L’Édito : «Quand la grande histoire affecte les petites»
LA LETTRE D’IPHILO #9 : Recevez chaque mois dans votre boîte «mail» une lettre écrite par notre rédaction. En plus d’une sélection d’articles – ici ceux parus en avril mais aussi certains «classiques» à (re)lire – vous pouvez découvrir «L’Édito», un court billet en lien plus ou moins étroit avec l’actualité, écrit ce mois-ci par Alexis Feertchak.
Diplômé de Sciences Po Paris et licencié en Philosophie de l’Université Paris-Sorbonne après un double cursus, Alexis Feertchak est journaliste au Figaro et rédacteur en chef du journal iPhilo, qu’il a fondé en 2012.
Imaginons un Français né quelque peu avant la fin du 19e siècle. Il est probable qu’il se retrouva en 1914 dans la boue des tranchées et il n’est pas impossible non plus qu’il contracta en prime la grippe espagnole. Sa vie reprit après la Guerre et, à l’orée de son quart de siècle, il commença cahin-caha à tracer sa route dans un pays en pleine reconstruction. Mais voici que, jeune quadragénaire, il tomba au chômage dans le sillage de la crise de 1929, et sa famille dans la pauvreté. Et, après avoir lentement remonté la pente, il vécut pour son demi-siècle une nouvelle guerre. Certes, il ne participa pas à la campagne de mai 40 mais connut les privations de quatre ans d’une occupation étrangère. Rebelote, à 55 ans, il traversa la reconstruction du pays et… imaginons maintenant qu’il mourut finalement un peu avant l’âge de 100 ans, à la chute de l’URSS, eh bien, entre 1945 et 1991, que retenir de la grande histoire qui affecta concrètement sa vie personnelle ? En réalité bien moins de choses dramatiques que durant son premier demi-siècle ! Et son âge n’explique pas tout car ce calme relatif profita également à ses enfants et petits-enfants dont la jeunesse fut bien différente de celle qu’il vécut lui – même si cela ne signifie pas pour autant que ces derniers furent plus heureux.
Bien sûr, il y eut la Guerre froide, mais elle n’eut pas le même impact sur le destin individuel des êtres que les deux conflits mondiaux – en tout cas à l’Ouest… Il y eut bien sûr les guerres de décolonisation, jusqu’à la guerre d’Algérie. Pour certains, ce fut un grand drame, mais son ampleur générale – pour les Français du moins – ne peut là encore être comparée à celle des deux guerres mondiales. La crise économique s’installa certes à partir des deux chocs pétroliers, mais il s’agissait moins d’un brusque et imprévu effondrement comme en 1929 que d’une longue transition vers une nouvelle période de morne croissance, compensée par un Etat-providence de plus en plus abouti et solide, quoiqu’endetté. Au fur et à mesure des décennies, le temps imposa l’idée que la grande histoire n’affectait plus vraiment le destin individuel des gens, ou à la marge seulement. Restait au gouvernement à organiser le fil linéaire du temps de sorte à ce que ceux-ci aient la meilleure vie possible, en optimisant tel un habile gestionnaire les différents paramètres – largement économiques – de l’équation. Sans grand succès si l’on en juge par l’évolution économique, politique et sociale de la France, ces trente dernières années… Tel est globalement le monde dans lequel je suis né en 1991. Les grands basculements historiques existaient encore, mais se regardaient à la télévision au journal de 20h : guerres d’ex-Yougoslavie, guerre en Afghanistan, guerre en Irak, etc. difficile pour le coup de dire à un jeune Serbe, à un jeune Kosovar, à un jeune Afghan ou à un jeune Irakien de l’époque que leur vie personnelle n’était pas chamboulée par des forces les dépassant non seulement eux, mais les Etats dans lesquels ils vivaient.
L’été après un trop long hiver ?
La crise de 2008, à la rigueur, fut l’un des seuls événements planétaires à avoir directement affecter les vies individuelles de beaucoup d’Occidentaux, mais dans des proportions difficilement comparables à l’histoire tragique de la première moitié du 20e siècle. A cet égard, par son ampleur, le Covid-19 est bel et bien une rupture franche dans ce temps qui avait pris la forme d’un mouvement continu et linéaire. Si l’on nous avait dit il y a cinq ans que nous devrions pendant plus d’un an remplir des attestations, porter un masque en présence de nos semblables, rester confinés chez nous et à distance les uns des autres dehors et qu’en prime nous risquions une amende, nous aurions été pour le moins circonspects… Et 100, 200, 300 morts chaque jour n’est pas anecdotique non plus à l’échelle de l’hexagone. De retour, la grande histoire a de nouveau décidé d’affecter les petites, celles de nos vies quotidiennes. Ce caractère exceptionnel du Covid, certes évident, a pourtant peu été formalisé comme tel, comme si ces changements inouïs intervenus en si peu de temps avaient pris avec facilité les atours de la normalité. Et la grande histoire se retire aussi vite qu’elle est venue : les terrasses de bars et de restaurants, les magasins, les musées, les cinémas et les théâtres rouvrent, nous nous y pressons et accueillons avec bonheur l’été après ce trop long hiver. Quant aux masques, s’ils ne tombent pas encore, ils glissent subrepticement sur les mentons.
Quelque chose résiste cependant, comme si la linéarité du temps s’était profondément grippée, comme si le Covid était un avant-goût de quelque chose de plus fondamental. Certes largement en songes encore, la grande histoire, cette fois climatique, trotte toujours dans nos têtes. Difficile de penser, si l’on en croit du moins les scientifiques, que nos vies individuelles ne seront pas profondément bouleversées dans les décennies à venir : canicules, sécheresses, montée des eaux, catastrophes naturelles, épisodes de pollution, bouleversement de la faune et de la flore, accès tendu à l’eau potable et aux ressources alimentaires… les scénarios les plus noirs parsèment toutes les études prospectives. Sur une carte, en déplaçant un curseur, on peut par exemple évaluer en un clic quelles parcelles de la terre de France disparaîtra sous l’eau selon la hauteur gagnée par les océans. Mais ce n’est pas tout : dans un tel monde, la paupérisation brutale des populations n’est pas à exclure, les grands déplacements de population à travers le monde sont une quasi-certitude, sans compter les violences que ce cocktail explosif pourrait engendrer. L’état de tension de la société française, dont les discours politiques sont un reflet autant qu’un ferment, en témoigne… Le mot «guerre» est désormais partout. Hollande parlait de la « guerre contre le terrorisme» – expression étrange si l’on songe que le terrorisme est un mode d’action et non un ennemi –, Macron de la «guerre contre le virus». D’aucuns craignent encore une «guerre civile». Le mot est ainsi employé à toutes les sauces, y compris au sens premier, les militaires eux-mêmes évoquant ouvertement et de façon croissante le retour du risque de conflits interétatiques de haute intensité dans la décennie à venir. Tous les regards se tournent ainsi vers Pékin, première puissance depuis le début du 20e siècle à pouvoir rivaliser avec Washington. Quand les courbes se croisent, le risque de conflit est haut, alertent certains stratèges, se fondant sur le «piège de Thucydide» pour mesurer l’ampleur du danger. Il suffit d’ailleurs de lire la presse ou d’allumer la télévision pour réaliser que la rivalité, devenue adversité, entre les Etats-Unis et la Chine ne fait plus du tout l’objet du même traitement médiatique qu’il y a dix ans. Que ce soit justifiée ou non, la République populaire prend de plus en plus figure d’ennemi.
Dans ce monde pour le moins trouble, où la grande histoire pourrait affecter tragiquement les petites, le Covid aura au moins délivré une leçon aux générations actuelles, peu habituées aux soubresauts historiques : ceux qui répètent que tout ira nécessairement bien sont aussi peu utiles à l’édification du bien commun que ceux qui clament que tout ira nécessairement mal. Entre les deux, reste à trouver le bon équilibre entre espérance et lucidité. Et ce n’est pas une mince affaire.
Alexis Feertchak, à Paris, le 2 juin 2021
Michel Foucault, le Covid-19 et le «combat immense et multiple des savoirs»
La pandémie est l’objet de vives disputes sur ce qui serait médicalement vrai et ce qui relèverait de fakenews. Le philosophe et historien de la littérature Jean Zaganiaris a exhumé pour l’occasion un texte de Michel Foucault dont il révèle toute l’actualité. Sans verser dans le scepticisme, l’auteur d’Il faut défendre la société invite à ne pas considérer la fabrique conflictuelle des savoirs comme une lutte entre le jour et la nuit.
L’égalité, un poison contre les cultures ?
Toucher à la sacro-sainte égalité est suspect dans une société qui en a fait l’une de ses valeurs cardinales. Avec son franc-parler habituel, mais aussi la rigueur avec laquelle il fait résonner les grands textes philosophiques entre eux, Stéphane Braconnier pose une question qui fâche : et si l’égalité était une invention culturelle des plus dangereuses pour les cultures ? Et si en voulant subsumer sous des entités abstraites toute la diversité du monde, l’égalité était de cette catégorie des bonnes intentions dont est pavé l’enfer ? Nous prévenons tout de suite le lecteur : tout le monde ne sera pas d’accord ! Mais c’est aussi cela l’art de la disputatio.
Viol et pédophilie : la leçon philosophique de Marc Crépon
Le directeur du département de philosophie de l’Ecole normale supérieure a consacré à ces tragédies un livre, Ces temps-ci, La société à l’épreuve des affaires de mœurs, que le philosophe Francis Métivier a lu et apprécié pour sa justesse. Ce qui est utile aujourd’hui n’est pas de médiatiser les noms propres – exercice vain – mais de faire l’effort de se mettre vraiment à la place de l’autre, les victimes.
Lire l’article de Francis Métivier sur le site d’iPhilo
Et ne manquez pas non plus en mai…
- Le «Palais d’argile» très nietzschéen de Feu ! Chatterton (Diane Delaurens)
- L’homosexualité, «contre-nature» ? (Sylvain Portier)
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Le 23 mai 2012, le philosophe Michaël Foessel, professeur à l’Ecole Polytechnique, écrivait dans iPhilo : «Il me semble que le succès de la philosophie, dont on perçoit quotidiennement les signes médiatiques, s’explique par le fait qu’elle se distingue autant de l’opinion que des discours de l’expertise. Mais il y a aussi un risque dans cette normalisation : que la philosophie se réduise à un ‘supplément d’âme’ pour une société fatiguée par le prosaïsme des experts. L’erreur serait de croire que la philosophie a pour seule vocation d’apporter du sens ‘en plus’, de donner des raisons d’espérer ‘tout de même’, bref de réenchanter le monde à un moment où il entre en crise». D’actualité, non ?
Lire l’article «Où en est la philosophie contemporaine ?» de Michaël Foessel
Voilà, c’est la fin de la «Lettre d’iPhilo n°9». On vous redonne rendez-vous dans un mois. D’ici là, n’hésitez pas à en parler autour de vous ! Pour s’abonner, il suffit d’entrer son adresse électronique sur le site d’iPhilo puis de valider l’email de confirmation reçu.
Philosophiquement vôtres,
Alexis Feertchak & Sylvain Portier
Rédacteurs en chef d’iPhilo
Journaliste, Alexis Feertchak est chef de service au Figaro, chroniqueur pour le magazine Conflits et rédacteur en chef du journal iPhilo, qu'il a fondé en 2012. Diplômé de Sciences Po Paris et licencié en philosophie de l'Université Paris-Sorbonne après un double cursus, il a été pigiste pour Philosophie Magazine et a collaboré pour l'Institut Diderot, think tank de prospective. Suivre sur Twitter : @Feertchak
Commentaires
J’espère qu’on ne va pas penser que je suis totalement hors sujet… je ne crois pas l’être, mais de nos jours, où est le consensus pour savoir quand on est hors sujet ou pas ?…
Je continue ma lecture de « L’Ancien Régime et la Révolution » qui a bouleversé ma vision, et a mis en question dans mon esprit plein d’acquis idéologiques. En parlant de l’Ancien Régime à la veille de la Révolution, Tocqueville fait remarquer que depuis très longtemps déjà, la monarchie a procédé à une centralisation administrative qui a détruit l’autonomie des provinces, les procédés… démocratiques des provinces, au profit du gouvernement central administratif A LA CAPITALE. (« Capital », comme « capitalisme »). Il dit également que le peuple français aspire avant tout à la sécurité de l’emploi, la tranquillité, et voit son paradis dans le fait d’être affecté à… un bureau en tant que fonctionnaire. Le peuple français a une longue histoire d’amour avec la sécurité…
Quand Tocqueville écrit cela, on n’est pas après 39-45. On est bien, bien avant. Il décrit la vie sous l’Ancien Régime.
Tout cela m’interroge. Comme le fait d’apprendre à quel degré le paysan, dès le XIIIème siècle en France, était souvent propriétaire de sa terre, très loin de ce discours de propagande qu’on continue à nous servir sur les serfs, et à la différence d’autres région de l’Europe à la même période.
Et si… la fièvre qui nous saisit est le signe d’une maladie qui n’est pas celle que nous croyons ? Qui sait quand la fièvre apparaît, de quelle maladie elle est le signe ? (Et certainement, pas toujours du Corona Virus…) Un tas de petits propriétaires INDIVIDUELS avec de lourdes charges sur leur propriété n’est pas l’équivalent d’un grand seigneur avec plusieurs… DEPENDANTS ?? qui le nourrit et qu’il est contractuellement ? naturellement ? « obligé » de défendre en contrepartie. Payer de lourdes charges quand on a les moyens de le faire n’est pas l’équivalent de payer de lourdes charges pour un lopin de terre.
Pour l’événement du Corona Virus, il intervient dans un contexte où la mélancolie de la civilisation poursuit son oeuvre de destruction, et la manière dont nos politiques réagissent à cette maladie est bien plus le signe de la mélancolie déjà à l’oeuvre que de toute autre chose. Le mélancolique… refuse de perdre (j’en sais quelque chose…). Il refuse le jeu fondamental de la vie qui dicte que tout au long de la vie, nous allons… perdre. Nos parents, nos être chers, nos.. boulots ? même des fois, nos enfants. Nous allons perdre… notre jeunesse, notre beauté, nos forces, et il faudra que nous regardions attentivement, avec de l’intelligence, pour pouvoir apercevoir ce qui nous sera offert en échange contre toutes ces pertes qui font partie de la condition humaine. A la fin nous allons perdre… nos vies, même. Et rouler les mécaniques dans la révolte contre ça dans de puérils élans prométhéens est… puéril. Donc… le mélancolique (et c’est Nous..) ne veut pas perdre, et il ne s’aperçoit pas qu’en refusant de perdre, il refuse… de vivre.
En Europe de l’Ouest, la dernière grande flambée de cette mélancolie COLLECTIVE a eu lieu dans la guerre de 39-45, où l’empire austro-hongrois, toujours en déliquescence/destruction a été le lieu d’où est parti la folie mélancolique hitlérienne. (Se souvenir que les mélancoliques peuvent être… très lucides dans leur nihilisme. Peut-être même que leur mélancolie a à voir avec.. l’héritage des Lumières ?)
Je crois donc qu’il faut être très circonspecte dès qu’on s’aperçoit qu’on voit l’apocalypse à portée de main. Cela vaut, qu’il s’agisse d’une religion ou… d’une idéologie. Je suis sûre que par le passé nos ancêtres étaient tout aussi convaincus du bien fondé de leur vision de l’apocalypse que nous le sommes à l’heure actuelle. Qu’on soit à l’Eglise, ou… dans le laboratoire…
par Debra - le 5 juin, 2021
Merci , cher Alexis Feertchak , de permettre à vos lecteurs les plus jeunes de relativiser les problèmes que leur pose la crise du Covid , réels certes , voire très sérieux pour les plus précaires , mais sans comparaison , bien sûr , avec les drames vécus par ceux qui eurent 20 ans en 1914 ou I939 , voire 1956 . Vous jouez bien ainsi le rôle du philosophe – et de l’historien – dont la réflexion permet à chacun de prendre de la distance par rapport à ce qu’il vit . Bon , le philosophe n’est pas une vache sacrée et il lui arrive de se tromper . Francis Fukuyama nous avait enchantés , il y a trente ans , en nous annonçant La fin de l’histoire , avec la victoire de la démocratie libérale sur toute la planète : le bonheur , ici et maintenant ! Nous avons beaucoup déchanté ensuite , constatant malheureusement que Francis Fukuyama s’était montré plus perspicace en nous annonçant Le choc des civilisations . Mais parce qu’il réfléchit à la vie de la cité et aux moyens d’y faire vivre le bien commun , le philosophe , plus que jamais – et même lorsqu’il se trompe ! – nous est nécessaire , absolument indispensable .
par Philippe Le Corroller - le 6 juin, 2021
Bien sûr, Le choc des civilisations c’était Samuel Huntington. Que celui qui n’a jamais commis ce genre d’impair me jette la première pierre.
par Philippe Le Corroller - le 6 juin, 2021
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