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La croix de Heidegger

30/05/2020 | par Hubert Carron | dans Philo Contemporaine | 1 commentaire

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BILLET D’HUMEUR : Dans un texte qui ne manquera pas de faire réagir, le philosophe Hubert Carron dénonce les critiques systématiques d’Emmanuel Faye contre Heidegger. En cause ici, un schéma de la main du phénoménologue, où d’aucuns croient retrouver la forme d’une croix gammée. CQFD ?


Agrégé de philosophie, Hubert Carron est professeur honoraire de classes préparatoires au lycée Masséna de Nice. Il est également navigateur.


En juin 2019, est paru en Allemagne un bref essai consacré au Nachlass de Heidegger : Marbach – bericht Über Eine Neue Sichtung des Heidegger – nachlasses Erstattet von Klaus Held (Klostermann). L’auteur, Klaus Held, y publie dans le cinquième chapitre du volume – Problematische Stellen – le fac similé d’un schéma «de la main de Heidegger», dessinant deux courbes qui s’entrecroisent en reliant quatre termes (Kehr d. Austrage, Heil d. Grimms, Tod, et un dernier mot raturé, remplacé par le mot Riss, associé à quelques flèches). Au centre, c’est-à-dire à la croisée des courbes, une lettre : E. Le croquis n’occupe qu’un fragment de la page ; il est encadré par deux lignes droites qui le séparent des autres croquis dessinés sur la même page, au-dessus et en-dessous – ces autres schémas ne sont au demeurant pas beaucoup plus clairs que le précédent :

C:\Users\FnacMicro\Downloads\HEIDEGGER CROIX.jpg

Il n’en faut guère plus à Emmanuel Faye et à ses amis pour battre le tambour et ameuter les réseaux sociaux. Voilà bien, s’il en était encore besoin, une preuve supplémentaire du nazisme avéré et indélébile de Heidegger : car le schéma n’est en fait rien d’autre qu’une croix gammée. Une croix gammée «de la main de Heidegger» ! Avec au centre un E, qui ne peut symboliser évidemment que l’Ereignis… Ainsi se dévoile enfin et de l’aveu même de son auteur, au centre de la croix gammée le cœur de la pensée de Heidegger (à moins que ce ne soit l’inverse). Les courbes se croisent, les idéologies se rencontrent, CQFD !

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«Et même ?» – ajoute-t-il en poussant le soupçon. Ne peut-on pas relier «cela» au thème du Quadri (Terre-Ciel ; Mortels-Immortels) ? Ce dessin va «donner des gages» à ceux qui associent le Quadri à la croix gammée… (elle a en effet quatre branches). Ne faut-il pas aller «jusque-là» ?

Klaus Held n’accorde cependant pas trop d’intérêt dans ses commentaires au croquis qu’il reproduit. Emmanuel Faye s’en étonne un instant. Puis il passe outre et il classe aussitôt le livre dans la catégorie bien utile des «essais apologétiques» sur Heidegger, c’est-à-dire celle des livres qu’il considère être écrits par des défenseurs incompréhensiblement aveugles ou fanatiques, et qui refusent obstinément de se rendre à l’évidence. Mais quelle évidence ? Il ne manque pourtant pas de gens informés et capables de juger parmi ces prétendus «apologistes» de Heidegger. Il n’est pas nécessaire d’être grand clerc ou de se torturer la cervelle pour réfléchir un peu – «Le bons sens» n’est-il pas «la chose du monde la mieux partagée» nous dit même, optimiste, un bon auteur ?

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Qui peut honnêtement affirmer sans le moindre doute que ce schéma griffonné par Heidegger – un de ces croquis comme n’importe quel écolier pourrait en dessiner sur son cahier – révèlerait l’intention sournoise de faire allusion au nazisme ? Le trait frêle, les courbes douces et nettement arrondies,  l’inclinaison trop orientée à  gauche sont loin de reproduire l’anguleuse et arrogante Svastika nazie. Il suffit de comparer : 

C:\Users\FnacMicro\Downloads\HEIDEGGER CROIX.jpg
C:\Users\FnacMicro\Downloads\IMAGE CROIX GAMMEE.jpg

C’est pourtant avec ce genre d’argumentations, de soupçons divers et de rapprochements plus ou moins controuvés qu’Emmanuel Faye, depuis maintenant pas mal d’années, fait vivre son fonds de commerce sur une critique systématique de l’œuvre de Heidegger. C’est après tout son droit, s’il est vrai que la réception d’une œuvre doit conduire avec le recul du temps à faire la part des choses. Le rôle du procureur n’autorise toutefois pas à raconter n’importe quoi. Mais, puisqu’il a baptisé «pensée critique» sa propre démarche, ne pourrait-il pas se demander si l’essence critique de toute pensée ne parvient à sa plénitude qu’à la condition de se réaliser quelquefois aussi dans l’autocritique ?

 

Hubert Carron

Agrégé de philosophie, Hubert Carron est professeur honoraire de classes préparatoires au lycée Masséna de Nice. Il est également navigateur.

 

 

Commentaires

Très très bien.
C’est vrai, me semble-t-il que… plus les associations sont… libres, plus on peut aller loin dans les associations. Il y a des lieux pour la libre association, (comme le divan) et des lieux qui conviennent moins à la libre association.
Mon cher mentor qui était un homme doté d’une pensée très critique, disait à nous, ses élèves, à certains moments, que nous partions en roue libre.
Comme Emmanuel Faye ?
Pour les procureurs, on les trouve partout, surtout dans une civilisation qui s’agenouille devant la judiciarisation, et où le soupçon et la méfiance sont rois. (En passant, il y aurait des tonnes à dire sur la tentation si mal fondée d’éliminer le pardon, mais ce n’est pas le moment.)
Pour le rôle du temps dans la réception des oeuvres, je dis… dans un Occident qui a un fond de pensée, et d’idées écrites de plus de 2500 ans maintenant, les modes vont et (reviennent). Ce qui était conspué hier sera porté aux nues demain. On n’a pas besoin d’être voyant au moment où on n’insiste pas pour avoir un agenda trop précis.
Mille fois oui pour l’autocritique. Il me semble que la marque d’un vrai sage est dans sa capacité de dire qu’il s’est trompé à certaines occasions.
La vérité (humaine ?) existe à ce prix.

par Debra - le 1 juin, 2020



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