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D’un confinement à l’autre: «Homme, où est ta victoire?»

30/04/2020 | par Anne Baudart | dans Art & Société | 2 commentaires

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ANALYSE : Dans un bel article de la revue Mezetulle, que nous publions à notre tour, la philosophe Anne Baudart poursuit sa réflexion méditative en comparant et en opposant deux modalités du confinement. L’une, «temps béni de la communication avec l’essentiel», ourdie par un fil tiré du paganisme ancien au christianisme, conjure librement la dispersion et ramène à l’essentiel. Mais ne serait-ce pas plutôt l’autre que nous vivons ? Contrainte, étirée «dans un temps devenu pesant et opaque», elle engendre un sentiment d’absurdité et de stérilité.


Secrétaire générale de la Société française de philosophie, agrégée de philosophie, Anne Baudart est professeur de chaire supérieure en classes préparatoires et enseignante à Sciences Po Paris. Auteur de nombreux ouvrages, elle a notamment publié : Qu’est-ce que la Sagesse ? (éd. Vrin, 2013) ; Qu’est-ce que la démocratie ? (éd. Vrin, 2015) ; Naissances de la philosophie politique et religieuse (éd. Poche-Le Pommier, 2016) ; Socrate et Jésus (éd. Poche-Le Pommier, 2018).


Le confinement isole et lorsqu’il dure, il étiole, il abîme. Il disloque les relations qu’il avait initialement contribué à ranimer. On peut croire un temps qu’il dirige vers un centre, qu’il incite à une réflexion d’un nouveau genre, qu’il contribue à opérer le partage de l’essentiel et de ce qui ne l’est pas. Il détient, en effet, cette vertu de conduire à ce que les Anciens pratiquaient si bien, l’auto-examen, les pensées pour soi-même (1).

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Marc Aurèle, en pleine guerre contre les Quades – peuple germanique qui a envahi l’Empire romain en 169 –, écrit, chaque soir sous la tente, son propre bilan réflexif. Sans intention aucune de le faire connaître à un public, sans titre même. Une légère numérotation suffit, pour aider à ne pas perdre le fil de l’écriture, malmené par la variation et l’affairement des campagnes militaires, non loin de Vienne, d’abord, puis en Serbie, six ans durant, de 169 à 175. En ces années de trouble et de lutte, l’heure est au bilan de vie, à la rencontre avec la mort probable, qui n’effraie plus, mais que l’on désire vivre «en homme de bien».

Écrire fait partie de ce plan d’un travail serein où la compagnie de soi est ouverte au monde et au Logos qui le dirige, l’anime et peut faire signe à tout instant. L’heure n’est plus à la compagnie des livres qui risqueraient d’en distraire.

Temps béni de communication avec l’essentiel

Le moment vespéral du confinement est donc un temps béni de communication avec l’essentiel pour l’empereur de la Ville-Monde, relié à la chaîne cosmique et anthropologique dans laquelle il s’insère humblement, avec un plein consentement, une disposition aimante et confiante.

Vêtu de son manteau de bure – le tribôn –, Marc Aurèle a rejeté tout apparat vestimentaire, témoin de la vacuité de l’âme errante. Comme autrefois Socrate, le maître des cyniques, qui réduisait à l’extrême les possessions ou les appartenances de tous ordres, y compris celles touchant au vêtement.

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L’empereur sait que sa tâche est de se conduire selon le bien auprès d’hommes qu’il commande militairement et politiquement. Il sait aussi qu’il doit œuvrer à la haute mission du salut de l’âme. L’urgence est là, toute simple : agir en vrai philosophe, sans superflu, sans accessoire, dans l’amour de chacun et de tous, du prochain au plus lointain.

Les écrits, voués initialement, à occuper l’espace de l’ombre et du confinement, ont traversé les siècles. Ils interpellent, aujourd’hui encore. Ils nourrissent la méditation. Ils sont nôtres, sans avoir subi les affres de la sénescence, offerts à nos questionnements insatiables du jour ou de la nuit, aux défis d’un monde à terre, en proie à la contagion planétaire déclenchée par une molécule protéinée, indomptable pour l’heure, narguant diaboliquement, par vagues successives, les hommes de tout continent.

Sculpture de l’âme

Marc Aurèle a ajouté une pierre d’importance aux exercices spirituels pratiqués par les Anciens. De son maître Épictète, il a retenu les leçons orales des Entretiens (Diatribai), consignées par Arrien, destinées à la sculpture de l’âme de disciples soucieux de façonner leur vie telle une œuvre d’art éthique, au service du bien autant que du beau et du vrai, ses corollaires. Sans orgueil, sans exagération de complaisance accordée à soi, seulement par attention portée à l’harmonie dispensée par le dieu et le daimônpersonnel (2), son guide, en vue de l’acquiescement volontaire à l’ordre universel. Invitation à la conversion de l’âme réitérée chaque jour, jusqu’au terme de la vie. Une œuvre de sainteté philosophique, nommée sagesse par les Anciens.

Marc Aurèle redevient un homme ordinaire, le soir, tout simplement, confiné dans son habitat de toile, livré tout entier à la méditation, lorsque la lumière du jour commence à faiblir et que les combats ont cessé. Les grandeurs d’établissement social, les contraintes liées à son rang et à ses fonctions, n’ont plus de prise sur lui. Seule compte la quête du sens et du centre, distincts des vanités, des arrogances factices autant qu’inutiles. Seule compte la préparation de son rendez-vous avec la mort dont il avait autrefois si peur. La leçon socratique est parfaitement retenue comme prioritaire : philosopher, c’est apprendre à mourir.

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L’exercice spirituel octroie au confinement une vertu purificatrice. Il incite à l’ascèse. Il écarte de la dispersion, des tensions inessentielles, propres à la vie futile. Il détache peu à peu de tout. Il ouvre un nouvel espace de réflexion, laisse de côté ce qui en détourne ou pourrait en détourner. Fécondité de cette suspension momentanée du temps consacrée à l’inaction ? Modèle privilégié de la skholê antique, celle du «loisir», de la «liberté» où les impératifs d’action, d’efficacité, de concurrence passent au second plan.

Marc Aurèle, écrivant ses Pensées pour lui-même, s’est ouvert aux autres, ses contemporains et ceux qui leur succéderont dans l’histoire au temps long. Il a consacré une voie que reprendront un Augustin dans une perspective chrétienne de dialogue avec soi et Dieu dans les Soliloques, près de trois siècles plus tard, au sein d’un Empire devenu chrétien ou un Anselme au XIe siècle, dès l’ouverture du Proslogion. Anselme y vante la richesse unique de la concentration dans un espace clos, dédié à la rencontre de l’Essentiel. «Rentre dans le caveau de ton âme (cubiculum mentis), exclus-en tout (exclude omnia praeter Deum), excepté Dieu et ce qui peut t’aider à le chercher et, ayant fermé la porte, cherche-le !». L’injonction évangélique de Matthieu (6,6) en est une source qui doit, elle-même, à la prescription politique et religieuse d’Isaïe (26, 20), s’adressant au peuple hébreu.

Le mal continuera «sa ronde»

Du paganisme au christianisme judéo-grec, un fil peut être tiré, celui de l’exhortation à ne plus s’abîmer dans ce qui détourne d’un Soi relié à Plus Grand que lui. En prendre le temps, sans se détourner de l’appel. Platon avait ouvert la route, enjoignant à la fuite (fugê), autant que cela est possible, d’un monde habité par la séduction du mal. Fuir ici consiste à se rassembler autour de l’Unique Nécessaire, principe de Bien, d’Ordre et de Beauté. Le mal continuera «sa ronde», mais celui qui se voue à devenir «juste (dikaion) et saint (hosion) dans la clarté de l’esprit (meta phronèseôs)» contribuera à en réduire les effets.

L’évocation des vertus inhérentes à la méditation par un Descartes, «tout le jour enfermé seul dans un poêle» (3), sera, elle aussi, redevable à cette tradition qui célèbre les vertus du temps de l’arrêt, du détour de la dispersion affairée, épokhê que les Grecs ont mise en exergue, pour s’élever à la contemplation, pôle ultime de l’action et de la pensée.

Sentiment dominant de l’absurde

Notre confinement, s’il n’est pas dirigé par des valeurs sûres, s’il s’étire indéfiniment dans un temps devenu pesant et opaque, ne dessine pas une voie d’espérance, engendre le contraire de ce qu’y conférait Marc Aurèle : le sentiment dominant de l’absurde, du stérile basculant en nuisible. L’âme, le cœur et l’esprit, par trop mis à mal, n’en peuvent extraire lumière et force. L’enfermement, dans ce cas, risque bien d’éteindre l’étincelle qui dirigeait vers le haut. Il alourdit, renforce les détresses, accroît la tentation négative, l’inhibition de l’angoisse. Nul ne sait plus qui il est, pourquoi et pour qui il vit, qui l’aime ou le délaisse, pour qui il compte en vérité. Il peut disparaître, nul ne le saura. Un maillon de la chaîne de l’espèce peut s’en désolidariser sans bruit, sans plainte, sans cri d’aucune sorte. L’espèce survivra. Sa continuité vaincra. Les Grecs de l’Antiquité, les Judéo-Grecs de l’Évangile, les philosophes de l’histoire, ont bien compris que seul prévaut l’ensemble et non la partie, le corps global et non l’atome individuel. L’arche de Noé était fondée sur le choix d’un « reste » fondateur, promis à la renaissance et à l’expansion prochaines des espèces sélectionnées sur ordre divin. Le confinement ouvrait alors à une seconde création.

Ce qui se passe aujourd’hui met à mal un vaste ensemble d’individus et de populations. À quelles fins ? Qui œuvre aux arrière-plans ? Une nécessité aveugle, en attente de maîtrise qui désoriente l’homme et son appétit de domination, qui le met en défaut sur nombre de points, qui le condamne à la réclusion pour un temps indéterminé, sans boussole, sans consolation ? Qui lui enjoint de remettre en question nombre d’acquis ou d’habitudes, voire de les quitter ? Qui lui ordonne un isolement destructeur qui, parfois ou fréquemment, le transforme en mort vivant, le réduit à la chose comptable ou traçable ? Le confinement néantise petit à petit ceux qui n’ont pas en eux la force d’en maîtriser les ruses, ceux que la solitude rend fous ou désespérés. La longueur de ce temps d’arrêt, malgré les efforts démultipliés de ceux qui ont en eux l’énergie du sursaut, peut mettre à terre ceux qui s’estiment peu à peu sacrifiés, qui perdent jusqu’au goût d’espérer. Double leçon que chacun peut faire sienne : ou la désespérance, fille de l’enfermement imposé, ou son contraire qui sonne comme une promesse, mais ouvre les portes.

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Homme, où est ta victoire ? Dans l’acte de subir, de ne pas céder à l’impulsion de la révolte, ou dans celui d’accueillir ce qui advient pour en briser les chaînes ? Vaincre l’adversité à la façon des Anciens : consentir au destin ? Ou, à la façon des Modernes, en déjouer l’emprise par la science et la ruse, non par l’obéissance ?

(1) Marc Aurèle, Écrits pour lui-même, Tome I, Les Belles Lettres, 1998, introduction et traduction par Pierre Hadot (livre I).
(2) Épictète, Entretiens, I, 14, 12 : «Dieu a placé auprès de chaque homme comme gardien un daimôn particulier à cet homme et il a confié chaque homme à sa protection… Quand vous fermez vos portes…souvenez-vous de ne jamais dire que vous êtes seuls…Dieu est à l’intérieur de vous-mêmes.» Traduction Pierre Hadot in La Citadelle intérieure, Introduction aux Pensées de Marc Aurèle, Fayard, 1997, p. 176.
(3) Descartes, Discours de la méthode , II, Le poêle : chambre chauffée par un poêle de faïence à la mode allemande.

Note de la rédaction : la première partie du titre, ainsi que les intertitres du présent article sont de la rédaction. Vous pouvez retrouver la version originale de cet article sur le site de Mezetulle.

 

Anne Baudart

Secrétaire générale de la Société française de philosophie, agrégée de philosophie, Anne Baudart est professeur de chaire supérieure en classes préparatoires et enseignante à Sciences Po Paris. Auteur de nombreux ouvrages, elle a notamment publié : Qu'est-ce que la Sagesse ? (éd. Vrin, 2013) ; Qu'est-ce que la démocratie ? (éd. Vrin, 2015) ; Naissances de la philosophie politique et religieuse (éd. Poche-Le Pommier, 2016) ; Socrate et Jésus (éd. Poche-Le Pommier, 2018).

 

 

Commentaires

 » Déjouer l’emprise ( du destin ) par la science et la ruse  » , proposez-vous ? J’ai bien peur que nous n’ayons pas choisi cette stratégie . Fallait-il opter pour ce confinement qui , en détruisant l’économie comme jamais , fera peut-être plus de drames et de morts pour cause de pauvreté , que le virus lui-même ? La Suède , une fois de plus , a montré sa maturité politique en refusant le confinement . Elle a misé sur le sens de la responsabilité de ses citoyens qui , d’eux-mêmes, se confinent dès les premiers symptômes . Et s’imposent bien sûr les gestes-barrière dès qu’ils sortent dans l’espace public : distance physique , masque , lavage des mains . Bref, tout simplement le respect de l’autre . La Suède , a fait le choix de continuer à vivre avec le virus presque normalement . Elle fait le pari de l’immunité collective : le virus sera enrayé lorsque plus de 60% de la population l’aura contracté . Un épisode certes désagréable mais sans grande gravité pour des personnes en bonne santé . En revanche , elle protège avec un soin particulier ses populations à risque , notamment les personnes âgées . Résultat ? Son système de santé n’a pour l’instant jamais été débordé . Et , n’ayant pas opté pour le confinement…elle ne craint pas la fameuse  » deuxième vague  » post-déconfinement que redoutent tous les pays ayant choisi la stratégie inverse ! Laquelle est d’autant plus à redouter en France que le pouvoir n’a pas osé prendre la mesure pourtant recommandée par d’éminents professeurs de médecine : rendre le masque obligatoire pour toute sortie dans l’espace public . Il est vrai que celui-ci signale la maturité politique , le civisme de celui qui le porte car ainsi il se protège certes , mais surtout il protège les autres de ses postillons , éventuellement porteurs du virus . Mais en matière de civisme , de maturité politique , la France n’est pas la Suède…hélas.

par Philippe Le Corroller - le 1 mai, 2020


J’aime bien le choix sur lequel Mme Baudart termine.
Il est l’enjeu du « Philoctète » de Sophocles, en quelque sorte, qui oppose Ulysse, en défenseur de la deuxième position, prêt à conjuguer la force à la ruse pour faire plier Philoctète, à Néoptolème, qui refuse de s’emparer de Philoctète, et de son arc, et voudrait le convaincre de l’accompagner LIBREMENT pour livrer bataille à Troie.
Ce choix oppose une ruse, une intelligence qui s’estiment toute puissante à l’honneur, la droiture, comme il oppose… culture ? la possibilité d’apprendre pour maîtriser l’environnement, et nature, qu’on reçoit et accepte.
La société d’Athènes a sombré dans les tensions provoquées par ce conflit, à la longue.

Par ailleurs… QUI peut nous garantir que la science est bel et bien… la science ? De quelle science s’agit-il ? Une bonne partie de l’édifice de la science s’est construite, dans l’esprit de nos contemporains, contre l’autorité et la légitimité de ce qui est tenu pour l’obscurantisme religieux. Cela a pu faire de l’idéologie scientifique par le passé une idéologie de la résistance. Mais une fois qu' »on » s’est emparé de l’autorité, et de la légitimité dans les esprits, dans le présent, où reste-t-il de la place pour la résistance dans l’édifice de la science, et qu’est-ce qui empêche nos hommes et femmes de science à l’heure actuelle de devenir de nouveaux… prêtres, en quelque sorte ? A leur insu, même ? Ne sont-ils pas… naïfs ? (et nous avec…) devant le constat du pouvoir… démesuré ? que leur expertise leur accorde ? Quiconque a un peu d’expérience du monde sait que le chemin vers l’enfer est pavé de bonnes intentions… bienveillantes.

Sur une note qui peut paraître anecdotique, mais que je ne crois pas l’être, j’attire l’attention de nos compatriotes sur l’étrange coïncidence qui fait que nous vivons cet épisode de confinement sur fond de campagne nationale prolongée pour l’isolation de nos maisons.

Pour le sentiment dominant de l’absurde pour qualifier un confinement stérile : je me demande si ce vécu d’étiolement, de dispersion, ne précède pas le confinement, s’il ne résulte pas d’une abolition du temps et de l’espace rendu possible par les technologies modernes où règnent tant d’écrans pas chers à Platon, pour connecter, et non pas relier, les gens dans une illusion d’une humanité universelle qui vivrait la réalité réelle en temps réel.

Une vanité de plus ?

Cela fait un certain temps que la civilisation se polarise dans une opposition brutale entre actif/passif, dans la nécessité de pouvoir trouver une nouvelle manière de penser l’homme ET la femme ensemble, la condition de toute pensée ? En attendant de trouver de nouvelles solutions viables… nous continuons à souffrir, mais n’est-ce pas l’inévitable condition humaine d’être pensant qui voudrait cela ?

par Debra - le 1 mai, 2020



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