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Les subtils et les crustacés

12/02/2019 | par Bruno Jarrosson | dans Eco | 2 commentaires

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BILLET : Autour d’une variation inspirée par André Gide, l’ingénieur et philosophe des sciences Bruno Jarrosson estime que l’intelligence est subtile quand elle est la fille du principe de rationalité limitée. L’environnement est toujours incertain, il faut vivre avec, ce que ne comprennent pas les crustacés.


Ingénieur Supélec, conseiller en stratégie, Bruno Jarrosson enseigne la philosophie des sciences à Supélec et la théorie des organisations à l’Université Paris-Sorbonne. Co-fondateur et président de l’association «Humanités et entreprise», il a notamment publié Pourquoi c’est si dur de changer (2007) ; Les secrets du temps (2012) ou De Sun Tzu à Steve Jobs, une histoire de la stratégie (2016). Suivre sur Twitter : @BrunoJarrosson


Dans Les Caves du Vatican, grandiose sotie, André Gide évoque les subtils et les crustacés :

«Que de souvenirs mal endormis ce mot subtil faisait lever dans l’esprit de Cadio ! Un subtil, dans l’argot dont Protos et lui se servaient du temps qu’ils étaient en pension ensemble, un subtil, c’était un homme qui, pour quelque raison que ce fût, ne présentait pas à tous ou en tous lieux le même visage. Il y avait, d’après leur classement, maintes catégories de subtils, plus ou moins élégants et louables, à quoi répondait et s’opposait l’unique grande famille des crustacés, dont les représentants, du haut en bas de l’échelle sociale, se carraient. Nos copains tenaient pour admis ces axiomes : 1° Les subtils se reconnaissent entre eux. 2° Les crustacés ne reconnaissent pas les subtils.»

Les caves du vaticanEn faisant l’apologie de l’acte gratuit, Les Caves du Vatican ne constituent sûrement pas un hymne à la stratégie. Cependant, la stratégie est affaire de subtils. Les stratèges sont des subtils, les non-stratèges des crustacés. De ceci quelques conséquences qui sont autant de causes d’ailleurs :

  • Il existe de multiples sortes de stratèges,
  • Il n’existe qu’une sorte de non-stratèges,
  • Les stratèges se reconnaissent entre eux,
  • Les non-stratèges ne reconnaissent pas les stratèges.

Les stratèges – subtils – se reconnaissent entre eux et savent bien qu’ils ne peuvent pas grand-chose pour les crustacés – non-stratèges. Qu’il est inutile de leur parler de stratégie. Rien à faire pour les crustacés, sinon – comme le chantait Ray Ventura – en cas d’inondation «laisser les crus se tasser».

Lire aussi : Pour changer, ne vous adaptez pas ! (Bruno Jarrosson)

Adressons-nous aux subtils donc. La stratégie est subtile parce qu’elle est fille du principe de complémentarité et plus précisément de la théorie de la rationalité limitée. Le grand Einstein ne voulait pas admettre la physique quantique au nom de la rationalité totale face à une insupportable rationalité limitée dont relève effectivement cette théorie.

Voici ce que raconte Werner Heisenberg des polémiques entre Einstein et Bohr dans son livre La Partie et le Tout [1] :

«Einstein n’était pas prêt à accepter qu’on lui enlevât – c’est ce qu’il devait ressentir – le sol sous les pieds. Même plus tard, lorsque la théorie quantique était depuis longtemps devenue une composante stable de la physique moderne, Einstein ne put modifier son point de vue. Il voulait bien admettre la théorie quantique comme une explication provisoire, mais non pas comme une interprétation définitive des phénomènes atomiques. « Dieu ne joue pas aux dés », c’était là pour Einstein un principe immuable et inébranlable. Bohr ne put que répondre : « Mais ce n’est pas à nous de prescrire à Dieu comment il doit gouverner le monde ».»

La rationalité totale postule que Dieu a créé un monde dont le grand livre est écrit dans un langage cohérent, rationnel, que l’on peut décrypter comme Champollion décrypta les hiéroglyphes de la pierre de Rosette. Ce qu’Einstein – immuable comme une pierre,  ein Stein en allemand… – exprima un jour en disant : «Dieu est subtil mais il n’est pas malveillant». La rationalité limitée quant à elle ne postule pas que Dieu existe ni que, s’il existe, il se plie à nos catégories de pensée. Il est donc vain d’évoquer Dieu dans une discussion scientifique comme le faisait Einstein. Vain plus encore de prescrire à Dieu d’être rationnel. Vanité qui n’a pas échappé au subtil Niels Bohr qui parlait souvent trop bas («Niels parle plus fort», lui serinait sa femme) et toujours avec la finesse du principe de complémentarité enchâssé au cœur de sa pensée. Ne dites donc pas à Bohr ni à Dieu ce qu’ils doivent faire.

Niels Bohr est l’auteur de ce curieux principe de complémentarité sorti du chapeau pour donner un halo confus d’interprétation compréhensible à la physique quantique. Le principe de complémentarité, dans sa forme la plus simpliste, dispose qu’un «objet quantique» ne peut se présenter que sous la forme d’ondes ou de corpuscule. Il est les deux mais ne présente qu’un seul des deux aspects à la fois.

Lire aussi : Einstein et Heisenberg : Dieu joue-t-il aux dés ? (Bruno Jarrosson)

La rationalité limitée relève du principe de complémentarité, elle en est même l’origine puisque ce principe a été érigé au nom des limites théoriques que la connaissance scientifique s’est données à elle-même. La rationalité veut saisir et expliquer le monde, la limite indique qu’elle ne pourra pas y parvenir mais qu’elle devra néanmoins continuer d’essayer. Autrement dit, il faut essayer parce que c’est impossible.

Voilà bien une discipline pour subtils qui échappe aux crustacés.

La complémentarité dans la stratégie se ramène à cela : on cherche la bonne stratégie tout en ignorant ce qu’elle est et même si elle existe. Il semblerait logique de se dire que si on ignore jusqu’à son existence, il serait plus judicieux de ne pas la chercher.

Il m’arrive souvent de faire des conférences sur la décision. Un intitulé assez apprécié est : «La décision en univers imprévisible». Sans s’attarder sur le fait qu’un «univers imprévisible» est un pléonasme tout comme un pré visible est bien visible. Mais bon, «univers imprévisible», ça fait bien dans le décor. Et il y a presque toujours quelqu’un pour me dire : «En fait, ce que je veux savoir, c’est comment prendre de bonnes décisions». (Vous savez ce petit monsieur qui avant de poser sa question veut «se permettre un remarque», remarque souvent sentencieuse, parfois interminable, rarement originale). Honnêtement, ça fait un peu remarque de crustacé. Non pas que ce désir de «bonne décision» soit illégitime – bien sûr nous préférons tous prendre de bonnes décisions que de mauvaises, avoir de bonnes stratégies plutôt que de mauvaises – mais c’est quand même passer à côté de l’essentiel qui est ceci : quand le décideur décide, il ignore quelle est la bonne décision et c’est justement cette ignorance qui constitue son problème. Qu’il n’y a pas de méthode pour savoir de façon certaine quelle est la bonne décision.

Lire aussi : La science est-elle vraie ? (Bruno Jarrosson)

La subtilité est de chercher avec sa raison – solide squelette de la certitude – ce qui restera de toute façon incertain. Il faut assumer la complémentarité quantique de la certitude et de l’incertitude, ce qui n’est pas affaire de crustacé.

Les théories stratégiques sont autant d’efforts admirables pour penser l’action, fiabiliser la stratégie, éviter les grossières erreurs de décision, écarter la panne de l’intelligence stratégique. Efforts conduits par des hommes remarquables. Sun Tsu, Machiavel, Clausewitz, Liddell Hart n’étaient certes pas des cloches à fromages et il y a beaucoup à gagner à se laisser lentement imprégner de leurs idées. Beaucoup à gagner certes et d’abord la modestie : plus on les connaît, mieux on perçoit les limites de ce savoir, la prudence avec laquelle il faut embrasser ce monde imprévisible. Sans oublier de l’embrasser toutefois.

La bonne stratégie n’est pas seulement celle qu’on choisit et qu’on rend bonne, c’est d’abord celle qui est pensée avec subtilité et modestie, avec l’esprit socratique de celui qui sait qu’il ne sait rien. Ce qui n’est pas tout à fait rien.

[1] Werner Heisenberg : La Partie et le Tout, Champs Science, 2010.

 

Bruno Jarrosson

Ingénieur Supélec, conseiller en stratégie, Bruno Jarrosson enseigne la philosophie des sciences à Supélec et la théorie des organisations à l'Université Paris-Sorbonne. Co-fondateur et président de l’association "Humanités et entreprise", il est l'auteur de nombreux ouvrages, notamment Invitation à une philosophie du management (1991) ; Pourquoi c'est si dur de changer (2007) ; Les secrets du temps (2012) et dernièrement De Sun Tzu à Steve Jobs, une histoire de la stratégie (2016). Suivre sur Twitter : @BrunoJarrosson

 

 

Commentaires

J’ai souvent remarqué que l’homme et la femme française s’interdisent la stratégie.. même l’idée de la stratégie. J’y perçois quelque chose de tabou. Comme si celui ou celle qui pratique la stratégie est un manipulateur fourbe qui corrompt l’innocence (postulée..) de celui qui… se sent manipulé, bien sûr.
A moins qu’on se dise qu’il y a des domaines où il est permis de… penser de manière rationnelle, et d’autres où c’est interdit ? Sans parler de.. l’intérêt.. de pouvoir avoir des stratégies, tout en jouant la candeur…Que de mauvaises pensées…
Jusqu’où peut-on étendre les principes, et les méthodes de la pensée scientifique, par rapport aux… décisions ? que nous prenons dans nos vies ?
En tout cas, je constate, depuis le temps, l’incroyable faculté de l’Homme de… croire, ou de vouloir croire qu’il a trouvé une clef qui permet de déchiffrer le monde, terme à terme, sans que les signes soient ambiguës, pour que son interprétation soit bétonnée, et la bonne, et permette de prédire son avenir, en évacuant l’incertitude et le sentiment d’impuissance qui accompagne toute vie de créature. Je crois pouvoir déceler ces mécanismes à l’oeuvre dans la (corruption de la) pensée scientifique, à l’heure actuelle, comme on peut les voir à l’oeuvre dans le quotidien des milliers d’actes d’interprétation que fait l’homme de la rue pour déchiffrer son monde.
Au sujet de Dieu, qui m’est cher, comme on doit commencer à voir sur ce site, il y a des cosmogonies radicalement différentes entre Bohr et Einstein, me semble-t-il : la vision de Bohr fait de Dieu quelque chose de purement contingent qui est donc radicalement exclu, et hors toute relation possible avec la création, dont l’Homme. Il me semble, de mon très humble avis, car je m’aventure sur des terrains qui sont bien loin de mes compétences, qu’Einstein ne veut pas exclure Dieu de sa cosmogonie.
Pour les subtils, et les crustacés, il me vient en esprit « Athalie » de Racine, que tout bon scientifique et philosophe devrait lire, ou voir représenter, pour comprendre combien le monde humain s’appuie sur la succession temporelle de mondes de crustacés et de subtils. Chaque position a ses joies, et ses peines, et l’une appelle l’autre, avec la corruption du temps.
Enfin, celui qui sait qu’il ne sait rien ou.. celui qui sait qu’il n’y a pas de garantie dans l’existence, qu’on ne peut pas prédire l’a-venir, et que.. l’assurance (et les assurances…) ont des limites ? Modestie, oui.

par Debra - le 13 février, 2019


Succulent ! Et bien d’accord avec vous :  » Quand le décideur décide, il ignore quelle est la bonne décision et c’est justement cette ignorance qui constitue son problème .  » Mais c’est bien sûr du fait qu’il est celui prenant le risque de la décision que le décideur tire sa légitimité. Qui sont les subtils et qui les crustacés ? Vaste question . En entreprise , me semble-t-il, les subtils trainent souvent dans les parages de la machine à café…ce qui leur permet d’être parfaitement renseignés sur tout ce qui se trame. Si on a l’info décisive , trois minutes avant d’entrer en réunion, ça peut changer un parcours professionnel, non ?

par Philippe Le Corroller - le 13 février, 2019



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