iPhilo » Raymond Aron avait le cœur tendre et l’esprit droit

Raymond Aron avait le cœur tendre et l’esprit droit

22/03/2019 | par Fabrice Gardel | dans Classiques iPhilo | 4 commentaires

Download PDF

BONNES FEUILLES : Nous publions l’introduction rédigée par Fabrice Gardel et quelques extraits de L’Abécédaire de Raymond Aron paru le mois dernier. En quelques phrases, celui que Claude Lévi-Strauss qualifiait de «professeur d’hygiène intellectuelle» nous nourrit de son esprit lucide et visionnaire. 


Réalisateur, auteur, consultant, Fabrice Gardel a notamment signé un documentaire très remarqué, Raymond Aron : le chemin de la liberté diffusé sur Public Sénat. Avec la sociologue Dominique Schnapper, il a choisi les textes de L’Abécédaire de Raymond Aron (éd. de L’Observatoire, février 2019). 


Trois jours avant de se suicider, Romain Gary écrit à son ami : «Cher Raymond Aron, votre esprit souligne si bien ces temps obscurs que l’on en vient parfois, en vous lisant, à croire à la possibilité d’en sortir et à l’existence d’un chemin. Rares sont les cas où la force de la pensée rejoint celle d’un caractère.» «Temps obscurs», la formule raisonne étrangement aujourd’hui. Poutine, Orbán, Trump, Salvini… L’Europe ne croit plus en ses valeurs. La violence, la haine gagnent. L’insulte remplace le dialogue démocratique. Le brouhaha médiatique, la radicalité inquiétante des réseaux sociaux, le désarroi des intellectuels, les «y a qu’à, faut qu’on» des idéologues qui croient toujours qu’une morale suffit à faire une politique ajoutent à la confusion – nous avons vu où mène «la dictature du bien et de la pureté»…

Dans notre époque troublée, il est salutaire de relire l’un des esprits les plus lucides du XXe siècle. Aron fut philosophe, sociologue, historien, analyste des relations internationales. À l’heure où le rêve de démocraties victorieuses, à la suite de la chute du mur de Berlin, se transforme en cauchemar, à l’heure où l’Histoire se remet dangereusement en mouvement, la lecture de «ce professeur d’hygiène intellectuelle», dont parlait Claude Lévi‐Strauss, s’impose.

Aron travaillait avant d’écrire. Il explorait tous les champs : économiques, sociologiques, historiques, politiques, stratégiques. Il convoquait tous ces savoirs pour penser le réel dans sa complexité. Quand tant d’autres glosaient sur l’avenir radieux, rêvant de changer la nature humaine, Aron était habité par le goût de la vérité et le respect des faits. Professeur à la Sorbonne et au Collège de France, il a démocratisé en France les idées des penseurs majeurs : Max Weber, Tocqueville, Marx, Clausewitz… Il a été l’un des plus lucides analystes de la guerre froide. Ses livres de relations internationales sont parmi les plus lus aujourd’hui encore à l’étranger. Brillant éditorialiste, très écouté, il s’était fixé une règle : toujours se mettre à la place des acteurs, éviter les leçons de morale et les indignations faciles, et se poser la question : «Que faire ?»

Le monde a bien sûr profondément changé depuis sa mort en 1983, mais ses analyses des fragilités des démocraties sont, malheureusement, plus actuelles que jamais. Et, plus largement, son honnêteté intellectuelle, son respect des faits, sa capacité à penser la violence tout en la détestant nous manquent en cette période trouble. Aron nous le dit et nous le répète : «La politique est le choix entre le préférable et le détestable», même si cela ne plaît pas aux «belles âmes» d’hier et d’aujourd’hui… En replongeant dans son œuvre, nous redécouvrons un homme infiniment plus attachant et complexe que la caricature dressée par ses adversaires. Aron a été fidèle, sa vie durant, aux valeurs socialistes de sa jeunesse. Le spectateur engagé d’une radicale tolérance ne céda pas un pouce sur le terrain des libertés. Comme Camus, à sa façon. Quand tant de gens ont le cœur dur et l’esprit confus, Aron avait le cœur tendre et l’esprit droit.

I comme «intellectuel»

«Ce qui est intéressant, ce n’est pas que j’ai compris le stalinisme. C’était évident. Ce qui est intéressant, c’est que les autres intellectuels n’aient pas voulu le voir.»

Raymond Aron, conversation privée, 1982

«L’intellectuel français est séparé des réalités économiques et sociales, qu’il connaît mal, il a la nostalgie de l’universalisme, de l’universalité. Il est insatisfait d’une petite France, il est de tradition de gauche. Il vit dans un pays catholique, et les pays catholiques sont probablement plus exposés à l’universalisme communiste que les pays protestants. Il rêve d’une solution totale des problèmes sociaux. Et puis il y a un élément de conformisme. Il est plus facile de se dire de gauche que de refuser de l’être.»

Raymond Aron, ORTF, 1982

P comme «philosophie»

«Le philosophe est d’abord responsable à l’égard de la philosophie. C’est dans la mesure où il sert la philosophie et la vérité qu’il sert la Cité.»

Raymond Aron, Dimensions de la conscience historique, 1961

«Le monde n’a pas de sens en soi ; il n’a pas de sens donné de l’extérieur : il ne peut avoir que le sens que nous lui donnons, c’est-à-dire celui de notre volonté ou de notre projet.»

Raymond Aron, Un philosophe libéral dans l’histoire, 1973

… et comme «philosophie politique»

«Les philosophies de l’histoire sont la sécularisation des théologies.»

Raymond Aron, L’Opium des intellectuels, 1955

«La politique est l’art ou la pratique de faire vivre les hommes en société. Ou encore, c’est la théorie et la pratique de faire accepter aux hommes les commandements inévitables. Réfléchir sur les conditions dans lesquelles le commandement est légitime, et les conditions dans lesquelles l’obéissance est plus ou moins spontanée, c’est réfléchir sur une des dimensions fondamentales de notre condition d’hommes vivant en société.»

Raymond Aron, France Inter, 1971

Pour découvrir toutes les citations, de A à Z, de Raymond Aron, ne manquez pas ce bel abécédaire

 

Fabrice Gardel

Réalisateur, auteur, consultant, Fabrice Gardel a notamment signé un documentaire très remarqué, Raymond Aron : le chemin de la liberté diffusé sur Public Sénat. Avec la sociologue Dominique Schnapper, il a choisi les textes de L’Abacédaire de Raymond Aron (éd. de L’Observatoire, février 2019).

 

 

Commentaires

Raymond Aron, Simon Leys, Jean-François Revel , François Furet , Malcom Bradbury : certains d’entre nous eurent la chance de lire très tôt ces intellectuels rigoureux, c’est-à-dire privilégiant l’examen des faits plutôt que de s’abandonner à l’idéologie dominante . A l’époque , le conformisme régnait sur l’université et la presse :  » Mieux valait, disait-on, avoir tort avec Sartre que raison avec Aron  » . Et l’on se voyait traiter de  » réac  » , voire de  » facho « , si l’on osait contredire cette paresse intellectuelle . J’aimerais croire que nous en sommes sortis : le succès d’un Alain Finkielkraut n’atteste-t-il pas que beaucoup , désormais, ne se résignent pas à  » la défaite de la pensée  » ? Mais quand je vois certains faire d’un provocateur notoire – Eric Zemmour – un bouc émissaire commode…le plus souvent sans le lire, je n’en suis pas tout à fait sûr !

par Philippe Le Corroller - le 22 mars, 2019


Beaucoup de très belle matière à penser dans ces aphorismes. Merci de les publier.

par Debra - le 22 mars, 2019


Une citation extraite des Leçons sur l’histoire (cours au Collège de France en 1973), publiées en 1989 :

« Nous vivons le passé dans la mesure où il est encore nôtre, et, à propos de cette expérience du passé en tant que nôtre, nous pouvons nous interroger sur ses origines, sur ce qu’il a été pour d’autres que nous. »

Ces leçons sur l’histoire sont un trésor. Il est temps de redécouvrir un penseur d’une telle envergure.

par Michel Juffé - le 22 mars, 2019


Waouuuuhhhh , c’est bien vu la satire , de la Médiocratie de l’esprit ..

par Jean - le 23 mars, 2019



Laissez un commentaire