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Les deux corps du savoir et du croire

31/10/2016 | par Bruno Jarrosson | dans Philo Contemporaine | 5 commentaires

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Dans son livre Les Deux Corps du Roi [1], l’historien Ernst Kantorowicz explique que le roi – au Moyen Âge – a deux corps : un corps d’homme comme tout un chacun et un corps symbolique qui représente la nation et ne meurt jamais. Kantorowicz note que cette idée est issue de la théologie chrétienne puisque pour un chrétien, l’Église est le corps du Christ sur Terre.

Il s’agit bien de deux corps différents et même déconnectés. Un exemple permettra de comprendre de quoi il s’agit dans l’esprit des hommes du Moyen Âge. Le 5 août 1392, le roi Charles VI est pris d’un premier accès de folie dans la forêt du Mans. Il attaque sa propre troupe et tue six personnes avant d’être maîtrisé. Il faut se rendre à l’évidence, le roi de France est fou. Ce qui entraînera la France dans des désastres militaires inouïs. Mais seul le corps terrestre est malade. Le corps symbolique quant à lui ne saurait subir les atteintes de la maladie. Charles va rester roi de France jusqu’à sa mort en 1422. Pendant trente ans, le royaume aura un roi fou et cela se traduira par une longue suite de désastres pour la France. Mais pendant cette période, personne n’a pensé à déposer le roi, à organiser une succession. Le corps symbolique, bien distinct du corps physique, était inviolable.

La responsabilité particulière qu’exerçait le roi produisait cette séparation des deux corps. Dans l’esprit de l’époque, la responsabilité du roi était de droit divin. Le sacre à Reims manifestait que le monarque recevait son pouvoir de Dieu en personne ou plutôt en trois personnes et qu’à ce titre, il ne pouvait pas l’aliéner. La première action politique de Jeanne d’Arc fut d’amener le fils de Charles VI – Charles VII un autre roi au corps débile – se faire sacrer à Reims. C’est l’engagement dans la responsabilité qui dissocie les deux corps. Jeanne d’Arc brûlait de sauver la France et elle a bel et bien réussi à brûler.

Nous sommes tous susceptibles d’avoir deux corps car nous sommes tous susceptibles d’exercer des responsabilités. Notre corps responsable, notre corps engagé dans l’action est autre que notre corps habituel car il est regardé. Il est l’outil de l’action et de la responsabilité. Nous l’habillons en fonction de cette action et de cette responsabilité.

Chaque homme engagé dans l’action, comme le roi, a deux corps : son corps physique et son corps responsable. Le corps physique est nourri, soigné, entretenu, réjoui. Le corps responsable est instrumentalisé.

Le corps physique sait des choses, le corps responsable croit des choses car on agit avec des croyances. Il arrive que ce que le corps physique sait, le corps responsable ne veuille pas le croire et il arrive aussi que ce que le corps responsable croit, le corps physique ne veuille pas le savoir. Cette hypothèse des deux corps n’a de sens que si nous postulons que le dialogue entre les deux corps n’est pas parfait. De même que le dialogue entre deux personnes passe par des malentendus nécessaires, des silences distraits et des incompréhensions inconscientes, le dialogue entre nos deux corps vise davantage la séparation que le rapprochement. L’objectif de chacun est de ne pas trop dialoguer avec l’autre pour n’être pas entravé dans sa logique.

[1] Ernst Kantorowicz : Les Deux Corps du Roi, Essai sur la théologie politique au Moyen Âge, Gallimard, 1989.

 

Bruno Jarrosson

Ingénieur Supélec, conseiller en stratégie, Bruno Jarrosson enseigne la philosophie des sciences à Supélec et la théorie des organisations à l'Université Paris-Sorbonne. Co-fondateur et président de l’association "Humanités et entreprise", il est l'auteur de nombreux ouvrages, notamment Invitation à une philosophie du management (1991) ; Pourquoi c'est si dur de changer (2007) ; Les secrets du temps (2012) et dernièrement De Sun Tzu à Steve Jobs, une histoire de la stratégie (2016). Suivre sur Twitter : @BrunoJarrosson

 

 

Commentaires

« Il s’agit bien de deux corps différents et même déconnectés. Un exemple permettra de comprendre de quoi il s’agit dans l’esprit des hommes du Moyen Âge. Le 5 août 1392, le roi Charles VI est pris d’un premier accès de folie dans la forêt du Mans. Il attaque sa propre troupe et tue six personnes avant d’être maîtrisé. Il faut se rendre à l’évidence, le roi de France est fou. Ce qui entraînera la France dans des désastres militaires inouïs. Mais seul le corps terrestre est malade. Le corps symbolique quant à lui ne saurait subir les atteintes de la maladie. Charles va rester roi de France jusqu’à sa mort en 1422. Pendant trente ans, le royaume aura un roi fou et cela se traduira par une longue suite de désastres pour la France. Mais pendant cette période, personne n’a pensé à déposer le roi, à organiser une succession. Le corps symbolique, bien distinct du corps physique, était inviolable. »

L’argument n’a rien perdu en pertinence depuis le temps… remplacez Charles VI par François 0 et le tableau n’a pas changé.

par Gollut - le 1 novembre, 2016


ce qui me plait dans cette idée, c’est qu’elle semble offrir la place d’un « choix existentiel » à tout locuteur…. Parler révèle un positionnement du sujet à l’intérieur d’un espace d’abord complexe, et ensuite, structuré, cad impliquant la totalité du sujet sans que soit clairement établi la participation de tous les éléments constitutifs de cette décision. Ce qui compte aussi, c’est que ce positionnement soit antérieur à la décision….
La vie qui se manifeste à l’occasion de l’expression de la pensée n’est donc pas imputable à puissance propre du sujet qui pense, mais à la puissance propre au positionnement choisi par le sujet.

par schneider georges - le 1 novembre, 2016


J’aime beaucoup votre humour . Publier ce papier aujourd’hui , voilà que ne manque pas de sel !

par Philippe Le Corroller - le 2 novembre, 2016


qui ne manque, bien sûr.

par Philippe Le Corroller - le 2 novembre, 2016


Bonjour, bon je ne suis pas philosophe ou quoi que ce soit, donc considérez mes propos plus comme une remarque que comme une vraie critique :

Est ce que vous (l’auteure) ne vous êtes pas donner trop de mal pour expliquer au final qu’il n y a ni bien ni mal dans la nature même des actions….

En gros tuer c est ni bien ni mal
Tuer un innocent « c est mal »
Tuer un coupable « ca se comprend »
Tuer en legitime défense « c’est bien »

Bon bien sûr ca va plus loin que ca…. mais cette histoire de bien et de mal est juste une invention humaine suite au développement de son cerveau…. Rien d’autre…. Les animaux ne connaissent ni le bien ni le mal (ou du moins pas connu comme nous on le pense), ducoup cela veut dire que les homo-sapiens, erectus etc, n’y pensait pas non plus et été régit par la nature et leurs instincts….. tout comme je pense les tribus (j’aime pas ce mot, c est vraiment un mot d’occidental)

par Nardelli - le 6 novembre, 2016



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