station verticale, si qu’il nous est pénible de rester longtemps la tête en bas, et nous avons donc une notion commune du haut et du bas, et nous tendons à privilégier le premier sur le second. De la même façon, nous avons la notion d’une droite et d’une gauche, de l’immobilité et de la marche, de la veille et du sommeil, du fait d’être debout ou couché, de ramper ou de sauter. Nous avons des membres, et nous savons donc tout ce que signifie heurter une matière résistante, pénétrer une substance molle ou liquide, écraser, tambouriner, piétiner, donner des coups de pied, ou danser. Je pourrais continuer cette liste, et inclure la vue, l’ouïe, manger ou boire, avaler ou vomir. Et bien sûr, chaque homme a une notion de ce que signifie percevoir, se souvenir, éprouver du désir, de la peur, de la tristesse ou du soulagement, du plaisir ou de la douleur, et émettre des sons exprimant ces sentiments. Par conséquent (et l’on entre déjà dans la sphère du droit), nous avons des conceptions universelles sur la contrainte : on ne désire pas que quelqu’un nous empêche de parler, de voir, d’écouter, de dormir, d’avaler ou de vomir, d’aller où nous voulons; nous souffrons que quelqu’un nous attache ou nous contraigne à la ségrégation, nous frappe, nous blesse ou nous tue, nous soumette à des tortures physiques ou psychiques qui diminuent ou annulent notre capacité de penser.
(…) Notez que, jusqu’ici, j’ai mis en scène uniquement une sorte d’Adam bestial et solitaire, qui ignore encore ce qu’est le rapport sexuel, le plaisir du dialogue, l’amour pour les enfants, la douleur de la perte d’un être cher; mais déjà, dans cette phase, du moins pour nous (sinon pour lui ou elle), cette sémantique est devenue le fondement pour une éthique : nous devons avant tout respecter les droits de la corporéité d’autrui,, parmi lesquels le droit de parler et de penser.
(…) Mais, me demandez-vous, cette conscience de l’importance de l’autre suffit-elle à m’offrir une base absolue, un fondement immuable pour un comportement éthique ? Je pourrais vous rétorquer que même ce que vous appelez les fondements absolus n’empêchent pas les croyants de pécher, tout en ayant conscience de pécher, et le débat serait clos; la tentation du mal habite aussi chez ceux qui ont une notion fondée et révélée du bien.
Les migrations du Troisième millénaire
En Amérique latine, les phénomènes furent différents, selon les pays : les colons espagnols se sont métissés parfois avec les Indiens, parfois (comme au Brésil) avec les Africains, parfois on a eu la naissance de langues et de populations dites « créoles ». Il est très difficile de dire, même en raisonnant en termes raciaux de sang, si un Mexicain ou un Péruvien est d’origine européenne ou amérindienne, et ne parlons pas d’un Jamaïcain.
Eh bien, c’est un phénomène de ce genre qui attend l’Europe, et aucun raciste, aucun réactionnaire nostalgique ne pourra l’empêcher.
Je pense qu’il faut, à ce stade, distinguer le concept d' »immigration » de celui de « migration ». On a « immigration » quand quelques individus (voire beaucoup, mais dans une mesure statistiquement négligeable par rapport à la souche d’origine) se transfèrent d’un pays à l’autre (comme les Italiens ou les Irlandais en Amérique, ou les Turcs aujourd’hui en Allemagne). Les phénomènes d’immigration peuvent être contrôlés politiquement, limités, encouragés, programmés ou acceptés.
Il n’en va pas de même avec les migrations. Qu’elles soient violentes ou pacifiques, elles sont comme des phénomènes naturels : elles se produisent et personne ne peut les contrôler. On a « migration » quand un peuple entier, peu à peu, se déplace d’un territoire à un autre. Il y a eu de grandes migrations d’est en ouest, au cours desquelles les peuples du Caucase ont changé la culture et l’hérédité biologique des natifs. Il y a eu les migrations de peuples dénommés « barbares » qui ont envahi l’empire romain et ont créé de nouveaux règnes et de nouvelles cultures dits justement « romano-barbares » ou « romains-germaniques ». Il y a eu la migration européenne vers le continent américain, d’une part des côtes Est jusqu’en Californie, d’autre part des îles Caraïbes et du Mexique jusqu’à la Terre de feu. Même si elle fut en partie politiquement programmée, je parle de migration car il ne s’agit pas de Blancs venus d’Europe qui ont assimilé les moeurs et la culture des natifs, mais de Blancs qui ont fondé une nouvelle civilisation à laquelle les natifs (ceux qui en ont réchappé) se sont adaptés.
Il y a eu des migrations interrompues, comme celles des peuples d’origine arabe vers la péninsule ibérique. Il y a eu des formes de migration programmée et partielle, mais non moins influente pour autant, comme celle des Européens vers l’est et le sud (d’où la naissance des nations dites « post-coloniales »), où les migrants ont malgré tout changé la culture des populations autochtones. Une phénoménologie des divers types de migration n’a pas encore été faite, me semble-t-il, mais une chose est certaine : les migrations sont différentes des immigrations. On n’a » immigration » que lorsque les immigrés (admis sur décisions politiques) acceptent en grande partie les coutumes du pays où ils immigrent, on a « migration » lorsque les migrants (que personne ne peut arrêter aux frontières) transforment radicalement la culture du territoire où ils migrent.
Quant à nous, après un XIXe siècle plein d’immigrants, nous nous trouvons aujourd’hui face à des phénomènes incertains : difficile de dire, dans un climat de grande mobilité, s’il s’agit de cas d’immigration ou de migration. Indubitablement, on a un flux irrépressible du sud vers le nord (les Africains ou les Moyen-Orientaux vers l’Europe), les Indiens de l’Inde ont envahi l’Afrique et les îles du Pacifique, les Chinois sont partout, les Japonais sont présents avec leurs organisations industrielles et économiques même quand ils ne se déplacent pas physiquement en masse.
Peut-on distinguer l’immigration de la migration, maintenant que la planète entière devient le territoire de déplacements croisés? Je crois que oui : je l’ai dit, les immigrations sont contrôlables politiquement, alors que les migrations au même titre que les phénomènes naturels ne le sont pas. Tant qu’il y a immigration, la population d’accueil peut espérer contenir les immigrés dans un ghetto, afin qu’ils ne se mélangent pas avec les natifs. Quand il y a migration, il n’est plus question de ghetto, et le métissage est incontrôlable.
Les phénomènes que l’Europe essaie encore d’affronter comme de l’immigration sont en réalité des cas de migration. Le tiers monde frappe aux portes de l’Europe, et y pénètre même si elle n’est pas d’accord. Le problème n’est plus de décider (ainsi que les politiciens font semblant de le croire) si l’on doit admettre à Paris des étudiantes portant le tchador ou combien de mosquées on va construire à Rome. Le problème est de savoir que, au prochain millénaire (et, n’étant pas un prophète, je ne vous donnerai pas une date précise), l’Europe sera un continent multiracial ou, si vous préférez, » coloré « . Et ce sera comme ça, que cela vous plaise ou non.
Cette rencontre (ou ce heurt) de cultures risque d’avoir des issues sanglantes, et je suis convaincu que, dans une certaine mesure, elle les aura, qu’elles seront inévitables et dureront longtemps. Mais malgré tout, les racistes devraient (en théorie) être une race en voie d’extinction. A-t-il existé un patricien romain ne supportant pas l’idée que les Gaulois, les Sarmates ou des Juifs comme saint Paul puissent devenir eux aussi des cives romani ou bien qu’un Africain monte sur le trône impérial, comme cela fut le cas ? Ce patricien-là, nous l’avons oublié, il a été vaincu par l’histoire. La civilisation romaine est une civilisation de métis. Les racistes diront que c’est la raison de sa dissolution, mais il a fallu cinq cents ans – et cela me paraît être un laps de temps qui nous autorise, nous aussi, à faire des projets pour le futur.
Umberto Eco, né en 1936 et mort en 2016, est un romancier, philosophe et sémioticien italien. Titulaire de la chaire de sémiotique et directeur de l’École supérieure des sciences humaines à l’université de Bologne, il en était professeur émérite depuis 2008. Parmi ses ouvrages les plus remarquables, Le Nom de la rose ; Le Pendule de Foucault ; Lector in fabula ; Sémiotique et Philosophie du langage ; Les Limites de l'interprétation.
Commentaires
Très beau texte, merci beaucoup de les publier. RIP à ce grand artiste et intellectuel, drôle et puissant.
par Bernard M. - le 21 février, 2016
Je suis déçue par ce texte d’Eco. Je le croyais plus penseur qu’idéologue, et ici.. il est plus idéologue que penseur.
Après un premier paragraphe à couper le souffle, tellement il est fin dans son constat de comment la langue s’incarne dans le corps et s’étaye sur lui, il tombe dans des généralités qui ne tiennent pas debout.
Première remarque : le désir de l’Homme d’être libre de contrainte n’est égalé que par son désir (à certains moments) d’être délivré de la contrainte de penser, et d’être sujet de son désir. Ce désir-ci est à l’origine de la servitude volontaire qui a encore de beaux jours devant elle. Cela peut être vérifié empiriquement par quelqu’un qui se donne la peine d’observer, et tirer ses conclusions de ses observations. Ceux qui veulent lire peuvent puiser dans Freud, et bien d’autres. Certainement Pascal avait quelque chose à en dire…
Pour la migration et l’immigration, les choses se compliquent un peu. Parce que toutes les migrations et les immigrations ne se valent pas dans la mesure où les cultures sont différentes.
Comme vous devez le savoir, Tocqueville était bien prophète dans ses prédictions sur comment les cultures traditionnelles américaines résisteraient à l’invasion d’une culture européenne déjà bien assujettie à l’idéologie du capitalisme (avant l’arrivée de Marx sur la scène), avant même la révolution industrielle.
Une culture religieuse traditionnelle ne résiste pas aux idéologies et aux mentalités occidentales. Elle est détruite à leur contact.
Cela vaudrait la peine de se poser la question pourquoi…A-t-on cherché à répondre à cette question ? Si quelqu’un ici a des éléments, j’en suis preneuse.
« On » peut décréter que cela est un progrès (comme nous clamons à l’heure actuelle…), mais le progrès suppose de regarder devant et aller PRO, donc devant, dans l’espace (et le temps) sans retour en arrière (voir Eco au début de cet extrait). Si on ne va.. QUE de l’avant, ce qui est en arrière risque de tomber aux oubliettes.
A quel prix ?
Qu’en est-il de notre mémoire si nous n’allons que PRO ? (suivez mon regard, là)
Qu’en est-il de notre transmission, de notre continuité d’une génération à une autre si nous n’allons que « pro » ?
Pour le racisme, enfin, le sujet où Eco se montre le plus idéologue :
Comment parvenir à penser, à sentir une appartenance quelconque sans poser un extérieur à cette appartenance ? Eco ne sombre-t-il pas dans le magma d’une universalité.. sans limite dans ses dernières remarques ?
Pour un peu, je croirais entendre encore et toujours dans sa bouche le fichu projet Paulinien : « dans le Christ il n’y a ni Est, ni Ouest, ni Nord, ni Sud, mais UNE grande COMMUNAUTE d’AMOUR à travers la terre toute entière. »
Personnellement, je crois que Paul était beaucoup moins bien placé que nous pour réaliser les formidables INCONVENIENTS de ce beau PROjet utopique. Nous avons plus de 2000 ans derrière nous pour apercevoir ses effets, déjà. Y seraient-ils pour quelque chose dans le fait que les cultures religieuses traditionnelles résistent si mal à l’Occident ? Je crois que oui.
Je reviens à Konrad Lorenz pour m’aider à penser ici, devant le poids de tant d’idéologie : l’homme sera-t-il une sardine dans un banc, ou un rat ?
Les rats…. sont racistes…ils attaquent celui qu’ils perçoivent comme étant étranger à la communauté, comme n’y appartenant pas.
Ce faisant, ils délimitent à la fois leur communauté, et la communauté étrangère.
Ce n’est pas un mal, à mes yeux.
Trop d’amour tue jusqu’à l’amour. Il n’y a rien à faire, nous vivons dans un monde… déchu…pour celui qui tient encore (même à son insu) à la chute…
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