Oscar Wilde : «Les choses sont parce que nous les voyons»
CLASSIQUE : Nous vous proposons au début de chaque mois la lecture d’un grand texte de l’histoire de la philosophie. Ils sont d’autant plus grands qu’ils continuent à nous éclairer… pour peu encore que nous les lisions. Dans le monde du zapping, conserver un contact avec les «classiques» est un acte de courage. En ce temps estival, (re)découvrez Oscar Wilde évoquer l’art et la nature.
Pour le romancier et esthète de la deuxième moitié du 19e siècle, qui a étudié l’histoire et la théorie de l’art à l’Université d’Oxford, c’est l’artiste qui révèle la nature. Celle-ci « s’éveille à la vie » grâce au regard de l’artiste. Mais les modes passent, la nature peut être supplantée par le brouillard des usines anglaises. Quant aux peintures des couchers de soleil, elles sont devenues si classiques qu’elles s’apparentent à une forme de provincialisme, estime le romancier. So has been, vraiment ?
Oscar Wilde, «Le déclin du mensonge», in Intentions, 1928.
Qu’est-ce donc que la Nature ? Elle n’est pas la Mère qui nous enfanta. Elle est notre création. C’est dans notre cerveau qu’elle s’éveille à la vie. Les choses sont parce que nous les voyons, et ce que nous voyons, et comment nous le voyons, dépend des arts qui nous ont influencés. Regarder une chose et la voir sont deux actes très différents. On ne voit quelque chose que si l’on en voit la beauté. Alors, et alors seulement, elle vient à l’existence. A présent, les gens voient des brouillards, non parce qu’il y en a, mais parce que des poètes et des peintres leur ont enseigné la mystérieuse beauté de ces effets. Des brouillards ont pu exister pendant des siècles à Londres. J’ose même dire qu’il y en eut. Mais personne ne les a vus et, ainsi, nous ne savons rien d’eux. Ils n’existèrent qu’au jour où l’art les inventa. Maintenant, il faut l’avouer, nous en avons à l’excès. Ils sont devenus le pur maniérisme d’une clique, et le réalisme exagéré de leur méthode donne la bronchite aux gens stupides. Là où l’homme cultivé saisit un effet, l’homme d’esprit inculte attrape un rhume.
Soyons donc humains et prions l’Art de tourner ailleurs ses admirables yeux. Il l’a déjà fait, du reste. Cette blanche et frissonnante lumière que l’on voit maintenant en France, avec ses étranges granulations mauves et ses mouvantes ombres violettes, est sa dernière fantaisie et la Nature, en somme, la produit d’admirable façon. Là où elle nous donnait des Corot ou des Daubigny, elle nous donne maintenant des Monet exquis et des Pissarro enchanteurs. En vérité, il y a des moments, rares il est vrai, qu’on peut cependant observer de temps à autre, où la Nature devient absolument moderne. Il ne faut pas évidemment s’y fier toujours. Le fait est qu’elle se trouve dans une malheureuse position. L’Art crée un effet incomparable et unique et puis il passe à autre chose. La Nature, elle, oubliant que l’imitation peut devenir la forme la plus sincère de l’inculte,
se met à répéter cet effet jusqu’à ce que nous en devenions absolument las. Il n’est personne, aujourd’hui, de vraiment cultivé, pour parler de la beauté d’un coucher de soleil. Les couchers de soleil sont tout à fait passés de mode. Ils appartiennent au temps où Turner était le dernier mot de l’art. Les admirer est un signe marquant de provincialisme.
Né à Dublin le 16 octobre 1854 et mort à Paris le 30 novembre 1900, Oscar Wilde est un romancier, dramaturge et poète irlandais. Esthète et dandy, il est également un penseur de l'esthétique. On lui doit notamment L'Importance d'être Constant (1895), Le Portrait de Dorian Gray (1890) ou Le Fantôme de Canterville (1887).
Commentaires
Je regarde la beauté. Elle est donc « déjà là » et j’y viens comme à une chose, là, présente, à portée de main, je peux la toucher, la caresser…etc.
Je vois la beauté. Elle se cache, se dérobe. Je parviens à la voir. Je l’aperçois soudain. Elle disparait sans cesse. Je ne peux pas l’approcher comme une chose. Si je m’en approche, c’est un fait prodigieux. C’est comme le soleil ou la mort.
Ceux qui voient et regardent la beauté sont à même de la « traduire » en phrases : poésie, musique …..Ce qu’ils nous donnent à voir nous surprend : la beauté est là puis elle disparait.
D’où vient la beauté ? Et comment est-elle à la fois présente et mirage ? Le plus tangible et ce qui s’évanouit, comme la mer, le ciel, le printemps …
Est-elle mot ? Est-elle appel ? Sirène ? Elle est à distance. Elle crée la distance. Elle est horizon où le soleil rougeoie, elle émeut, elle est tristesse, joie, angoisse, colère …elle est confins …
par gérard - le 2 juillet, 2018
Oscar Wilde déclare : ce n’est pas la nature qui est la mère de l’homme, c’est le regard de l’homme qui a créé la nature. C’est à peu près les théories françaises de l’artialisation. C’est une théorie « arrogante » qui postule l’homme créateur de tout. Là où il jette son regard, la réalité s’exécute. Bien sûr, sans l’homme, les arbres n’existeraient pas et les jours non plus … D’autres voient les choses tout à fait différemment. Les stoïciens beaucoup plus modestes, considèrent que tout vient de la nature. L’homme lui-même se réalisera en se mettant à l’écoute de sa propre nature. Entre l’arrogance capitaliste du 19e siècle et une nouvelle conscience écologique qui se développe, qu’allons-nous choisir ? Se dessine aujourd’hui dans l’art une tendance nouvelle qui donne une place très importante à la nature, en tant que nature, sans transformation ni artifice. Comme si la nature avait suffisamment d’énergie pour être visible seule … Une nature qu’on contemple … Pas une nature-discours qu’on commente
par Jean - le 2 juillet, 2018
Ah bon, Oscar, comme ça, l’homme inculte serait un littéraliste, insensible à la profondeur de la métaphore, ou du symbole ?….
On peut remercier Wordsworth et Coleridge (avant Oscar) pour nous avoir fait voir (la beauté de) la montagne, dans le Lake District, et inventer ainsi le tourisme de montagne.
Avant que Wordsworth et Coleridge ne « voient » la montagne du Lake District, il y avait des bergers dedans qui vivaient au plus près de la terre avec leurs troupeaux, depuis des générations, et dans des conditions difficiles.
« Voyaient »-ils la montagne, ou étaient-ils de simples incultes ?…
On se le demande.
par Debra - le 2 juillet, 2018
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