Le règne discret mais prospère des idoles
TRIBUNE : La modernité a-t-elle vraiment envoyé aux oubliettes de l’histoire mythes et croyances pour faire triompher science et raison ? Dans son dernier essai, l’économiste Pierre Bentata analyse au contraire la revanche contemporaine des idoles, les idéologies n’ayant pas trépassé en 1991.
Economiste, Pierre Bentata est professeur à l’ESC Troyes et cofondateur du Cercle de Belem, qui regroupe de jeunes intellectuels européens. Il a publié Désillusions de la liberté (2017) et L’Aube des idoles (2019) aux éditions de l’Observatoire.
Obscurantiste, mystique, religieuse. Voilà d’étonnants épithètes pour qualifier notre époque. De prime abord, on choisirait volontiers des termes plus modernes, plus «technologiques», tant il est vrai que nos sociétés, héritières des Lumières semblent loin de toutes considérations métaphysiques. Pour les définir, on opterait plutôt pour des adjectifs qui rappellent qu’elles ont opéré leur sortie de la religion, abandonnant les croyances immatures pour épouser la raison et la démarche scientifique.
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Il est vrai qu’en surface, nous ressemblons davantage à des technophiles hyper rationnels qu’à des croyants aveuglés par la foi. Dans nos sociétés connectées, tous les savoirs sont à portée de clic, l’information est diffusée en continue, les découvertes scientifiques éclairent notre monde et se traduisent par des innovations qui améliorent concrètement notre quotidien. Du smartphone aux sécateurs d’ADN en passant par la GPS, tout semble régi par la raison et la technique. Terminée la superstition, finie la transcendance, il n’est plus de mystère que l’intelligence humaine ne saurait percer.
En apparence, la science a vaincu la religion, la physique a tué les dieux. En apparence seulement. Car si tel était vraiment le cas, comment pourrions-nous expliquer les interminables discussions qui opposent les partisans des multiples idéologies qui s’affrontent aujourd’hui ? Comment des individus animés uniquement par la quête de la vérité et désireux d’adopter une démarche scientifique pourraient-ils aboutir à des conclusions diamétralement opposées, et ce, quel que soit le sujet ? Au fond, si nos sociétés vivaient pleinement sous le règne de la science, il ne devrait pas être possible de déduire tout et le contraire de tout d’un même phénomène. Soumises à l’épreuve des faits, les opinions divergentes devraient laisser place au consensus, et lentement, une idéologie devrait l’emporter.
Tout et son contraire
Ce qui se passe est précisément le contraire. Tout événement, qu’il soit anodin ou exceptionnel, localisé ou global, est présenté comme une confirmation de l’idéologie défendue, par les partisans de toutes les idéologies ! Une crise économique survient. Les communistes clameront qu’elle confirme l’inévitable faillite de l’économie de marché tandis que les libéraux blâmeront l’interventionnisme. La criminalité baisse. Preuve que l’ouverture des frontières favorise les mœurs pacifistes pour les uns, preuve de l’efficacité des pouvoirs régaliens renforcés pour les autres, tandis que d’autres encore nieront simplement l’évidence du fait lui-même. Les discriminations diminuent, c’est que le multiculturalisme fonctionne diront les uns, que les sociétés s’homogénéisent regretteront les autres, tandis que certains affirmeront que la baisse des discriminations traduit en fait un phénomène d’assimilation forcée par lequel les victimes de discriminations sont contraintes d’adopter les habitus des discriminants, trahissant ainsi une explosion des discriminations et non une baisse. Incroyable tour de force des idéologies actuelles, qui se prétendent logiques et rationnelles alors que, bien que contradictoires, elles ne sont jamais prises en défaut par le réel. Or, qu’est-ce qu’une approche logique ou scientifique qui rien ne pourrait nier ? De la sophistique peut-être, de la métaphysique sans doute.
Pourtant, c’est bien au nom de la science que chacun revendique la supériorité de son idéologie. Communisme, libéralisme, écologisme, nationalisme, transhumanisme, antispécisme ou théorie du genre, pour ne citer que les principales, sont autant d’idéologies politiques dont les partisans prétendent qu’elles reposent sur des propositions toujours vraies, et aboutissent à des conclusions logiques supposées rendre compte de la réalité. Dès lors, toutes les idéologies devraient s’accorder sur l’interprétation des faits, à moins que derrière leur vernis scientifique se cache une mystique religieuse. Et mystiques, elles le sont toutes en vérité.
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Toutes supposent l’existence de valeurs transcendantes, sacrées, qui s’imposeraient aux hommes. Et elles prétendent encore que les maux de l’époque sont le fait d’hommes et de femmes incapables de se soumettre à ses valeurs pour retrouver l’ordre cosmique bouleversé par un péché originel. Au commencement, l’homme vivait en harmonie avec la Nature ou en Egalité avec ses congénères, sous les auspices de la Liberté ou au sein d’un Peuple pur, mais un groupe détruisit cette perfection, en introduisant le vice du capitalisme, de la technique, de l’étatisme ou en imposant sa propre culture et le monde s’en trouva retourné. Voilà qui explique les maux de notre époque et ouvre la possibilité d’un Salut puis d’un Millenium à condition bien de sûr de se conformer aux règles révélées aux grands prêtres de l’idéologie tenue pour vraie.
Loin d’être scientifiques, les idéologies opèrent donc sur le terrain de mythe. Là où toute contradiction entre l’idéal défendu et la réalité peut encore s’expliquer par la faute de l’homme ou la présence d’autres idéologies. D’ailleurs, les idéologues disent-ils autres choses lorsqu’ils balaient les faits d’un revers de la main au motif qu’on peut faire dire ce qu’on veut aux chiffres ou quand ils résument leur point de vue d’une sentence lapidaire à l’encontre d’une idéologie adverse : «la faute aux étrangers», «la faute aux Etats», «aux capitalistes» ; il y a toujours un fautif et faute de responsable on peut encore nier les faits en bloc car au fond, si l’idéologie ne colle pas avec la réalité, c’est que la réalité n’est pas encore suffisamment pure pour être conforme à l’Idée.
Vivre avec son ombre
Ainsi, les idéologies actuelles ont remplacé les religions traditionnelles et on aurait tort d’assimiler la sortie de la religion à la fin des croyances. Dans nos sociétés modernes, les croyances n’ont pas disparu, elles ont seulement changé de formes, profitant de ce nouvel espace pour croître en toute discrétion. Elles se sont reformées sur les réseaux sociaux, se sont nourries des «fake news» et se sont développées sur le lit du relativisme né d’une approche radicale de la liberté et de l’égalité individuelles. Autrement dit, si la modernité a vaincu les religions, elle a offert une ère de «post-vérité» idéale au mysticisme et c’est sur ce terreau que fleurissent les grandes idéologies contemporaines.
Sans doute cet apparent paradoxe explique-t-il le sentiment de décadence si répandu parmi nos intellectuels et nos acteurs politiques. Piégés dans l’illusion d’une époque libérée de mystique, ils considèrent que tous nos maux proviennent de notre incrédulité et en appellent à la redécouverte d’un sens collectif, d’une transcendance commune. Ils ne pourraient pas se tromper davantage. Le sentiment d’imminence d’une apocalypse, l’intuition de la décadence, en un mot, la fatigue qui caractérise nos sociétés vient plutôt de notre incapacité à accepter le réel, dans tout ce qu’il a d’imparfait et d’absurde. Le mal de nos sociétés modernes n’est pas le manque de sens mais la multitude d’idéologies abstraites qui promettent un monde meilleur toujours reporté au lendemain. Retrouver une vigueur, collective et individuelle, passe alors par une analyse des motifs qui nous poussent à toujours préférer l’illusion au réel. Nietzsche avait vu juste, après la mort de Dieu, reste encore à vivre avec son ombre.
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Economiste, Pierre Bentata est professeur à l’ESC Troyes et cofondateur du Cercle de Belem, qui regroupe de jeunes intellectuels européens. Il a publié Désillusions de la liberté (2017) et L’Aube des idoles (2019) aux éditions de l’Observatoire.
Commentaires
Croyance est un terme inadéquat à mon avis. Sa connotation religieuse fausse le discours et l’argumentation. Il s’agit plus me semble-t-il de la perpétuation des opinions et aprioris entachés d’erreurs et de méconnaissances, et de l’amplification de ces « fakes news » sur les médias y compris les fameux « réseaux sociaux ». La répétition sur tous les canaux d’une information fut elle fausse la fait passer pour vraie et s’implantant dans les mémoires participe à la construction d’une opinion soumise à l’erreur ou à l’émotion ressentie. Ceci dit la preuve scientifique ou sa logique ne peuvent s’appliquer à tous les aspects de notre existence. L’éthique et la morale sont des champs hors de sa portée, ce qu’acceptent et approuvent les scientifiques « sérieux ». N’oublions jamais comment de froids scientifiques et techniciens ont organisé et exécuté la mort de millions de personnes sous le régime Nazi. Mais de même les idéologies Marxistes, Religieuses et tous ceux hommes de pouvoir qui utilisent les ressorts de l’émotivité pour déchaîner les passions et susciter les meurtres et génocides de masse. De fait devenue accessible à tous, c’est l’information, sa pédagogie, et leur contrôle par des instances responsables et expertes , qui doivent être au fondement de nos comportements pour la pérennité de la paix et de nos sociétés.
par Abate G. - le 6 juillet, 2019
« Tu ne laboureras avec un boeuf et un âne ensemble. » Tout est dit, la raison i.e. le bon sens.
par Julie - le 6 juillet, 2019
Notre nouvelle idole c’est l’individu . La cause, paraît-il, est entendue : depuis Les Lumières, il se gouverne selon sa Raison . D’ailleurs il s’est donné un régime politique, la démocratie libérale , qui a triomphé des totalitarismes du 20ème siècle et vaincra celui du 21ème . Il s’est même donné les moyens d’écarter la catastrophe nucléaire et son industrie saura » sauver la planète » des dangers que nos modes de vie ont initiés .Tout est donc pour le mieux dans le meilleur des mondes, dirait Pangloss . Mais alors d’où vient cette inquiétude qui parfois nous tenaille ? Vous posez bien la question . Mais je ne vois pas bien quelle réponse vous y apportez ?
par Philippe Le Corroller - le 9 juillet, 2019
Ah bon, la « modernité » a vaincu les religions ?
Je n’en suis pas si sûre.
Les idéologies « modernes » se sont appuyées sur les religions pour émerger, et ont ainsi une dette considérable envers elles.
Nous verrons bien qui « gagne » cette bataille pour les coeurs et les esprits…
Oui, l’individu Roi, ou l’individu Dieu est une forme d’idole, mais il nous vient déjà de si loin. On peut le voir en prémisse déjà au moment de la Réforme, et c’est loin, pour notre époque.
On peut avoir l’intuition que l’existence de la masse dépend de l’idole de l’individu Roi/Dieu, et la masse/l’individu vont main dans la main.
par Debra - le 14 juillet, 2019
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