Le Camino : le voyage par excellence
VOYAGE : Comme depuis plusieurs années, notre chroniqueur Daniel Guillon-Legeay parcourt 300 km à pied sur le chemin de Saint-Jacques. Il nous raconte cette aventure : « Le chemin est la forme extérieure de la vie intérieure qui se met en mouvement. En ce sens, le chemin n’existe pas ; il se fait en marchant ». En marche… loin de la politique, mais avec philosophie.
Professeur agrégé de philosophie, Daniel Guillon-Legeay a enseigné la philosophie en lycée durant près de vingt-cinq ans en lycée. Actuellement chargé de mission au Pôle Numérique de Créteil, il tient le blog Chemins de Philosophie. Suivre sur Twitter: @dguillonlegeay
Paris, au mois de juillet. Sur le quai de la gare Montparnasse, le sac à dos volumineux correctement sanglé sur mes épaules et sur la poitrine, le bourdon serré au creux de mon poing, la crédentiale soigneusement rangée dans une pochette plastifiée transparente, j’attends le train qui va me conduire de Paris jusqu’à la frontière espagnole. Jusqu’à Saint-Jean-Pied-de-Port précisément, l’une des principales portes d’entrée du mythique Chemin de Saint-Jacques de Compostelle. De là, j’envisage de suivre la partie du Camino Francès qui va des Pyrénées jusqu’à Burgos, étape majeure pour tous les pèlerins, et cité illustre où gisent, pour l’éternité, le Cid et sa bien-aimée Chimène. Soit plus de trois cents kilomètres à pied. Je me suis donné deux semaines pour parcourir ce trajet. A Burgos, il est prévu qu’une amie viendra au mieux m’accueillir, au pire recueillir mes restes. Son prénom, dans la langue de Cervantès, signifie «abri», «refuge», «protection» ; je décide d’y voir là un signe favorable que daigne m’adresser le destin pour m’accompagner tout au long de mon aventureux périple sur le Camino [1].
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Pourquoi entreprendre seul un tel voyage sur le chemin de Saint-Jacques? Dans le train qui file à grande vitesse entre les champs de blé moissonnés, les plaines fertiles et les forêts giboyeuses de France et de Navarre, je cherche encore la réponse. De leur côté, depuis que je leur ai fait connaître mon projet (assez tardivement, il faut le reconnaître), mes proches n’ont cessé, eux aussi, de me poser cette question. Ils peinent à comprendre comment moi, qu’ils regardent habituellement comme un homme réfléchi et prudent, je m’apprête à abandonner subitement ma femme, mes enfants et ma vie de sédentaire pour partir en vagabondage, seul, en terre étrangère (et sûrement infestée de brigands !), en l’absence de toute préparation physique sérieuse. De fait, à quelques jours du départ, je ne possède encore qu’une idée approximative des étapes qu’il me faudra parcourir, et j’ignore absolument tout des auberges dans lesquelles j’aurai à faire halte. Pour ne rien dire des lieux saints et de l’histoire millénaire du Camino. Je n’ai fait à ce sujet que quelques rapides lectures et, pour tout dire, l’idée d’aller me recueillir devant les augustes restes de l’apôtre Jacques me laisse complètement de marbre. Aussi, par égard pour leur touchante sollicitude, j’avance quelques réponses socialement acceptables : prendre le temps de la réflexion, me remettre en condition physique, retrouver cette terre d’Espagne que j’aime tant… Mes amis ont l’élégance de me tenir quitte pour toutes ces explications. De fait, et tout bien considéré, prises ensemble ou isolément, ces dernières semblent en effet plausibles ; pourtant, leur degré de généralité obscurcit – plus qu’il ne l’éclaire – la raison profonde de ce voyage initiatique. Et je devine, dans leur regard, que l’inquiétude le dispute à l’étonnement et à l’admiration. Autrui demeure un être libre et imprévisible qu’on ne peut jamais totalement apprivoiser. Seule, ma tendre et charmante épouse «qui m’aime et me comprend» a renoncé à obtenir une réponse claire et convaincante de ma part. Elle sait que l’appel de la route est une raison plus que suffisante…
Pour seul viatique, j’emporte avec moi le recueil de poème Campos de Castilla, d’Antonio Machado : «Caminante, son tus huellas el camino, y nada mas. Caminante, no hay camino, se hace camino al andar» [2]. Depuis plus de trente ans, ces vers ne cessent de m’accompagner, de me faire rêver et, également, de me plonger dans la perplexité. A mon sens, ils expriment le sens profond de tout voyage. Aujourd’hui encore, je continue d’en apprécier leur beauté, la richesse, la concision ainsi que la force visuelle. Il me suffit, en effet, de les réciter pour, qu’aussitôt, résonnent à mes oreilles les pas lourds du voyageur, et que défilent devant mes yeux les chemins blancs et poudreux de la terre de Castille. Mais au moment de commencer le Camino, je ne sais pas encore que trois cents kilomètres ne seront pas de trop pour en expérimenter la force et la justesse.
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A lui seul, ce paradoxe machadien contient tous les paradoxes par lesquels le Camino s’impose à la volonté du pèlerin. En apparence, le chemin existe objectivement, indépendamment du voyageur. Son tracé, déterminé par des siècles d‘histoire de la chrétienté à travers toute l’Europe, est matérialisé par des bornes jacquaires, des hôpitaux, des refuges, des auberges, des édifices religieux… Son but, lui aussi, est clairement défini : offrir à la ferveur des pèlerins l’accès à la dépouille sacrée de l’apôtre Jacques et, par-là même, renouer avec la communauté des premiers chrétiens.
Mais ce premier aspect du Camino, en dépit de son caractère fondateur et sacré, n’épuise pas la totalité des significations qui lui confèrent sa densité et participent de son mystère. Athée ou chrétien, le pèlerin vit le Camino avant tout comme une expérience personnelle singulière, comme une épreuve physique et mentale dont la dimension spirituelle est en droit accessible à tous, même si, de fait, certains ne la vivent pas ainsi. Mais, au fond, peu nous importe ! Car le Camino a ceci de paradoxal que son caractère de sanctuaire autorise et rend possible tous les décentrements : croire ou ne pas croire en Dieu, là n’est justement pas la question. Chacun marche avec ce qu’il est, chacun marche comme il peut, et cette épreuve nivelle les différences et les inégalités. Que l’on soit riche ou pauvre, faible ou vigoureux, homme ou femme, blanc ou noir, chrétien ou athée, «on fait tous le même chemin» et, dans le même temps, chacun fait son propre chemin. Le chemin est la forme extérieure de la vie intérieure qui se met en mouvement. En ce sens, le chemin n’existe pas ; il se fait en marchant.
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S’imposer quotidiennement une discipline de fer pour marcher librement.
Endurer la faim et la soif, la douleur des pieds meurtris, la chaleur accablante et l’ardeur du soleil de plein été, dans l’espoir de goûter le repos et le plaisir véritable comme suppression du manque et de la douleur.
Marcher pour tous ceux qui ne peuvent plus marcher, du fait de l’âge ou de la maladie.
Se mettre en mouvement à l’aube, quand la ville dort encore, et s’endormir au crépuscule, quand la ville s’anime pour la nuit : les temporalités se croisent mais ne s’accordent pas.
Marcher de toute son âme, pour libérer le corps des toxines qui diminuent sa vigueur.
Sentir le respect, la compassion, l’indifférence ou, parfois aussi, la moquerie des sédentaires pour apprendre l’humilité, et prendre ainsi la mesure de son propre courage.
Accepter la solitude pour se rendre disponible à toutes les rencontres.
Oublier provisoirement sa langue maternelle pour parler des langues étrangères : sur le Camino, le cosmopolitisme est la règle.
Marcher au présent, de son poids de chair, et rejoindre ainsi la communauté de pèlerins des siècles passés, fantômes pâles errant autour des stèles, dans les futaies et aux carrefours.
Marcher de tout son corps, d’un pas que l’âme fouette aux instants de découragement.
Renoncer au confort des villes pour parcourir des chemins de poussière, et troquer ses habits élégants de sédentaire contre ceux, crasseux, du vagabond. Tout pèlerin est un ange vagabond.
Charger son sac du nécessaire pour se délester du superflu et tourner le dos à la société de consommation : l’essentiel tient en peu de choses, et le pèlerin le sait bien, lui qui n’emporte que ce qu’il peut porter sur son dos.
Marcher en fixant obstinément l’horizon, sans même savoir si le but sera atteint, ni même si un dieu accompagne ou non vos pas.
Se retourner et constater que les traces se sont déjà effacées, et contempler le vide là où l’on croyait trouver du plein.
A Catherine, ma compagne pour ce voyage qui se compte, non en kilomètres, mais en années.
Egalement, à tous les peregrinos qui m’ont accompagné sur le Camino : Lee de Norfolk (Angleterre), Ahmed de Barcelone (Espagne), Rachel de Los Angeles (USA), Amparo de Burgos (Espagne), Luigi de Turin (Italie), Akane et Yuko de Tokyo (Japon), Isabelle de Tours (France), Kim et Yon de Séoul (Corée), Anthony de Sydney (Australie), Marlene de Hambourg (Allemagne), Laura, Montse, Carmen et Adriana de Barcelona (Espagne), Luis et Maria-José de Pamplona (Espagne), Maria de Cracovie (Pologne), Joy de Ottawa (Canada).
[1] Je garde le terme espagnol de Camino par égard pour le poète Antonio Machado et, aussi, en mémoire du salut rituel et fraternel que s’adressent les peregrinos (les pèlerins) lorsqu’ils se croisent en chemin : « Buen camino ». Le Camino de Santiago (Chemin de Saint-Jacques) est un pèlerinage célèbre depuis le Moyen-Age. Il a pour point de départ les Pyrénées et se termine à Saint-Jacques-de-Compostelle, au nord ouest de l’Espagne, où serait enterré l’apôtre saint Jacques (dictionnaire d’espagnol, Le Robert & Collins).
[2] « Voyageur, les traces de tes pas forment le chemin, et rien de plus. Voyageur, il n’y a pas de chemin, le chemin se fait en marchant ». (Antonio Machado, Champs de Castille, Gallimard).
Professeur agrégé de philosophie, Daniel Guillon-Legeay a enseigné la philosophie en lycée durant vingt-cinq années en lycée. Il tient le blog Chemins de Philosophie. Suivre sur Twitter: @dguillonlegeay
Commentaires
Bravo Daniel Guillon-Legeay . Mais essayez les Alpes, les Cévennes, La Réunion, les Cyclades, l’Irlande, l’Andalousie, etc…ce n’est pas mal non plus. Bon , on y rencontre peut-être moins de croyants mais pas mal de « philosophes », ce qui a également son charme . Bonne route !
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