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Le poète contre l’artisan et le philosophe : (re)lisons le «Ion» de Platon

1/11/2020 | par Maël Goarzin | dans Classiques iPhilo | 1 commentaire

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CLASSIQUE : Relisons les grands textes de la philosophie avec Maël Goarzin. Qu’est-ce que la poésie et à quelle source les poètes puisent-ils leur inspiration, voire leur génie ? La poésie est-elle un art véritable, une simple maîtrise technique que tout un chacun peut acquérir, ou un profond mystère ? Ce sont à ces questions que le dialogue de Platon intitulé Ion entend se confronter.


Doctorant en Philosophie antique à l’Université de Lausanne et à l’École Pratique des Hautes Études (EPHE) à Paris, Maël Goarzin tient le blog Comment vivre au quotidien ? consacré à l’(in)actualité de la philosophie antique. Il est membre de l’Association Stoa Gallica, pour l’étude et la pratique d’un stoïcisme contemporain. Suivre sur Twitter : @MaelGoarzin


Le Ion, un des premiers dialogues de Platon, met en scène deux personnages : Socrate d’une part, et Ion, rhapsode qui vient de gagner un concours de poésie dans lequel il s’agissait de réciter et interpréter l’œuvre d’un poète, en l’occurrence Homère. D’où le sous-titre de ce dialogue : Sur l’Iliade. Le sujet de ce dialogue est l’art du rhapsode, et plus généralement l’art du poète, que Socrate va opposer à l’art de l’artisan et du philosophe.

Pour bien comprendre l’enjeu de ce dialogue, que je présenterai en détail dans la deuxième partie de ce billet, j’aimerais présenter dans un premier temps, de manière très large, la culture grecque archaïque, c’est-à-dire le contexte dans lequel Homère se situe et auquel Platon va répondre dans le Ion. Nous verrons ainsi l’importance d’Homère et de l’épopée homérique dans la culture grecque archaïque (VIIIe-VIe siècles avant J.C.), et au-delà de cette période, dans toute la Grèce antique.

Un questionnement à replacer dans la culture grecque archaïque

Phémios, aède de l’Odyssée

Ce que l’on peut nommer la Grèce archaïque (VIIIe-VIe siècle av. J.C.) est caractérisée par l’oralité. Et la figure par excellence qui en représente la culture est l’aède, ou le poète, qui transmet par oral des récits légendaires et des chants poétiques tels que les épopées, longs poèmes narrant les exploits historiques ou mythiques d’un héros ou d’un peuple. L’éducation repose sur l’écoute de ces chants poétiques transmis de génération en génération par les poètes. L’ensemble du savoir est rassemblé dans ces récits légendaires que l’aède raconte. Ainsi, le poète représente la mémoire collective des Grecs, puisque ces chants poétiques regroupent tout ce qu’un grec doit savoir. Il a donc un rôle essentiel dans la culture grecque archaïque, qui ne connaît pas encore l’écriture. Orphée, prince Thrace légendaire, fils de la Muse Calliope, est la figure du poète par excellence. Il charme les animaux avec la beauté de ses chants.

Que nous racontent ces récits légendaires ? Deux dimensions peuvent être distinguées. Tout d’abord, ces récits légendaires ont une forte dimension religieuse. Les premiers aèdes sont des prêtres. Ils chantent d’abord les louanges des dieux, ainsi que leur généalogie. Ensuite seulement ils chanteront les exploits des héros du passé : ainsi, Ulysse pleure en écoutant l’aède Démodocos lui raconter la Guerre de Troie. Ici, l’aède chante les exploits des héros grecs et troyens ayant participé à la guerre de Troie. Mais la dimension religieuse n’est pas totalement absente de ces récits, dès lors que le héros peut être défini comme un homme exceptionnel qui accomplit des exploits grâce à son courage et à son ingéniosité, et qui s’élève au-dessus de ses semblables, de sorte qu’on lui voue un culte particulier.

Ulysse pleure en écoutant l’aède Démodocos lui raconter la Guerre de Troie

Un exemple de récit légendaire dont la dimension religieuse est très forte est la Théogonie d’Hésiode. Cet ouvrage raconte l’origine du monde et des dieux, et reste l’un des fondements, avec les épopées homériques, de la mythologie grecque telle que nous la connaissons aujourd’hui. On y trouve, par exemple, le récit de la naissance d’Aphrodite, entourée d’Eros et d’Himéros. Cet épisode illustre la création du monde : comment du Chaos est sortie Gaïa, puis de Gaïa Ouranos, que Cronos, son fils, va castrer. Et du mélange de l‘écume avec le sperme d’Ouranos va naître Aphrodite, la déesse de la Beauté. La Théogonie d’Hésiode raconte également la naissance d’Athéna. Zeus, pour protéger sa souveraineté de sa propre descendance, avale sa première femme, Métis, qui lui donnera néanmoins une fille, Athéna, qui sortira toute armée du crâne de Zeus.

Voilà le genre d’histoires que racontent les poètes, et à travers ces histoires, tout ce que doit savoir un grec. En d’autres termes, la lecture de ces récits nous permet d’imaginer comment les Grecs comprennent le monde. L’importance de ces récits légendaires montre également la place du mythe dans la culture grecque archaïque. L’aède, à travers ces récits légendaires, apporte une explication mythologique de l’ordre du monde. Ainsi, l’ordre du monde tel que nous pouvons le percevoir à travers ces récits est l’ordre imposé par Zeus à la suite des nombreuses luttes des dieux pour la souveraineté. Mais si le mythe raconte tout ce qu’un grec doit savoir sur les dieux, il propose également ce qu’il faut savoir sur le monde, ses origines, l’ordre établi, etc. Ainsi, le mythe de Prométhée va nous apprendre ce qu’est la condition humaine par exemple, que l’homme est mortel, qu’il doit se nourrir, qu’il doit travailler, etc. La mythologie grecque, donc l’ensemble des récits imaginés par les Grecs sur leurs dieux et leurs héros, transmet, sous forme de narration, la mémoire des épisodes fondateurs du monde et de sa civilisation.

La naissance d’Aphrodite, entourée d’Eros et d’Himéros

Nous avons vu la place centrale de l’aède et des chants poétiques (et donc de la mythologie) dans la culture grecque archaïque, c’est-à-dire du IXe siècle, date de composition des épopées homériques, jusqu’au VIe siècle, et l’écriture, à la demande de Pisistrate, de ces mêmes épopées. Outre, la Théogonie d’Hésiode, les récits homériques (Iliade et Odyssée) jouent un rôle extrêmement important dans la culture grecque antique. La récurrence des références à Homère dans les dialogues platoniciens est une illustration de ce phénomène culturel, et c’est pourquoi la connaissance des récits homériques est importante pour la lecture et l’interprétation des écrits de Platon.

Homère et la place de l’épopée homérique dans la Grèce antique

Archétype du poète, et représentant de la civilisation grecque archaïque, Homère (IXe-VIIIe siècle av. J.C.) a écrit deux épopées : L’Iliade, qui raconte un épisode de la Guerre de Troie, une période de crise d’environ deux mois ; l’Odyssée, qui raconte les dix années du périple d’Ulysse pour rentrer à Ithaque, son village natal, à la fin de la guerre de Troie. Homère a probablement vécu au IXe ou VIIIe siècle av. J.C., mais les deux épopées homériques ne sont couchées par écrit qu’au VIe siècle, à la demande de Pisistrate, premier tyran d’Athènes. Donc du VIIIe au VIe siècle, ces histoires sont transmises par oral, de génération en génération, par l’intermédiaire des aèdes, dont nous avons vu l’importance dans la Grèce archaïque.

L’apothéose d’Homère, tableau d’Ingres, représente assez bien la place d’Homère dans la culture grecque archaïque. Poète par excellence, il est placé au-dessus de tous, et obtient un statut quasi divin. La place du mythe est similaire : l’explication du monde est celle des poètes, c’est-à-dire celle de la mythologie. Si l’ordre du monde est tel qu’il est actuellement, c’est parce que Zeus, le dieu souverain l’a établi ainsi. Et si l’on veut comprendre l’origine du monde, c’est la généalogie des dieux que l’on va faire. Le mythe tient donc une place prépondérante, grâce à la place des poètes tels qu’Homère ou Hésiode. Ceci est le cas dans la culture grecque archaïque, mais ce ne sera plus le cas dans les siècles qui suivent, dès lors qu’au VIe siècle apparaissent à la fois l’écriture et une nouvelle forme de pensée susceptible de remplacer l’explication mythologique du monde : la philosophie.

Au VIe siècle av. J.C., dans la cité grecque de Milet, en Asie mineure, apparaît en effet un nouveau mode de réflexion et de recherche, un nouveau type de discours non plus fondé sur le mythe mais sur la raison. Les Milésiens Thalès, Anaximène et Anaximandre expriment par écrit différentes théories explicatives concernant certains phénomènes naturels et l’organisation du cosmos. Ces trois chercheurs étudient la nature (phusis), et tentent d’y trouver les principes permanents qui permettent de l’expliquer. Ils tentent d’expliquer les phénomènes naturels par des principes qui seraient immanents à la nature elle-même, et non extérieurs à elle (comme les dieux). L’explication rationnelle de la phusis remplace chez les Milésiens l’explication mythologique du monde. L’ordre du monde n’est plus la conséquence de la souveraineté de Zeus, qui aurait imposé son ordre au cosmos, mais peut s’expliquer par les lois immanentes auxquelles il obéit.

Nous avons vu l’importance de l’aède et des récits légendaires, du mythe, au sein de la culture grecque archaïque, une culture dominée par l’oralité. Quelle est désormais la place de l’épopée homérique dans un monde où l’écriture fait son apparition, mais également la prose, et certaines tentatives d’explication rationnelles du monde (Milésiens) ? Et comment expliquer l’influence durable d’Homère en Grèce malgré l’apparition d’une forme de pensée nouvelle, que Platon nommera philosophie ?

«Mon père, désirant que je devienne un homme accompli, me força à apprendre tout Homère ; aussi, même aujourd’hui, suis-je capable de réciter par cœur l’Iliade et l’Odyssée.» (Xénophon, Le Banquet, III, 5)

Cette citation de Xénophon (IVe siècle) montre la place essentielle d’Homère dans l’éducation grecque, et ce jusqu’au 1er siècle av. J.C. Dès le VIe siècle, on peut lire Homère, grâce à la mise par écrit de L’Iliade et de L‘Odyssée. Le passage de l’oral à l’écrit n’est donc pas un frein à la transmission des récits d’Homère. Sa mission éducative continue au contraire et se répand d’autant plus que le poète n’est plus le seul à pouvoir raconter les récits homériques. On peut également les lire, et ces livres deviennent la base de l’éducation grecque. Les jeunes grecs lisent Homère et apprennent par cœur la totalité de l’Iliade et l’Odyssée, comme l’affirme Xénophon. Platon lui-même connaît très bien Homère, et Socrate, dans les dialogues platoniciens, cite régulièrement Homère, notamment dans le Ion.

L’éducation homérique

Mais qu’apprend-t-on en lisant Homère ? Trois formes d’éducation peuvent être distinguées : une éducation morale, religieuse et historique. L’éducation morale, tout d’abord, permet aux lecteurs des récits homériques d’apprendre à bien se conduire, à travers l’exemple des héros, modèles de vertu. L’éducation religieuse, ensuite, permet de savoir comment se comporter face aux dieux, et de connaître les différentes divinités grecques. L’éducation historique, enfin, permet aux lecteurs de l’Iliade et de l’Odyssée de connaître les événements importants de leur passé.

Homère, éducateur de la Grèce

Pour exemplifier l’éducation transmise à travers la lecture des œuvres d’Homère, je prendrais l’exemple de l’éducation morale transmise notamment par l’Iliade. Le respect de la tradition, de la loi et de la religion sont trois aspects importants de l’éducation morale transmise par les épopées homériques. Concernant le respect des traditions, on trouve au chant VI de l’Iliade un bel exemple de comportement vertueux :

«Diomède au puissant cri de guerre aussitôt est en joie. Il enfonce sa javeline dans la terre nourricière, et au pasteur d’hommes, il adresse ces mots apaisants : ”Oui, oui, tu es pour moi un hôte héréditaire, et depuis longtemps. Le divin Oenée reçut jadis en son manoir ce Bellérophon sans reproche. Il l’y retint vingt jours, et ils se firent l’un à l’autre de magnifiques présents. (…) Ainsi je suis ton hôte au cœur de l’Argolide et tu es le mien en Lycie, le jour où j’irai jusqu’en ce pays. Évitons dès lors tous les deux la javeline l’un de l’autre, même au milieu de la presse. (…) Troquons plutôt nos armes, afin que tous sachent ici que nous nous flattons d’être des hôtes héréditaires.” Ayant ainsi parlé, ils sautent de leurs chars, se prennent les mains, engagent leur foi.» (Homère, Iliade, chant VI, vers 212-233)

Représentation d’un concours de chant. Le chanteur, à gauche, ouvre la bouche pour chanter, accompagné par un joueur de flûte

Diomède et Glaucos, alors qu’ils sont sur le point de se battre (car l’un est troyen, l’autre grec), s’échangent leurs armes et se serrent la main en signe d’amitié. Pourquoi une telle attitude ? Parce qu’ils sont des hôtes héréditaires, et respectent cette tradition ancestrale : lorsqu’un visiteur de marque est accueilli avec générosité dans un pays lointain et que celui-ci échange des cadeaux de valeur avec son hôte, se crée alors une alliance, qui s’étend à leurs descendants, qui, en cas de guerre, doivent renoncer à se tuer. Deux traditions grecques sont ici respectées : d’une part la loi de l’hospitalité, celle de l’accueil de l’étranger, qui est en Grèce un devoir sacré ; d’autre part l’importance d’une amitié rituellement fondée et réglée entre hôtes héréditaires. Voilà un exemple de traditions à respecter absolument, et qui sont au fondement des manières de se comporter grecques. Et c’est ce genre de traditions que véhiculent les épopées homériques, participant ainsi à l’éducation morale des Grecs.

Non seulement l’apparition de l’écrit et d’une nouvelle forme de pensée rationnelle n’a pas fait disparaître les récits homériques, mais Homère est au centre de l’éducation grecque et de la vie de la Cité. Les poèmes homériques sont lus et appris par cœur par les jeunes enfants grecs, mais ils sont également récités lors des grandes fêtes religieuses comme les Panathénées ou les Dionysies, et dans les concours littéraires. Tandis que l’aède récitait les chants poétiques qu’il a lui-même composés, le rhapsode récite quant à lui les œuvres composées par un autre. Ion, interlocuteur de Socrate dans le dialogue de Platon, est un rhapsode, spécialiste des récits homériques et allant de cité en cité pour trouver du public. Ainsi, les poèmes d’Homère font partie intégrante de la vie de la Cité, et c’est dans ce contexte qu’il convient de lire le Ion. De l’aède au rhapsode, le mythe est omniprésent en Grèce, de l’époque classique jusqu’à l’époque hellénistique.

L’inspiration divine du rhapsode

Le Ion est un dialogue entre Socrate et Ion, personnage qui, suivant le cadre narratif du dialogue, vient de gagner un concours de rhapsodes lors des fêtes d’Asclèpios, à Epidaure. Cette fête religieuse est organisée en l’honneur du dieu Asclèpios. Outre les concours sportifs, des concours musicaux ou littéraires ont également lieu lors de cette fête, dont un concours de rhapsodes. Le contexte est donc exactement celui décrit dans le précédent billet. Et dans ce contexte, Ion se sent tout à fait légitime, comme les premières lignes du dialogue le confirment :

«Je ne pense pas qu’il y ait personne au monde qui parle d’Homère aussi bien que moi.» ; «Ce serait justice si les Homérides m’offraient une couronne d’or.» [2]

Ces premiers mots de Ion montre son orgueil et sa vanité. Imbu de lui-même, Ion pense tout savoir en ce qui concerne Homère. Face à lui se trouve Socrate, qui a bien conscience de cet orgueil démesuré. Pour faire face à cet orgueil, Socrate va opposer à l’art du rhapsode l’art du devin, du médecin, du cocher, etc,, afin de préciser la nature de cet art que Ion prétend posséder parfaitement. Comme souvent dans les dialogues socratiques, c’est-à-dire les dialogues de jeunesse de Platon, Socrate va chercher à définir avec son interlocuteur une notion : quel est l’art du rhapsode ? Et tout d’abord, quel est l’objet sur lequel porte son art ? Socrate va donc pousser Ion à définir l’objet de son art :

«Eh bien, qui, de toi ou d’un bon devin, expliquerait le mieux ce que ces deux poètes disent de pareil et ce qu’ils disent de différent sur la divination ?» [3]

Comparant l’art du rhapsode à l’art du devin, et prenant comme exemple la divination, que le rhapsode évoque régulièrement dans ses récits, Socrate pousse Ion à reconnaître que le bon devin possède l’art de la divination, et non le poète. Et ainsi de suite pour l’objet de l’art du médecin, du cocher, etc. Si le poète évoque dans ses récits la manière de bien conduire les chevaux, il ne connaît pas l’art du cocher comme le bon cocher. Suite à ce questionnement, et à l’impossibilité du rhapsode à déterminer l’objet de son art [4], Ion doit reconnaître que le rhapsode ne possède aucun art. Socrate amène donc Ion à confesser son ignorance, la prise de conscience de son ignorance étant l’objectif de l’examen socratique de l’art du rhapsode. Alors, qu’en est-il de l’art du rhapsode, si l’on ne peut pas déterminer son objet ? Pour Socrate, l’habileté du rhapsode à parler d’Homère ne vient pas d’un art que le rhapsode posséderait, mais d’une inspiration divine :

«Tu es incapable de parler d’Homère par art et par science [5]

«Ce n’est pas en effet par art, mais par inspiration et suggestion divine que tous les grands poètes épiques composent tous ces grands poèmes ; les grands poètes lyriques de même [6]

Les Bacchantes

Le rhapsode récite et interprète Homère par inspiration divine. Ion accepte alors la proposition de Socrate, qui définit le rhapsode comme un homme divin. L’art du rhapsode n’est pas un art, mais un don divin. Le rhapsode est inspiré, hors de lui-même, et ne possède aucune connaissance de l’objet dont il parle. S’il dit la vérité, ce n’est pas parce qu’il la connaît, mais parce qu’une divinité l’inspire. C’est la divinité qui possède la connaissance, et non le rhapsode. Socrate compare le rhapsode aux Corybantes et aux Bacchantes qui, hors d’eux-mêmes, dépossédés d’eux-mêmes, dansent, transportés et possédés, comme le poète est possédé par la Muse qui lui inspire les vers qu’il récite [7] :

«Car le poète est chose légère, ailée, sacrée, et il ne peut créer avant de sentir l’inspiration, d’être hors de lui et de perdre l’usage de sa raison. Tant qu’il n’a pas reçu ce don divin, tout homme est incapable de faire des vers et de rendre des oracles [8]

Cette citation décrit la possession poétique, l’état du poète inspiré, hors de lui. Le poète fait donc des vers comme on rend un oracle : la source est la même, c’est-à-dire divine. L’art du poète et l’art du devin sont similaires, mais tandis que le devin va rendre présent le futur, à travers l’oracle qu’il rend, le poète va rendre présent le passé, à travers ses vers. Le poète fait vivre le passé comme le devin fait vivre l’avenir. Et cette capacité à rendre présent le passé et le futur vient de l’élément divin qui les inspire, qui les dépossède d’eux-mêmes.

Sans cette inspiration divine, l’oracle comme le poète sont incapables de créer des vers ou de prédire l’avenir. La source, divine, qui dépossède le poète de lui-même, ce sont les Muses. C’est la Muse qui possède la connaissance et inspire le poète ou le rhapsode. Ion, qui est rhapsode, est donc hors de lui lorsqu’il récite et interprète Homère, ce que Ion a du mal à accepter, mais ce à quoi il ne peut rien répondre, car il est incapable de définir ce qui serait l’objet de l’art du rhapsode. La capacité de Ion à parler d’Homère vient non pas d’un art mais d’une inspiration divine.

En soutenant cette thèse face à Ion, Socrate est loin d’être innovant. Là n’est pas, en effet, la thèse qu’il souhaite défendre. L’inspiration divine des poètes est une opinion courante justifiée, notamment, par les premiers vers de l’Iliade et de l’Odyssée :

«Chante, déesse, la colère d’Achille, le fils de Pélée ; détestable colère, qui, aux Achéens valut des souffrances sans nombre et jeta en pâture à Hadès tant d’âmes fières de héros, tandis que de ces héros mêmes elle faisait la proie des chiens et de tous les oiseaux du ciel – pour l’achèvement du dessein de Zeus.» ; «Dis-moi, muse, cet homme subtil qui erra si longtemps, après qu’il eut renversé la citadelle sacrée de Troie [10]

Nous avons ici deux appels d’Homère à la Muse ou au dieu. Déjà présente chez Homère, la théorie poétique défendue par Platon n’est pas originale. Cela m’invite à penser que le véritable enjeu du dialogue n’est pas dans la présentation d’une théorie de l’art poétique comme inspiration, et que l’intérêt principal du dialogue est ailleurs.

Poésie contre technè, ou le savoir de l’artisan

Le dialogue permet également à Socrate de préciser ce qu’il entend par art (technè en grec), qu’il oppose à l’inspiration divine du rhapsode. Qu’est-ce qu’un art ? Pour Platon, l’art est une science, et c’est ainsi qu’il écrit :

« Or moi, selon qu’à mon jugement, la connaissance se rapporte à tel objet ou à tel autre, je lui donne le nom de tel art ou de tel autre.» [11]

L’art, est un savoir et un savoir-faire que possèdent aussi les artisans, comme le cocher, le sculpteur ou le pêcheur, mais aussi le médecin, ou le mathématicien. Avoir ou posséder une technè, un art, c’est d’abord et avant tout connaître un objet déterminé. L’art est donc avant tout une science (episteme), la science d’un objet déterminé. Chaque art correspond à la connaissance qui se rapport à l’objet de cet art. Par conséquent, si posséder un art équivaut à posséder un savoir vis-à-vis d’un objet déterminé, celui qui possède un art est le plus apte à juger et à parler de cet objet :

«Le dieu a donc attribué à chaque art la capacité de juger d’un ouvrage déterminé ; et en effet ce n’est pas, je pense, par la médecine que nous apprendrons ce que nous connaissons par l’art de la timonerie [12]

Celui qui possède un art a la capacité de juger de l’objet de cet art précisément parce que son art repose sur la connaissance de cet objet particulier. En outre, celui qui possède un art sait également produire l’objet qui correspond à cet art. En effet, pour Platon, celui qui sait est également celui qui sait produire. Savoir et savoir-faire vont de pair, car le savoir permet l’exercice de son art. Cette dimension productrice de la technè n’est pas mise en avant par Socrate dans le Ion, qui met davantage en évidence la capacité de celui qui possède un art de juger de ce qui se dit concernant l’objet de son art. En effet, c’est la capacité de Ion à juger des vers d’Homère qui est remise en cause par Socrate, et non sa capacité à réciter ou interpréter ces mêmes vers, ce qu’il fait très bien.

Platon face à Homère ou le poète contre le philosophe

À l’inverse du poète, dont toute la connaissance ou le savoir provient de la Muse qui l’inspire, l’art ou la connaissance de l’artisan est donc un savoir vis-à-vis de l’objet qui l’intéresse. Pourquoi défendre cette thèse ? Pourquoi placer le poète face à l’artisan, ou plus précisément l’inspiration divine du poète face au savoir de l’artisan ? Dans la dernière partie de ce billet, j’aimerais poser la question de l’enjeu de ce dialogue socratique.

Gustave Moreau, Hésiode et la Muse, 1891

Premièrement, le dialogue oppose, comme nous l’avons vu, l’art (technè) en tant que savoir et savoir-faire, et la poésie comme inspiration divine. Pourquoi cette opposition, et lequel des deux Platon valorise-t-il ? À la fin du dialogue, Socrate laisse Ion choisir entre l’inspiration divine ou l’ignorance (puisqu’il n’a pas réussi à définir l’objet de son art), et Ion préfère l’inspiration divine, qui flatte davantage son orgueil. Socrate propose gentiment une porte de sortie à Ion, mais au fond, ce qui importe, et ce que le lecteur retient de ce dialogue, c’est l’incapacité de Ion à définir son art, cet art pour lequel il se dit être le meilleur de toute la Grèce. Ce choix de Ion à la fin du dialogue est en fait un aveu d’ignorance. Socrate, au contraire, fait le choix du savoir face à l’ignorance, le choix de l’art face à l’inspiration divine. Le poète inspiré ne sait rien par lui-même. C’est la Muse qui sait. Au contraire, l’artisan est celui qui sait. Donc Socrate, et à travers lui Platon, fait le choix du savoir.

Deuxièmement, dans le contexte que nous avons posé dans le précédent billet, le Ion apparaît comme une critique de Platon à l’égard de la place prépondérante du poète et du rhapsode dans la Cité grecque du IVe siècle, car celle-ci s’oppose à la place centrale que Platon veut donner au savoir. Donc la valorisation du savoir mène Platon à remettre en cause la place de la poésie et du poète dans la société grecque. Celui qui sait doit être au centre de la société, et non plus le poète. La place d’Homère est trop grande, et c’est cette place que Platon conteste dans ce dialogue. Tel est le véritable enjeu du dialogue. En rabaissant les prétentions de Ion, qui, dans son orgueil, se croit le plus savant en ce qui concerne Homère, ce sont les prétentions du poète à éduquer et fonder les mœurs des citoyens grecs que Platon veut rabaisser.

Qui, dans ce cas, prendra la place du poète ? Qui pourrait tenir, pour Platon, ce rôle éducateur (éducation morale, religieuse et historique) tenu jusqu’à présent par le poète ? Pour Platon, celui qui sait par excellence, c’est le philosophe. Et le savoir de l’artisan est précisément le modèle du philosophe pour Platon. La confrontation entre le rhapsode et l’artisan peut donc se comprendre comme une confrontation entre le poète et le philosophe. Face à la place centrale d’Homère et de la mythologie dans la société grecque, Platon propose un autre modèle, le modèle du philosophe, celui qui aime le savoir. C’est le philosophe qui doit avoir une place centrale dans la Cité, et non le poète. Cette idée sera confirmée par Platon dans la République, dialogue ultérieur dans lequel Platon met en place une Cité idéale, d’où les poètes sont absents, et qui est dirigée par les philosophes. Face à la poésie et au mythe, Platon valorise donc la technè, et la philosophie comme savoir par excellence.

Le contenu face à la forme, la philosophie contre l’art oratoire

Un dernier élément permet de confirmer l’enjeu de ce dialogue socratique : l’importance du contenu du discours par rapport à la forme de ce dernier. En effet, lorsque Socrate interroge Ion à propos de son art, ce n’est pas parce qu’il s’intéresse à la beauté des paroles du rhapsode, dont il ne doute pas. Socrate admet en cela le talent de Ion, qui vient de remporter un concours de rhapsodes à Epidaure. Mais ce qui intéresse Socrate par-dessus-tout, c’est le contenu de la poésie, ce que le rhapsode chante, c’est-à-dire les vers d’Homère, et comment il les interprète. C’est sur ce point que porte la discussion entre Ion et Socrate.

Cette préférence du contenu face à la forme n’est pas anodine, et est un trait caractéristique de la philosophie platonicienne et néoplatonicienne [13]. En mettant en avant l’importance du contenu par rapport à la forme des discours du rhapsode, Socrate peut mettre le doigt sur l’importance du savoir concernant ce contenu. On ne peut juger du contenu d’un discours que si l’on possède un certain savoir. Platon, à travers Ion, pointe du doigt tous ceux qui négligent le contenu et privilégient la forme, ceux qui mettent en avant l’apparence du savoir. Pour le rhapsode comme pour le sophiste, qui est peut-être visé ici aussi, c’est la beauté des discours qui importe : que ce soit pour plaire au public ou convaincre les citoyens. Pour Platon au contraire, c’est-à-dire pour le philosophe, c’est le contenu du discours qui importe, et la vérité de ce qui est dit. Les sophistes, par leur habileté rhétorique, leur art oratoire, persuadent les citoyens grecs de tout et de son contraire, selon les circonstances. On a donc à travers la critique du poète une critique de tous ceux qui usent de la parole pour séduire, et profitent de l’apparence du savoir pour convaincre ou plaire, c’est-à-dire ce que l’on demande du rhapsode ou du sophiste. De la Cité doit donc être exclue l’habileté oratoire (sophistes), pour ne juger du bien et du mal que par rapport à un savoir, une technè. Passer de l’art oratoire, de la beauté des discours (poètes et sophistes) à la vérité du discours (philosophes) : voilà l’enjeu du Ion et de toute la philosophie platonicienne.

[1] Platon, Ion, 530c. Trad. E. Chambry, Paris, Éd.Garnier Flammarion, 1967. Toutes les traductions du Ion sont ici celles d’E. Chambry.
[2] Platon, Ion, 530d.
[3] Platon, Ion, 531b.
[4] Platon, Ion, 540b.
[5] Platon, Ion, 532c.
[6] Platon, Ion, 533d.
[7] Les Corybantes sont les prêtres de la mère des Dieux, Cybèle, qui dansaient armés, aux sons des flûtes, des tambours, des trompes et des boucliers frappés par les lances. Les Bacchantes, quant à eux, célèbrent les mystères de Dionysos, les Bacchanales, en proie à l’extase furieuse qui les inspire.
[8] Platon, Ion, 534b.
[9] Homère, Iliade, chant 1. Trad. P. Mazon, Paris, Éd. Les Belles Lettres, 1937.
[10] Homère, Odyssée, chant 1. Trad. P. Mazon, Paris, Les Belles Lettres, 1937.
[11] Platon, Ion, 537d.
[12] Platon, Ion, 537c.
[13] Voir par exemple l’attachement de Plotin au sens des mots plutôt qu’à leur forme : Porphyre, Vie de Plotin, 8, 4-6.

 

Maël Goarzin

Doctorant en Philosophie antique à l’Université de Lausanne et à l’École Pratique des Hautes Études (EPHE) à Paris, Maël Goarzin tient le blog Comment vivre au quotidien ? consacré à la philosophie comme manière de vivre et à l’(in)actualité de la philosophie antique. Il est membre de l’Association Stoa Gallica, pour l’étude et la pratique d’un stoïcisme contemporain. Suivre sur Twitter : @MaelGoarzin

 

 

Commentaires

Merci , cher Maël Gorzin , pour cette analyse limpide de la pensée de Platon , que vous avez remarquablement contextualisée . Au fond , Socrate et Platon furent les premiers à nous avertir des dangers de la démagogie : l’art d’un sophiste , maîtrisant parfaitement la parole en public , peut maquiller la vérité et entrainer la foule au pire . On sait ce qu’il en fut au 20ème siècle et on ne remerciera jamais assez Socrate et Platon de nous avoir , les premiers , mis en garde à l’égard de la démocratie : elle a malheureusement ses limites , comme tout système politique que se donnent les sociétés humaines . Francis Fukuyama voit  » La fin de l’histoire  » dans le triomphe de la démocratie partout , j’ai bien peur qu’il se soit trompé . Et que son collègue Samuel Huntington , qui nous annonçait dès 1996 ,  » Le choc des civilisations  » ait peut-être été plus lucide . Mais ceci est un autre débat , qui nous entrainerait très loin .
Permettez-moi seulement de rappeler que vingt-cinq siècles après Platon , les structuralistes , en France , acharnés à déconstruire tout ce qui pouvait également nous masquer la vérité – pour l’essentiel , les institutions bâties par le capitalisme bourgeois mercantile ! – s’attaquèrent , avec leurs petits poings cruels , non plus à l’oralité mais carrément à l’écriture : notre pensée était conditionnée par le langage mis à notre disposition pour l’exprimer . En la matière , Roland Barthes poussa le bouchon très loin avec son article fameux de 1968 sur  » La mort de l’auteur  » . Les auteurs n’écrivent pas, nous expliqua-t-il , ils sont écrits par quelque chose qui leur est extérieur . Ce qui écrit les livres n’est en fait que l’histoire , la culture ou , pour être plus précis, le langage soi-même . Bon, l’histoire ne dit pas si Roland Barthes poussa la cohérence jusqu’à renoncer à ses droits d’auteur sur ses livres !
Pourquoi citer Huntington , Fukuyama, Barthes dans un commentaire sur votre excellent texte consacré à Platon ? Pour en arriver à ceci : pas plus que les poètes , les philosophes ne sont des vaches sacrées ! Chez tous , il y a prendre et à laisser , à nous d’en retirer la  » substantifique moelle « . Bon , c’est un peu gonflé d’écrire ça sur le site iPhilo. Mais je compte sur votre sens de l’humour , cher Maël Gorzin , et sur l’équanimité d’Alexis Feertchak , pour me pardonner cette – très respectueuse et très amicale – petite provoc.

par Philippe Le Corroller - le 1 novembre, 2020



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