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À la découverte de la Bhagavad Gîtâ, ou l’art d’agir

25/03/2021 | par Colette Poggi | dans Art & Société | 3 commentaires

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ANALYSE : L’indianiste et sanskritiste Colette Poggi nous raconte une épopée devenue poème philosophique et texte sacré dans la tradition hindoue. L’histoire, qui a inspiré Gandhi ou Nelson Mandela, raconte le dilemme d’Arjuna : doit-il, afin de sauver l’ordre cosmique, combattre ceux qu’il a connus et aimés jadis, oncles, cousins, maîtres de combat ? Loin d’encourager une forme de renoncement qui passerait par un retrait du monde – cliché souvent associé à l’Inde , la Bhagavad Gîtâ se place sur un autre plan : comment agir avec le sentiment que tout est inter-relié dans le monde ? «Le yoga est habileté dans les actes», dit le héros, réveillé par l’injonction «Dresse-toi ! Éveille-toi !» de son cocher.


Indianiste et sanskritiste, docteur en Philosophie comparée de l’Université Paris-Sorbonne, Colette Poggi enseigne le sanskrit ainsi que la pensée religieuse et philosophique de l’Inde dans divers centres universitaires et écoles de formation des professeurs de yoga. Elle a notamment publié Les œuvres de vie selon Maître
Eckhart et Abhinavagupta
(éd. Les Deux Océans, 2000) ; Le sanskrit, souffle et lumière, langue sacrée, langue de connaissance (éd. Almora, 2012) ; L’art de l’illumination (éd. Les Deux Océans, 2018), Goraksha, yogin et alchimiste (éd. Les Deux Océans, 2018) et La Bhagavad Gîtâ ou l’art d’agir (éd. Les Équateurs, 2020).


Insérée dans l’immense épopée du Mahâ-Bhârata, la Bhagavad Gîtâ, ou Bhagavadgītā (-IVe Siècle) est un poème philosophique dialogué, élevé dans la tradition hindoue au rang de texte sacré. En dix-huit chapitres et sept cent versets, il aborde un sujet universel qui nous concerne tous, l’art d’agir. On y trouve l’une des définitions les plus ouvertes du yoga en tant qu’habileté, voire perfection, dans l’action. Le critère nécessaire pour atteindre cet accomplissement consiste dans cette approche à agir, non pas pour soi, pour son propre bien, mais dans une perspective universelle et altruiste. Le but visé est ainsi d’accomplir ce qui est juste au regard de la Loi du bon ordre des choses, le dharma, notion-clef de l’hindouisme.

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Pourquoi la Bhagavad Gîtâ est-elle devenue aussi célèbre ? Considéré comme un joyau de la Révélation hindoue, ce poème philosophique fut aussi la référence de personnalités diverses, engagées dans la lutte pour la liberté et l’égalité entre les hommes, et cela dans le monde entier : Gandhi, Martin Luther King et Nelson Mandela trouvèrent une inspiration incomparable dans ce texte pour mener à bien leur combat. De même, Aurobindo, Vimala Thakar, Vandana Shiva, la militante écologiste qui se bat aujourd’hui pour sauver les arbres et les semences anciennes. Il faut agir, du mieux possible, sans intérêt personnel, et recommencer sans cesse si nécessaire.

Chacun est libre de faire une lecture acclimatée de la Gîtâ, en laissant parler à ses oreilles ce texte à la fois lointain et proche, immémorial et actuel. En ce temps troublé, nous sommes tous concernés par la décision d’agir et de s’engager. Le dialogue entre le vaillant archer Arjuna, qui s’effondre étreint par l’angoisse, et le cocher incarnant la Conscience cosmique, Krishna, nous presse d’aller à l’essentiel, jusqu’aux strates les plus profondes où se posent les vraies questions que l’humanité partage.

La Gîtâ, pour vivre et agir dans le monde

L’histoire de la Bhagavad Gîtâ est simple : elle met en scène un conflit intérieur qui assaille le héros, Arjuna, confronté à un dilemme : doit-il, afin de sauver l’ordre cosmique, combattre ceux qu’il a connus et aimés jadis, oncles, cousins, maîtres de combat, etc. ? Alors qu’il y renonce, son cocher, Krishna, tente de le ramener à la raison. Peu à peu, il lui enseigne l’art d’agir dans le lâcher-prise. Il aiguise son sens du discernement et de l’intention justes, composantes essentielles de l’acte efficient. Venue du fond de ces vingt-quatre siècles, une question nous est ainsi posée : «quelle intention nourrit notre agir, de quelle dimension surgit-elle ? Du moi possessif ou d’un registre plus ouvert et apaisé, associé au sentiment du je suis, en osmose avec le monde et de ce fait dénué de prétentions égocentriques ?»

La Gîtâ ne prône pas une voie de renoncement qui serait un simple retrait du monde. Il est vrai que ce cliché est associé à l’Inde et que certains ascètes, philosophes ou maîtres spirituels, ont privilégié cette voie, du moins comme une étape, pour atteindre la délivrance. Moksha, but suprême dans l’hindouisme, signifie la sortie de la ronde des existences (samsâra), dans laquelle on retombe sans cesse en raison de l’attachement aux actes.

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Il y eut cependant en Inde bien d’autres voies intégrant expérience dans le monde et recherche spirituelle. Certaines doctrines tantriques en font partie, comme celle enseignée dans la Gîtâ par Krishna. Pour ceux-là, ce ne sont pas tant les actes qui enchaînent au devenir, mais l’attachement au fruit des actes, l’intention égocentrée, l’autosatisfaction, la récompense attendue. Ce dont il faut se débarrasser, c’est de son identification au moi, au corps ou aux pensées.

La Gîtâ apparaît dans ce contexte comme une révolution copernicienne. Agir dans le détachement, en accomplissant le mieux possible l’action qui nous incombe, tel est le yoga de l’action. Krishna, le Bienheureux, parle sous le nom de Bhagavan, «celui qui se donne en partage», d’où la notion de collaboration collective à l’Harmonie cosmique. Dans le deuxième livre, il déclare à Arjuna que «le yoga est habileté dans les actes», ou encore que le yoga est égalité d’âme, quoi qu’il arrive. «Dresse-toi ! Éveille-toi !» sont des injonctions qui vont sortir Arjuna de sa léthargie. Cependant, il ne suffit pas d’agir, il est essentiel que l’action soit allégée du fardeau du moi, qu’elle soit réalisée pour un but plus noble que celui de son propre profit. La philosophie de l’action dans la Gîtâ se situe ainsi aux antipodes de l’individualisme. Il faut agir avec espoir, avec le sentiment que tout est inter-relié, avec foi ou confiance (shraddhâ). Ce terme sanskrit possède une puissante signification donnée par son étymologie : se poser dans le cœur (shrad-dhâ).

Le discernement et les initiés de la vie

Il est essentiel de comprendre et de connaître pour bien agir, c’est l’enseignement du yoga de la connaissance. Ainsi, la question faut-il agir ? devient comment agir ?. La Gîtâ commence d’ailleurs par une question : «en ce lieu, que se passe-t-il, que font les guerriers rassemblés, impatients de combattre ?» Question légitime, dans un tel contexte. Dans son commentaire de la Gîtâ, Gandhi interprète le champ de bataille Kurukshetra comme une allégorie de la nature humaine, contenant en germe conflit et paix, haine et amour, espoir et désespoir. Gandhi préconise d’agir, sous la forme d’une non-violence active, au moyen d’une action désintéressée. Tel est le sens du karmayoga, le yoga de l’action, reposant sur l’art du détachement intérieur.

Tout acte karman, toute intention samkalpa crée une onde dans l’océan du réel. Il est donc essentiel de ne pas sombrer dans l’égarement consistant à désirer et agir en vue d’une récompense, en vue du fruit des actes. Ne pas devenir esclave du désir, ne pas convoiter des richesses du paradis après la mort, car cela ne fait que projeter davantage dans le cycle des renaissances, le samsâra. Il ne reste donc plus qu’à dépasser la sphère individuelle, soumise à la dualité désir-aversion. Seuls la maîtrise de soi et le dépassement du moi conduisent pour ces sages à une surabondance de plénitude. Il existe, enseigne Krishna, trois sortes de bonheurs, selon la qualité de l’intention.

La véritable science du yoga selon la Bhagavad Gîtâ implique donc une perspicacité pleine de sagesse qui consiste ainsi à «retrouver ses esprits», à se souvenir de sa nature véritable. Dans les trois versets suivants, Krishna indique comment ces prises de conscience déterminent la réalisation dans l’existence :

«Et maintenant, apprends de moi comment le bonheur est de trois sortes. Celui qui grandit en durant et qui met définitivement un terme à la souffrance, Qui au début semble amer comme un poison et finalement a la douceur de l’ambroisie Ce bonheur né de la paix que procure la connaissance de soi est lié au sattva (intelligence limpide).  Le bonheur que procure la satisfaction des sens qui au début a la douceur de l’ambroisie Et à la fin semble amer comme un poison. Ce bonheur dérive du rajas (la passion qui aveugle). Le bonheur qui du commencement à la fin n’est qu’égarement de l’âme recherché dans le sommeil, la paresse, l’indolence, ne procède que du tamas (l’obscurité de l’esprit).» (XVIII 36-39)

La corrélation entre le discernement, l’intention et l’acte juste, exposée dans la Bhagavad Gîtâ peut trouver une illustration dans une anecdote taoïste rapportée par Tchouang tseu, un contemporain de Platon. L’idée est d’agir dans un climat de lâcher-prise et de mise en résonance avec le courant de la vie ; ce mode associé au sattva indien est ici suggéré par l’expression sibylline «non-agir».

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Se promenant aux abords d’un fleuve tumultueux aboutissant à une cascade, Tchouang tseu aperçoit un homme qui se jette dans les flots agités du fleuve, puis disparaît dans l’eau. Inquiet, le sage arpente les rives sans succès. Mais une heure plus tard, voici que réapparaît le plongeur, sain et sauf. Interrogé par Tchouang tseu, il s’étonne de son inquiétude, il n’a rien fait que se laisser porter par le mouvement du fleuve. Savoir s’orienter dans le courant, avec fluidité et discernement, c’est en effet l’essence de la voie, le secret de l’agir et du non-agir, comme dans l’enseignement de Krishna. Le non-agir ne signifie donc pas rester sans rien faire, bien au contraire, il correspond à une action habile, accordée au mouvement fondamental de l’existence.

Il en va de même dans la Gîtâ où l’action efficiente requiert un discernement aiguisé ainsi qu’une démarche d’interrogation sans cesse renouvelée. La véritable philosophie du yoga consiste ainsi, en partant de la connaissance de soi, en l’art de se relier à l’essence des choses. En témoignent ceux qui traversent l’existence «sans mien ni moi, sereins dans le malheur comme dans le bonheur» (Bh. G. V. 24), attentifs à l’harmonie fondamentale de la vie. Cette présence vivante et libre trouve un écho suggestif dans les Notes sur la mélodie des choses de Rainer Maria Rilke où le poète incite à accorder notre mélodie individuelle à l’Harmonie universelle afin qu’elle résonne avec justesse et en parachève la splendeur.

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Si nous voulons être des initiés de la vie, nous devons donc considérer les choses sur deux plans : tout d’abord la grande mélodie, à laquelle coopèrent choses et parfums, sensations et passés, crépuscules et nostalgies ; ensuite les voix singulières qui complètent et parachèvent la plénitude de ce chœur.

 

Colette Poggi

Philosophe indianiste et sanskritiste, Colette Poggi se consacre depuis le début de ses études universitaires aux recherches sur les textes sanskrits de l'Inde ancienne, dans le domaine du yoga et du Shivaïsme du Cachemire. Elle a étudié le sanskrit, langue sacrée de l’Inde, est docteure en Études germaniques et en Philosophie comparée (cette seconde thèse comportant la traduction intégrale de l’Îshvara-pratyabijñâ-vimarshinî d’Abhinavagupta, texte philosophique majeur du Shivaïsme du Cachemire). Elle enseigne dans divers centres universitaires et centres de formation de yoga, et a notamment publié L’art de l’illumination selon Abhinavagupta (Xe-XIe s.), voie directe dans le Tantra du Cachemire (Éd. Les Deux Océans, 2018), Goraksha, yogin et alchimiste (Éd. Les Deux Océans, 2018) et La Bhagavad Gîtâ ou l’art d’agir (Éd.Les Équateurs, 2020).

 

 

Commentaires

 » L’art de se relier à l’essence des choses  » , écrivez-vous : magnifique définition d’un chemin privilégié  » pour accorder notre harmonie individuelle à l’Harmonie universelle  » . Mais , bien sûr , chacun trouve son chemin personnel en la matière . Votre très beau texte m’a remis en mémoire ma découverte éblouie , il y a cinquante ans…de la voile ! Ce bonheur fou de jouer avec le vent et la mer , le soleil et les embruns , de se sentir en pleine harmonie avec les éléments…même ( ou surtout ! ) quand le temps forcit et qu’il faut prendre des ris dans la grand-voile , réduire le foc , capeler son gilet de sauvetage et crocheter le mousqueton de son harnais dans la ligne de vie courant sur le pont . Le bonheur de distinguer à nouveau la Grande Ourse , invisible depuis nos cités trop éclairées et polluées , de voir , à l’aube, le soleil sortir victorieusement de la mer . Merci , vraiment , pour votre analyse , qui rappelle l’importance dans nos vies de  » la grande mélodie , à laquelle coopèrent choses et parfums , sensations et passés, crépuscules et nostalgies  » .

par Philippe Le Corroller - le 26 mars, 2021


Très bel article, très fin et joliment tourné. Ce que vous décrivez me paraît être une sorte d’idéal… inatteignable (comme tout idéal ?) Je vois plusieurs difficultés pour l’atteindre. La première est culturel, ce bain culturel n’est pas celui de la majorité d’entre nous et je crois qu’il est difficile de s’imprégner activement d’une culture qui n’est pas la nôtre. Le deuxième est que tout dans notre société du spectacle, fondée sur la consommation, la comparaison avec autrui et le bonheur comme satisfaction immédiate de nos désirs, va à l’encontre de cette conception. Le troisième est le coeur même de l’homme qui me paraît peu fait pour votre modèle – sauf sainteté ou sublimation. Le risque que je vois, c’est d’avoir une sorte d’ersatz, de simulacre répondant au cliché de l’Inde dont vous parlez avec une sorte de spiritisme à visée commerciale (toutes les applications iPhone de Zen, etc.) ou d’économie du bonheur et du lâcher prise.

par PRLT - le 27 mars, 2021


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par iPhilo » L’Édito : «L’ordre social ne se décrète pas !» - le 3 avril, 2021



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