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La loi esclave des droits ou le libéralisme contre le politique

21/10/2018 | par André Perrin | dans Philo Contemporaine | 3 commentaires

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LECTURE : Il n’est guère de notion aussi discréditée que celle de loi naturelle. Pourtant, nous professons l’universalité de droits humains qui ne seraient rien s’ils ne relevaient pas d’un droit naturel. C’est ce paradoxe que s’efforce de penser le livre de Pierre Manent La loi naturelle et les droits de l’homme en tentant de comprendre ce qui distingue ce droit naturel de la loi naturelle. Cet article du philosophe André Perrin a été publié originellement dans la revue Mezetulle.


Agrégé de philosophie, ancien professeur de classes préparatoires, André Perrin est inspecteur d’académie honoraire. Contributeur régulier pour la revue Mezetulle, partenariat éditorial d’iPhilo, et pour le magazine Causeur, il a publié un essai remarqué : Scènes de la vie intellectuelle en France : l’intimidation contre le débat (éd. L’artilleur, 2016).


Le livre que Pierre Manent a publié aux Presses Universitaires de France prend pour point de départ un étrange paradoxe. D’un côté, il n’est guère de notion aussi discréditée par la philosophie moderne et aussi méprisée, sinon abhorrée, par l’opinion contemporaine, que celle de loi naturelle. De l’autre, nous professons l’universalité de droits humains (même si nous la « suspendons » lorsque cela nous conduirait à juger défavorablement les cultures où ils sont bafoués) qui ne seraient rien s’ils ne relevaient pas d’un droit naturel. Pour résoudre ce paradoxe, à tout le moins pour le penser, il faut comprendre ce qui distingue ce droit naturel de la loi naturelle. La loi naturelle, qui fonde une liberté sous la loi, est elle-même fondée sur la nature humaine, c’est-à-dire sur un certain nombre de déterminations positives communes à tous les membres de l’espèce. Ces déterminations peuvent bien être différentes dans le droit naturel antique où la nature de l’homme est celle d’un être produit par la cité et dans la loi naturelle du christianisme médiéval où elle est celle d’une créature de Dieu : l’important est qu’elles sont positives. Le droit naturel moderne, qui fonde une liberté sans la loi, récuse l’idée d’une nature humaine ou, si l’on préfère, en conserve le nom en la vidant de toute substance. Cette nature minimale et «dénaturalisée», sans contenu déterminé, se réduit en effet à l’égalité des individus séparés dans l’état de nature. Tout ce qui s’y adjoint relève de l’artifice et procède d’une construction qu’il est toujours possible et souvent souhaitable de « déconstruire » pour conduire à une liberté illimitée corrélative de son infinie plasticité. Tandis que la loi naturelle était une loi qui pouvait commander en se fondant sur des tendances inhérentes au sujet humain (à la connaissance, à l’association, à la procréation), le droit naturel moderne, partant d’une nature vide ou purement négative (le pouvoir de refuser tout donné) ne peut rien commander, mais seulement autoriser le déploiement des infinies potentialités de chaque individu.

Lire aussi :  Le néolibéralisme face au risque de la liberté sans puissance (Marcel Gauchet)

Les conditions de possibilité de cette anthropologie politique se trouvent chez les pères fondateurs de la modernité libérale. Hobbes se propose d’édifier la société politique sur la base du conatus de l’individu infiniment avide de pouvoir dans un état de nature qui ne connaît aucune loi, mais où il y a un droit : le jus in omnia, le droit de chaque individu sur toutes choses. Certes, là où tous ont droit à tout, personne n’a droit à rien : ce droit est ineffectif dans l’état de nature et c’est bien la raison pour laquelle il faut en sortir. Mais ce principe d’illimitation irréalisable dans l’état de nature resurgira dans l’état de société qui est supposé nous restituer, assorties de garanties, les libertés de l’état de nature auxquelles nous n’avons renoncé que pour les y retrouver garanties. Chez Machiavel, l’élimination de la loi naturelle affranchit l’action de toutes les limites pour l’ouvrir à toutes les possibilités, indéfinissables a priori, qui découlent de chaque situation. L’essentiel pour le Prince, dit Machiavel, est «qu’il ait l’entendement prêt à tourner selon que les vents de fortune et variations des choses lui commandent» (1), ce pourquoi il n’y a pas, à proprement parler, de «politique de Machiavel».

On se trouve ainsi devant une double indétermination. Du côté des gouvernés, la revendication illimitée de tout ce que chacun pense avoir le droit d’avoir ou d’être puisque aucune « nature » ne lui assigne de limites et, du côté des gouvernants, l’impossibilité d’énoncer une règle de l’action, c’est-à-dire une loi qui commande en fonction d’un bien objectif, mais seulement des lois qui autorisent, en fonction des variations des choses.

L’erreur fondamentale du droit naturel moderne est, selon Pierre Manent, d’avoir pensé qu’on pouvait produire le commandement à partir d’une situation initiale où il fait totalement défaut. En résulte la situation paradoxale de l’État moderne qui est supposé donner sa loi à un monde humain, celui de la «société civile», qui se veut sans loi et qui rejette comme ramenant au monde archaïque du commandement et de l’obéissance – et donc comme contraire à son idée de la liberté – tout contenu positif qui orienterait la vie humaine vers une forme de vie jugée bonne. Ainsi la loi renonce à commander et elle autorise ; elle reconnaît la primauté et la souveraineté des droits individuels, autrement dit elle obéit, contrevenant ainsi à son essence de loi. Chacun aura droit au mariage, quelle que soit son orientation sexuelle ; chacun aura le droit d’entrer à l’université, quelle que soit sa capacité d’y étudier ; chacun aura droit à un revenu qui n’aura d’autre fondement que juridique ; chacun aura le droit de devenir citoyen de l’État qu’il aura choisi. En somme, chacun pourra exiger que la loi lui donne le droit qui correspond à son désir. Est à l’œuvre dans ce processus une logique irrésistible. À partir du moment où la modernité définissait la nature de l’homme par le conatus, l’effort pour persévérer dans l’être de la machine désirante, la formule de la liberté moderne ne pouvait être que laissez-faire, laissez-passer ; à partir du moment où l’État moderne se faisait avant tout le garant de l’égalité, il rendait par principe impossible tout gouvernement, celui-ci impliquant toujours l’inégalité du gouvernant et du gouverné. La thèse libérale de l’État minimal et la thèse marxiste du dépérissement de l’État sont également modernes.

Lire aussi : «Le triomphe du libéralisme provoque la guerre de tous contre tous» (Milbank & Pabst)

Pour penser en vérité l’action politique, il faut sortir de cette indétermination qui a rendu caduque la question Que faire ? Il faut pour cela partir des trois principaux motifs humains de l’action qui sont l’agréable, l’utile et l’honnête et, délaissant l’opposition stérile de l’être et du devoir-être, poser qu’une société, un régime ou une institution qui ne fait pas droit à ces trois motifs n’est pas conforme à la loi naturelle, c’est-à-dire à une loi que l’homme n’a pas faite, mais qui lui permet de vivre conformément à sa nature et lui fournit non pas un idéal, mais un guide pour l’action.

En six chapitres brefs et denses, les analyses de Pierre Manent, exigeantes et rigoureuses, admirablement instruites par sa connaissance de l’histoire de la philosophie politique, jettent une lumière crue sur les paradoxes et les impasses de notre modernité.

(1) Le Prince chapitre XVIII.

Pour aller plus loin : Pierre Manent, La loi naturelle et les droits de l’homme, éd. PUF, 2018.

 

André Perrin

Agrégé de philosophie, ancien professeur de classes préparatoires, André Perrin est inspecteur d’académie honoraire. Contributeur régulier pour la revue Mezetulle, partenariat éditorial d’iPhilo, et pour le magazine Causeur, il a publié un essai remarqué : Scènes de la vie intellectuelle en France : l’intimidation contre le débat (éd. L’artilleur, 2016).

 

 

Commentaires

 » Chacun pourra exiger que la loi lui donne le droit qui correspond à son désir  » : voilà parfaitement résumé ce qui mène nos sociétés à un retour à la barbarie, non ? Au nom, comme vous l’écrivez fort bien, d’une liberté réduite à un  » laissez-faire, laissez-passer « . C’est bien cette  » modernité  » que nombre d’entre nous refusent, lui préférant le respect d’un droit naturel que d’aucuns veulent bafouer inconsidérément. Le débat entre conservateurs et droits-de-l’hommistes n’est pas près de s’arrêter !

par Philippe Le Corroller - le 21 octobre, 2018


Problème : Il n’y a pas de nature humaine, si l’homme est libre. Il faut donc éviter le tohu-bohu.
La solution est : la règle qui rend le comportement de chacun compréhensible.
Les règles sont les « cultures » : elles ont « réussi » pour autant qu’elles ont survécu.
L’anti-culture occidentale, le nihilisme, cherche son « salut » dans la destruction volontaire des « cultures ». Elle pose la liberté de l’homme, non pas comme un fait mais comme un droit contre les cultures, elle s’appuie sur une volonté métaphysique, divine qu’elle fait sortir de la gangue des cultures : cela fait suite à la démocratie athénienne et à Protagoras, aux sophistes qui construisent l’idée de l’homme comme celui qui pose les règles de la Cité au terme d’un débat où les raisons doivent convaincre.
Dans la situation de guerre civile, les athéniens s’en sont sorti ainsi : les règles cessent de venir de la culture, du passé. Elles sont posées en vue d’un avenir choisi ensemble.
Pourquoi l’occident reprend ce schéma ? Parce qu’il se trouve lui aussi dans la guerre civile. Parce que la culture, le passé, a cessé de régler les comportements, les occidentaux ont cogité et ont trouvé une idée : la souveraineté.
Il y a un « pouvoir » quasi divin, celui du souverain : l’homme qui pose les règles. Le problème politique est : qu’est-ce qui va limiter le pouvoir du souverain ?
Droit naturel, loi naturelle….sont alors invoqués comme des limites quasi divines pour limiter le pouvoir quasi divin du souverain ….la mythologie moderne …
Puis avec Rousseau et Kant revient l’idée platonicienne du logos qui règle la vie en commun.
On en est là.

par gérard - le 21 octobre, 2018


Merci pour cette rencontre entre deux penseurs de taille : Pierre Manent, l’auteur de ce livre, qui nous est résumé par André Perrin, qui donne bien envie de le lire.
Dans un paragraphe plus haut, j’ai relevé plusieurs fois le petit mot… fatal… de « chacun ».
« Chacun » égale « chaque Un ».
Je crois profondément que l’Homme n’est jamais autant aliéné à la pensée religieuse que quand il la dénie au fond de lui-même, et refuse de voir son besoin de sacraliser dans son monde.
Je crois qu’on peut dire que pour l’Homme moderne, le divin peut être débusqué dans cette proposition/utopie ? « chaque Un ». Ce divin moderne n’est pas sans rapport avec notre héritage juif et chrétien, d’ailleurs.
Evidemment, dans une telle proposition, l’association, et la vie ensemble sont mises en très grande difficulté. Cela va de soi.
Derrière le « chaque Un », il y a également la proposition d’un « chaque Un » créateur de lui-même, qui ne reçoit… rien de personne, ou de quoi que ce soit. Plus encore, il y a refus de RECEVOIR (la vie).
Mais ceci est dans la logique de la construction SOCIALE de l’individu, finalement, car la fabrique de l’INDIVIdu (à mettre en parallèle avec le « sujet ») constitue bel et bien une construction sociale.
Que de paradoxes. Je ne crois pas qu’on puisse résoudre ces paradoxes, ni d’ailleurs qu’il serait souhaitable de les résoudre, car leur résolution ne pourrait se faire qu’au détriment de la complexité vivante de l’Homme.

par Debra - le 22 octobre, 2018



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