Le «Palais d’argile» très nietzschéen de Feu! Chatterton
MUSIQUE – Le groupe musical créé en 2011 sort un nouvel album dont les très beaux textes résonnent avec ceux du philosophe allemand Friedrich Nietzsche, analyse Diane Delaurens dans iPhilo. Au programme notamment, la description chantée de technologies qui constituent un monde froid privé de la chaleur de contacts réels. Cela nous rappellerait-il quelque chose ?
Ancienne élève de l’ENA, diplômée de Sciences Po Paris et en philosophie des universités de Paris-Ouest-Nanterre et de Paris-Sciences-Lettres, Diane Delaurens écrit notamment pour les revues NonFiction et Esprit.
Trois ans après L’Oiseleur, le groupe Feu! Chatterton a sorti en mars dernier son nouvel album : «Palais d’argile». Écrit en partie à l’été 2019 [1], il correspond étonnamment bien à la période troublée, faite de confinements et de distanciation sociale, que nous connaissons. La réflexion menée tout au long de l’album autour de la froideur actuelle du monde et de son avenir du monde renoue ici, consciemment ou non, avec la pensée de Nietzsche. Courte visite guidée dans le palais d’argile de Zarathoustra.
Face à la froideur
Le philosophe et le groupe partagent la même crainte d’un monde froid, inerte, où la vie a disparu au profit d’une mécanique inhumaine. La philosophie nietzschéenne, elle, met l’accent sur la vie, sa chaleur et ses pulsions. Nietzsche critique ainsi dans Ainsi parlait Zarathoustra la mascarade de l’État, qui prétend représenter le peuple alors qu’il en est le destructeur, et est donc considéré comme «le plus froid de tous les monstres froids» [2]. La froideur mécanique s’oppose au monde humain, et c’est bien pour cela que le sang ne peut «demeurer froid» qu’Avant qu’il n’y ait le monde [3], c’est-à-dire avant que la sensibilité de la vie ne prenne place, comme par exemple la chaleur du «brûlant midi» [4].
La crainte de la perte de «sensibilité» [5] est aussi ce que redoute Feu! Chatterton, notamment à cause de la médiation digitale. La chanson Cristaux liquides fait ainsi la liste de ces objets du quotidien qui passent petit à petit dans le domaine numérique : la nature sauvage et ses paysages («la petite fille téléguide un vol d’étourneaux»), les relations amoureuses («je caresse ton visage sur mon écran tactile»), et même la religion («Ok Google, quel est-il celui auquel on sacrifie / Certains disent qu’il est un fils»). Dans un monde où l’on ne peut désormais plus «se prendre dans les bras» (Un monde nouveau), la fraternité, l’égard et l’attention à l’autre sont en danger.
La retraite dans le monde naturel
La thématique du départ et de l’isolement dans la nature court en filigrane dans tout l’album «Palais d’argile». Il n’est ainsi pas surprenant d’apprendre qu’il a été en partie écrit dans les Cévennes, comme une retraite de notre monde trop rapide, trop mécanique, trop peu humain. Chez Nietzsche aussi, le retour aux sources s’illustre par un retour à la nature. Tout comme Nietzsche marchant et écrivant dans les montagnes autour de Sils Maria en Suisse, c’est le geste de Zarathoustra qui quitte la compagnie citadine de ses semblables pour se retrouver ermite dans la montagne : «Ô mon ami, fuis dans ta solitude ; de mouches venimeuses je te vois assailli. Où souffle un air pur et puissant, là-bas t’enfuis !» [6]. C’est là, au contact des éléments et de ses compagnons que sont l’aigle et le serpent, qu’il retrouve son humanité réelle et les principes à suivre pour vivre dignement et humainement.
De manière parallèle, l’album de Feu! Chatterton retrace le parcours d’un individu qui quitte ses semblables, que ce soit dans Compagnons[7] («Compagnons des mauvais jours / Je vous souhaite une bonne nuit / Et je m’en vais, la recette a été mauvaise») ou bien dans Aux confins («Adieu je m’en vais / Je pars»). Ce départ n’est pas un simple départ pour l’ailleurs mais pour le monde naturel : «Aux confins des contraires / Dans la clairière (…) à la lisière (…) dans le pré». Les éléments naturels sont ainsi d’une importance capitale, que ce soit le contraste nuit/soleil dans Aux confins («Que mon âme soit lavée / Ce soir / Qu’au matin je renaisse») ou dans La mer, où l’eau, le soleil et la terre sont tous cités. Et quoi de plus terrestre que l’argile, dont on veut en faire un palais ?
Le renouveau du monde et des hommes
La retraite au contact des éléments naturels aboutit à un nouvel homme et à un nouveau monde, tant chez Nietzsche que chez Feu! Chatterton. Après avoir vécu en ermite pendant dix ans, Zarathoustra redescend en ville pour faire part de ses principes au reste des hommes. C’est d’ailleurs sur l’adresse de Zarathoustra au soleil que s’ouvre le livre, le sage remerciant l’astre pour ses années d’enseignement et annonçant communiquer sa lumière à «qui veut se faire homme» [8] car «le surhomme est le sens de la Terre» [9]. Le surhomme annoncé par Zarathoustra ressemble étrangement à L’homme qui vient de Feu! Chatterton qui «mangera du soleil», soit la source de la connaissance de Zarathoustra. La création des nouvelles valeurs chères à Nietzsche et le renversement entre le bien et le mal appelé de ses vœux est également visible dans les paroles «Pour se donner du bien / Il s’est donné du mal», tout comme dans la subtile opposition des «compagnons des mauvais jours» et de la «bonne nuit» dans Compagnons.
Un nouveau monde est ainsi annoncé à travers la figure de ce surhomme qui vient. Dans Cristaux liquides, le groupe fait ainsi ses adieux au «vieux monde adoré», et annonce Un monde nouveau dont tout le monde rêve… à moins que ce ne soit celui que tout le monde tente de fuir, pris au piège des écrans, de la lumière bleue (et non blanche du soleil !) du «serveur central». Et si la promesse d’un monde nouveau n’était qu’une dystopie qui enferme encore un peu plus les hommes, serviles au point de ne rien ne savoir faire de leurs mains, au lieu de les libérer comme le souhaiterait Nietzsche ?
Lire aussi : Nietzsche, le premier des futurologues (Philippe Granarolo)
A cette question Nietzsche et Feu! Chatterton proposent cependant une réponse : la création. Alors que Zarathoustra ne cesse d’appeler au geste créateur que constitue l’invention de nouvelles valeurs, la création musicale est pour Feu! Chatterton le moyen de se mettre à distance de ce qui arrive pour en faire sens et imaginer des possibilités. Après plus d’un an de pandémie et de nombreuses questions quant au statut de la culture, le philosophe et le groupe tranchent : la culture est essentielle car elle est ce qui nous fait, tout simplement, humains.
[1] Écouter l’interview d’Arthur Teboul et Sebastien Wolf par Olivia Gesbert sur France Culture le 15 mars 2021 à la Grande Table Culture.
[2] Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Gallimard, 1971, p. 70 « De la nouvelle idole ».
[3] Poème de Yves Bonnefoy adapté de Before the world was made de William B. Yeats.
[4] Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Gallimard, 1971, p. 355 « A l’heure de midi ».
[5] Écouter l’interview d’Arthur Teboul et Sebastien Wolf par Olivia Gesbert sur France Culture le 15 mars 2021 à la Grande Table Culture.
[6] Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Gallimard, 1971, p. 75 « Des mouches de la place publique ». (Les mouches étant les citadins, indignes de leur humanité).
[7] Texte de Jacques Prévert.
[8] Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Gallimard, 1971, p. 21 « Prologue de Zarathoustra ».
[9] Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Gallimard, 1971, p. 25 « Prologue de Zarathoustra ».
Ancienne élève de l’ENA, diplômée de Sciences Po Paris et en philosophie des universités de Paris-Ouest-Nanterre et de Paris-Sciences-Lettres, Diane Delaurens écrit notamment pour les revues NonFiction et Esprit. Suivre sur Twitter : @DDelaurens
Commentaires
Merci🙏🏻
Un nouvel éclairage…
Tellement vrai .
par Juillet - le 26 juin, 2021
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