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Joseph Roth, le clairvoyant

27/04/2019 | par Michel Juffé | dans Classiques iPhilo | 2 commentaires

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BILLET : Michel Juffé a lu L’autodafé de l’esprit (éd. Allia, 2019), un court essai de Joseph Roth (1894-1939). Notre chroniqueur remarque la grande pertinence des observations que l’écrivain autrichien né dans une famille juive de langue allemande fait l’année même de l’accession au pouvoir d’Adolf Hitler.  


Né en 1945, Michel Juffé est un philosophe français, intéressé aux questions d’éthique, de philosophie politique et d’écologie. Il fut conseiller au sein du Conseil général de l’écologie et du développement durable (2003-2010) et a enseigné dans plusieurs grandes écoles et universités. Auteur d’une douzaine d’ouvrages, il a récemment publié Sigmund Freud – Benedictus de Spinoza, Correspondance, 1676-1938 (Gallimard, 2016), Café-Spinoza (Le Bord de l’eau, 2017), Liberté, égalité, fraternité… intégrité (L’Harmattan, 2018) et A la recherche d’une humanité durable(L’Harmattan, 2018).


Certains écrivains sont parfois plus clairvoyants que les philosophes, ceux-ci étant parfois plus proches de leurs propres idées que de «ce qui se passe réellement». Autrement dit, les uns observent pendant que les autres spéculent. C’est sans doute caricatural, mais…

Joseph Roth était déjà bien connu pour ses romans et peut-être plus encore pour ses chroniques, qu’il estimait être aussi importantes que les romans, car elles dessinent «le visage de notre époque» (écrit-il à un ami le 22 avril 1926). Ce qu’il montre avec son immense talent dans ses Croquis de voyage (une partie de ces chroniques, publiée en français en 1994, Seuil).

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Son article, L’autodafé de l’esprit, paru en français dans les Cahiers juifs (n° 5/6, septembre-novembre 1933), était certainement moins connu. Allia le republie sous un tout petit format (50 pages, 3,10 €, en librairie début mai 2019). C’est un concentré de Roth, déjà dense dans tous ses écrits.

Rappelons que le 10 mai 1933, un peu plus de trois mois après l’accession d’Hitler à la chancellerie et deux mois après le décret de fin des droits fondamentaux de l’individu, 20.000 livres sont brûlés publiquement dans les villes universitaires, lors une cérémonie présidée par Goebbels.

Roth s’exprime sur divers thèmes qui lui sont familiers. Je n’en retiens que deux : celui de la barbarie nazie, dont il voit immédiatement les ressorts et les ultimes conséquences ; celui du rôle des écrivains et artistes juifs dans la culture allemande, y compris leur rôle possible dans une rébellion qu’il espère encore.

La barbarie est d’abord celle de «l’invasion sanglante des barbares à la technique perfectionnée, la migration formidable des orangs outangs mécanisés, armés de bombes à main, de gaz asphyxiants» (p. 7). Il y a pire : derrière le caporal et le chimiste se tient le professeur allemand,qui est «l’ennemi le plus dangereux (parce que le plus dogmatique) de la civilisation européenne ; inventeur de gaz empoisonnés même dans le domaine de la philologie, payé pour propager l’idée de la supériorité prussienne, sous-officier de la science académique, devenue sous Guillaume II une caserne.» (p. 13)

Quelques mois avant, il écrivait : «aujourd’hui on en est à accompagner la bestialité d’explications bestiales qui sont encore plus cruelles que les actes de bestialité eux-mêmes. […] Cette « régénération nationale » va jusqu’aux limites extrêmes de la folie» [1].

L’issue est fatale : «Ce troisième Reich est le commencement de la destruction !» (p. 27) «Rien ne saurait être comparé à l’Allemagne, si ce n’est à la rigueur l’Enfer.» (Lettre à Klaus Mann, le 6 octobre 1934). Je ne sais pas, dit-il, si nous vaincrons un jour les I.G. Farbenwerke [énorme complexe industriel] «et autres forêts vierges chimico-techniques» (p. 9) Et de constater que rien ne s’oppose vraiment à eux : «L’Europe spirituelle capitule. Elle capitule par faiblesse, par paresse, par indifférence, par inconscience» (p. 8)

Quant aux écrivains juifs, il constate leur cosmopolitisme : «Nos véritables origines sont plus la réflexion sur les idéaux d’émancipation et d’humanité, sur l’humain en général, que la terre d’Egype. Nos ancêtres sont Goethe, Lessing, Herder tout autant qu’Abraham, Isaac et Jacob» (Lettre à Stefan Zweig, 22 mars 1933). Il rappelle qu’ils ont «déterminé» une grande partie de la vie artistique allemande.

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Avec quelque exagération, il déclare qu’eux seuls manifestaient un intérêt pour les livres, le théâtre, les musées, la musique. La résistance ne doit pas venir que des juifs, mais ils ne peuvent s’en abstraire. «Je ne suis pas plus juif qu’autre chose : soldat, écrivain». Cependant, il faut sauver sa vie et son écriture «lorsqu’elles sont menacées par des bêtes immondes. Ne pas se soumettre à ce que l’on appelle hâtivement « destin ». Intervenir, combattre dès que le moment adéquat se présentera.» (Lettre à Stefan Zweig le 26 mars 1933).

Ce texte finit ainsi : «Beaucoup d’entre nous ont servi pendant la guerre, beaucoup sont tombés. Nous avons écrit pour l’Allemagne, nous sommes morts pour l’Allemagne. Nous avons donné notre sang pour l’Allemagne, doublement : le sang qui fait notre vie physique et celui avec lequel nous écrivons. Nous avons chanté l’Allemagne, la vraie ! C’est pourquoi aujourd’hui nous sommes brûlés par l’Allemagne !».

[1] Lettre à Stefan Zweig, 26 mars 1933, in Lettres choisies (1911-1939), Seuil, 2007.

 

Michel Juffé

Né en 1945, Michel Juffé est un philosophe français, intéressé aux questions d'éthique, de philosophie politique et d'écologie. Il fut conseiller du vice-président du conseil général de l'écologie et du développement durable (2003-2010) et a enseigné dans plusieurs grandes écoles et universités. Auteur d'une douzaine d'ouvrages, il a récemment publié Sigmund Freud – Benedictus de Spinoza, Correspondance, 1676-1938 (Gallimard, 2016), Café-Spinoza (Le Bord de l'eau, 2017), Liberté, égalité, fraternité... intégrité (L'Harmattan, 2018), A la recherche d'une humanité durable (L'Harmattan, 2018) et, dernièrement, Éclats d’un monde disparu (Élan des mots, 2020), Nietzsche lecteur de Heidegger (Élan des mots, 2021) et Vlad le destructeur (Élan des mots, 2022).

 

 

Commentaires

 » Certains écrivains sont parfois plus clairvoyants que les philosophes  » écrivez-vous ,  » les uns observent pendant que les autres spéculent  » . Bien d’accord avec vous . Par bonheur, souvent, me semble-t-il , l’écrivain est aussi « philosophe », mais à sa manière : certes , il est moins dans le concept que dans l’observation , mais ses idées les personnages les vivent , les incarnent , les confrontent aux péripéties d’une histoire qui nous capte . Peut-être est-ce pour cela que de grands écrivains nous touchent au plus profond : nous avons tous en tête la liste des dix romans que nous emporterions pour vivre sur une île déserte ! Avons-nous tous également en tête la liste des dix grands ouvrages philosophiques qui nous paraissent inoubliables ? Je n’en suis pas si sûr. En tous cas, merci : de Joseph Roth, je ne connaissais que son chef-d’oeuvre, La marche de Radetzky. Je ne vais pas rater L’autodafé de l’esprit.

par Philippe Le Corroller - le 27 avril, 2019


« Orang-outans mécanisés » ?
C’est quoi, un orang-outan mécanisé ?
Il me semble que notre Descartes avait fait un petit rapprochement entre l’animal et… la machine, il y a très longtemps maintenant.
Comme quoi, les animaux seraient des machines ?
Ce rapprochement fut lourd de conséquences pour l’Occident.
Au moment où ce rapprochement fut fait, nous n’avions pas encore eu la pensée (la foi ?…) que les hommes étaient des animaux…
Et pourquoi les hommes ne seraient pas des animaux EN CHAIR ET EN SANG ET EN OS, partageant tous la condition mortelle, (mais le fait de partager cette condition ne veut pas forcément dire qu’on va éliminer les prédateurs et les proies, pour devenir tous des « gentils » (lol)) ?
En lisant Roth, je songe que nous sommes encore une fois dans la tourmente.
Songez un peu qu’Adolf Hitler perd ses pédales à Vienne en remarquant que les Hassidim cosmopolites qu’il voit dans les rues ne ressemblent en rien aux Juifs qu’il a observés dans sa petite ville frontalière, et qu’il commence son délire paranoïaque en s’interrogeant pour savoir si le Juif qu’il voit est aussi… un Allemand.
Adolf Hitler perd ses pédales en se posant la question de l’assimilation des Juifs (Hassidim ou pas) dans la culture allemande, et ce que ça veut dire pour l’identité allemande (et l’identité juive, en passant).
Et au-delà de cette interrogation, il se demande si on devient juif, et ce que ça veut dire si pour devenir juif, il faut… se convertir, alors que les intellectuels juifs (musiciens, artistes, ou pas) sont des athées professés.
Ce qui donne : c’est quoi, être juif, et QUI est juif ?
C’est un immense problème qui ne nous a pas quitté.
Merci, Spinoza.
Pour la barbarie, il faut faire très attention. D’ailleurs… on pourrait être tenté d’imaginer que le mot « barbarie » nous viendrait.. de l’hébreu, mais il n’en est rien. Le mot est grec. C’est important.
Adolf Hitler rêvait de créer un.. nouvel homme capable de tuer froidement, comme une machine, sans éprouver le plaisir du carnage. Il rêvait de donner une dimension très.. professionnelle au meurtre de masse.
Oui, je crois qu’il est très important de se souvenir que ce rêve d’ELIMINER LE PLAISIR ANIMAL de tuer est une des visées fondamentales de… la barbarie moderne.
Et puis, il faut faire un petit rapprochement pour se souvenir que c’est parce que les médecins bien intentionnés à l’époque des Lumières voulaient rendre la mort plus douce pour les condamnés que la guillotine fut inventée, et que Louis XVI lui-même, dans une de ces ironies terribles de l’histoire, a apporté des améliorations au fonctionnement de la machine guillotine.
Après, on se tait un peu, et on médite longuement sur notre histoire.

par Debra - le 28 avril, 2019



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