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Thomas d’Aquin, penseur toujours exemplaire

11/01/2017 | par Jean-Marc Goglin | dans Philo Contemporaine | 1 commentaire

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ANALYSE : Le philosophe et théologien chrétien incarne la difficile exigence de l’intelligence de la foi. Son modèle est à la fois théorique, pratique mais aussi exemplaire, explique Jean-Marc Goglin dans iPhilo.

Pourquoi lire Thomas d’Aquin aujourd’hui ? De son vivant, le maître dominicain est un auteur critiqué. Ce serait une illusion de perspective que de se représenter des XIVe et XVe siècles thomistes. Contrairement à ce que Marie-Dominique Chenu avançait, l’Aquinate n’incarne pas l’apogée de la théologie médiévale [1]. Après sa mort, les critiques ne cessent pas. Ces critiques viennent surtout des franciscains, tel Jean Peckham. Certains, tel Guillaume de la Mare, rédigent des « correctoires » aux œuvres de Thomas [2]. Les critiques viennent également des clercs séculiers. Il est probable que les thèses thomasiennes sont indirectement visées par la condamnation universitaire du 7 mars 1277 [3]. Elles sont proscrites à Oxford [4].

La défense des œuvres de Thomas est organisée par l’ordre des frères prêcheurs. Dès 1278, les frères prêcheurs de Paris et d’Oxford organisent la défense du maître. Au début du XIVe siècle, les autorités dominicaines imposent le thomisme comme la doctrine officielle de l’ordre. Cependant, l’œuvre thomasienne ne fait pas l’unanimité au sein de l’ordre. Durand de Saint-Pourçain ou Thierry de Freiberg développent des théories antithomistes [5].

Certains peintres des XIVe et XVe siècles présentent Thomas triomphant, notamment de la pensée d’Averroès qui offre un modèle d’intellectuel détaché de tout pouvoir ecclésiastique [6]. Mais la reconnaissance du travail de Thomas est lente. Certes il est canonisé le 18 juillet 1323 mais l’événement est vécu comme une provocation par les spirituels franciscains. Thomas n’est reconnu comme Docteur de l’Église, par le pape Pie V, que le 15 avril 1567, dans un contexte de contre-réforme catholique.

Les commentateurs de Thomas sont alors nombreux : Cajétan, Franncisco de Vitoria, Dominique Banez, Jean de Santo-Tomas… L’Aquinate inspire autant les théologiens que les juristes. Mais cette école thomiste avant tout une école dominicaine.

Le thomisme renait au XIXe siècle lorsque le pape Léon XIII le promulgue doctrine officielle de l’Église. Il s’agit alors de redécouvrir l’ensemble des orientations thomasiennes et notamment morales afin de faire face à l’expansion du kantisme. C’est l’essor du néo-thomisme.

Deux orientations se distinguent : celle qui consiste à redécouvrir et à approfondir les réflexions de Thomas et celle qui entreprend de répondre à des questions nouvelles en s’inspirant de ses orientations. Cette nouvelle école n’est pas homogène. Il vaut mieux parler des thomismes que du thomisme tant sont divergentes les interprétations des œuvres thomasiennes et les orientations philosophiques et théologiques des auteurs [7].

Il est impossible de citer ne serait-ce que les principaux historiens ou continuateurs de l’œuvre thomasienne. Nombreux sont ceux ont marqué l’histoire de la théologie ou de la philosophie récentes : Jacques Maritain (1882-1973), Étienne Gilson (1884-1978), Marie-Dominique Chenu, Yves Congar parmi les auteurs français, Karol Woytila, Cornelio Fabro parmi les auteurs étrangers… Jacques Maritain développe une philosophie chrétienne originale [8]. Étienne Gilson relance l’intérêt pour l’étude Thomas en tant que philosophe [9]. Marie-Dominique Chenu invite à l’étudier dans son cadre institutionnel et culturel [10].

Le thomisme est-il pour autant la pensée dominante de l’Église catholique actuelle ? Certainement pas.

La recherche sur l’œuvre, immense, de Thomas semble inépuisable tant son œuvre est immense et féconde.

Deux démarches sont possibles : étudier Thomas du point de vue systématique ou étudier Thomas du point de vue historique. Longtemps, les deux démarches ont semblé opposées. Aujourd’hui, il est convenu que ces deux démarches sont complémentaires. L’œuvre thomasienne a hérité de problématiques auxquelles elle propose des solutions et qu’elle transmet.

Lire Thomas, y compris « aujourd’hui », a un sens [11]. Le dominicain incarne un modèle du sage. Il considère que la fonction du sage se réalise de deux manières : comme communication de la vérité et comme réfutation de l’erreur.

Thomas offre un modèle d’exposition de la vérité. Il enseigne que l’exposition philosophique de la vérité s’appuie sur deux présupposés théoriques fondamentaux. Premièrement, il existe une double modalité de la vérité relativement à Dieu. Il y a d’abord le vrai divin que la raison naturelle est capable de connaître. Deuxièmement, la vérité de la raison ne put être opposée à la vérité de la foi. Thomas procède en théologien : il procède de haut en bas. Mais il adopte les principes et méthodes des philosophes. Il propose donc une « philosophie d’en haut » d’une grande exigence [12].

Thomas offre un modèle de méthode. Il s’est intéressé aux savoirs disponibles en son temps. Il a sans cesse lu de nouvelles sources qu’elles soient antiques ou médiévales, chrétiennes ou non. Il n’a pas hésité à rédiger des commentaires de ses sources. Ainsi a-t-il écrit un commentaire du traité de Boèce sur la Trinité, un commentaire du traité de Denys sur les Noms Divins mais aussi des commentaires de la Physique, de l’Éthique, de la Métaphysique d’Aristote. Ces commentaires ont servi d’œuvres préparatoires à ses propres traités. Thomas n’a cessé d’ordonner ses connaissances, de reposer les problèmes et de préciser ses théories. Il n’a pas hésité à réécrire certains passages de ses œuvres dont il n’était pas satisfait. Il n’a pas non plus hésité à faire évoluer le sens des notions qu’il utilisait pour construire sa pensée. Ce n’est pas pour rien si la pensée thomasienne a parfois été comparée à l’architecture d’une cathédrale.

La lecture chronologique des textes thomasiens montre que la pensée thomasienne a évolué de son commentaire sur les Sentences, sa première œuvre théologique, à sa Somme de théologie. Ces évolutions sont parfois de simples ajustements de vocabulaire mais elles sont aussi de réelles évolutions conceptuelles. Certes, les problématiques du XIIIe siècle ne peuvent plus, aujourd’hui, être étudiées de la même façon mais lire Thomas permet d’avoir un guide, un ami avec lequel dialoguer car l’Aquinate a cherché la perfection de la pensée tout au long de son œuvre. L’étudier ne revient pas à étudier un penseur médiéval, du passé et dépassé, notamment sur le plan anthropologique.

Thomas inspire la démarche intellectuelle qui consiste, non à écarter les problématiques pour des raisons idéologiques mais à les affronter. Thomas n’a pas hésité à lire Aristote et à approfondir sa connaissance de ses commentateurs : Maïmonide, Avicenne, Averroès alors que ceux-ci proposaient une anthropologie différente de l’anthropologie classique des théologiens. Il montre ainsi l’intérêt de connaître l’histoire de la philosophie. Chaque époque, chaque auteur ne redécouvre pas la « vérité » par la seule force de son intellect mais hérite de problématiques, de sources qu’il tente de résoudre avec les outils conceptuels de son temps. Thomas est un auteur essentiel des débats qui concernent l’épineuse problématique de la naissance du sujet pensant [13].

Thomas n’est pas un penseur plat et atone. Il cherche à convaincre. Au Moyen Âge, le terme de « convincere » a le sens de « vaincre complètement », « réduire à néant » et donc de « réfuter ». L’Aquinate est un maître polémiste dont l’apparent esprit de synthèse ne doit pas masquer la rigueur de la recherche de la vérité et la volonté de réfuter les théories erronées que celles-ci soient l’œuvre de penseurs chrétiens ou non. L’Aquinate s’impose comme un théologien de combat, œuvrant pour la vérité de la foi contre les erreurs des pensées déviantes.

Thomas incarne la difficile exigence de l’intelligence de la foi. Il incarne l’idéal dominicain pratiqué à l’université, fidèle à l’enseignement de l’apôtre Paul mais aussi à celui d’Aristote (Réfutations sophistiques 165 a 24-27). Il manifeste l’exigence de la pensée qui permet la construction du sujet croyant. Son modèle est à la fois théorique, pratique mais aussi exemplaire [14].

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[1] M.-D. CHENU, La théologie comme science au XIIIe siècle, Paris, Cerf, 1957.
[2] GUILLAUME DE LA MARE, Correctorium Fratris Thomae. Le Correctoire corruptorii quare, P. Glorieux éd., Kain, 1927.
[3] D. PICHÉ éd., La condamnation parisienne de 1277, Paris, Vrin, 1999.
[4] D. A. CALLUS, The Condemnation of St Thomas at Oxford, London, 1955.
[5] I. IRIBARREN, Durandus of St Pourçain. A Dominican theologian in the shadow of Aquinas, Oxford, 2005. R. IMBACH, « L’antithomisme de Thierry de Freiberg », Revue Thomiste, 1, 1997, p. 245-258.
[6] Pour l’étude d’un exemple : J.-M. GOGLIN, «  ‘Le Triomphe de Thomas d’Aquin’ de Bonaïuto (XIVe s) : le triomphe du sujet pensant », Bulletin théologique-C.T.U. de Rouen, n°2, Rouen, 2014, p. 18-23.
[7] G. PROUVOST, Thomas d’Aquin et les thomistes, Paris, Cerf, 1996.
[8] J. MARITAIN, Œuvres complètes, Fribourg-Paris, Éditions Universitaires-éditions Saint-Paul.
[9] É. GILSON, Le thomisme. Introduction à la philosophie de saint Thomas d’Aquin, Paris, Vrin (1919), 1991, 6e éd.
[10] M.-D. CHENU, Saint Thomas d’Aquin et la théologie, Paris, Seuil (1957), 2005, rééd.
[11] J-M. GOGLIN, « Pourquoi lire Thomas d’Aquin aujourd’hui ? », Bulletin théologique-C. T. U. de Rouen, n°0, Rouen, septembre 2014, p. 2-5.
[12] N. KRETZMANN, The Metaphysics of Theism : Aquinas’s Natural Theology in Summa contra Gentiles I, Oxford- New York, 1997.
[13] A. DE LIBERA, L’archéologie du sujet, L’acte de penser1, Paris, Vrin, 2014.
[14] Deux ouvrages introductifs indispensables et complémentaires : J.-P. TORRELL, Initiation à saint Thomas d’Aquin. Sa personne et son œuvre, Paris-Fribourg, Cerf-Editions Universitaires, 2002, 2e éd. ; R. IMBACH, A. OLIVA, La philosophie de Thomas d’Aquin, Paris, Vrin, 2009.

 

Jean-Marc Goglin

Docteur en philosophie (EPHE), agrégé d'histoire-géographie, diplômé en psychologie, Jean-Marc Goglin est professeur de lycée dans l'académie de Rouen et chargé de cours en histoire médiévale au Centre théologique universitaire de Rouen. Il a notamment publié La liberté humaine chez Thomas d'Aquin (Éd. TEL-CNRS, 2011).

 

 

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