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Ecologie politique : Luc Ferry et Bruno Latour, le vilain et le tricheur ?

3/07/2021 | par Michel Juffé | dans Science & Techno | 4 commentaires

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LIVRES : Le philosophe Michel Juffé a lu Les sept écologies de Luc Ferry et Où suis-je ? Leçons du confinement à l’usage des terrestres de Bruno Latour et… n’a apprécié ni l’un ni l’autre, pour des raisons opposées. Le premier se veut adepte d’une modernité caricaturale, avec une vision de la science digne de Condorcet, partisan d’un progrès illimité de l’esprit humain. Le second prend constamment la pose du «déconstructeur» (et «reconstructeur») d’idées ou même de visions du monde, alors qu’il se satisfait de jeux de mots qui n’atterrissent jamais dans la réalité des choses.


Né en 1945, docteur en philosophie, Michel Juffé fut conseiller au sein du Conseil général de l’écologie et du développement durable (2003-2010) et enseignant aux Ponts-et-Chaussées, au CNAM et à l’Université de Marne-la-Vallée. Auteur d’une douzaine d’ouvrages, il a notamment publié Sigmund Freud – Benedictus de Spinoza, Correspondance, 1676-1938 (Gallimard, 2016), Café-Spinoza (Le Bord de l’eau, 2017), A la recherche d’une humanité durable (L’Harmattan, 2018) et dernièrement Nietzsche lecteur de Heidegger (L’Elan, 2020).


Vilain : qui n’est pas beau, pas honnête, inquiétant.
Tricheur : en particulier celui qui fausse le jeu, comme en pipant les dés et en biseautant les cartes.

Début 2021, Luc Ferry publie Les sept écologies (Éditions de l’Observatoire), et Bruno Latour, Où suis-je ? Leçons du confinement à l’usage des terrestres (La Découverte). Tous deux persévèrent sur un chemin qu’ils ont emprunté il y a plus de 30 ans.

Commençons par Luc Ferry. Celui-ci oppose la «bonne» écologie, celle des «écomodernistes», aux «mauvaises» écologies, dont la pire est celle des «décroissants» et la moins mauvaise celle des réformistes, qui plaident pour la croissance verte et le développement durable. Il prétend discerner 7 types d’écologies politiques, là où il n’en voyait que deux dans les années 1990, «deep» (profonde) et «shallow» (superficielle) – une distinction proposée par Arne Naess (coauteur, en 1984, d’une plate-forme de l’écologie profonde, avec George Sessions). Il note aussi qu’au passage, l’écologie a «acquis aussi des lettres de noblesse sur le plan scientifique». Plan scientifique qu’il ignore ou dédaigne, car non seulement il ne cite pas un seul écologue durant les 280 pages de son ouvrage, mais il ne signale pas que ces «lettres de noblesse» commencent en particulier avec Darwin (qui parle d’économie de la nature), suivi par Haeckel (qui invente le terme), Verdnasky (La biosphère, 1920), Tansley (les écosystèmes, 1935) et bien d’autres, tant et si bien que dès les années 1950 c’est une discipline à part entière, qui coopère continuellement avec d’autres biologistes, des géologues, des géographes, des anthropologues, etc.

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Les sept options décrites par Ferry sont : les effondristes, pour lesquels la catastrophe va très vite arriver ; les alarmistes réformistes, qui cherchent un «développement durable», bien représentés par les Conférences des Parties (COP) ; les alarmistes révolutionnaires, qui veulent une décroissance en tous domaines ; les écoféministes, pour lesquels l’oppression des femmes est semblable – et liée – à celle de la nature ; les décoloniaux, qui estiment que l’oppression coloniale, le racisme et le patriarcat ont créé la crise climatique ; les véganes, qui veulent en finir avec l’exploitation des animaux sous toutes ses formes, y compris la possession d’animaux domestiques ; les écomodernistes, dont le slogan est «croissance infinie, zéro pollution», qui proposent d’intensifier les activités et de tout recycler.

Après cela Ferry avance trois idées : «la planète va mal» (constat commun à tous, dit-il) ; la perte des grandes visions du monde (religieuses et politiques) ; le souci du bien-être individuel. D’où suivent quelques considérations philosophiques : la nocivité d’une mondialisation productiviste et technicienne ; l’aveuglement et l’anonymat de la «compétition globale». C’est la survie dans un «univers darwinien». Dans sa dénonciation il parvient à associer : Thoreau, Leopold, Heidegger, Naess, Gorz, Jonas et Ellul. Heidegger occupe une place à part : il a le premier «posé la question de la technique mondialisée dans toute son ampleur», et Jacques Ellul, «comme tant d’autres intellectuels français avant lui, n’a fait sur ce point que vulgariser ses thèses, le plus souvent sans le citer». Ferry ignore manifestement, par exemple, André Leroi-Gourhan et Gilbert Simondon, dont les écrits sur la technique ne relèvent pas du délire verbal, contrairement à Heidegger, qui n’a eu de cesse de dénoncer le monde vulgaire des «on» (savants, techniciens, financiers), indignes d’être vraiment humains, car ils n’ont pas accès à la connaissance de l’Être.

Dans le sillage du Nouvel ordre écologique

Tout cela pour aboutir à l’exécration de «la» décroissance, fil conducteur de tout ce livre. Car, pour Ferry, la décroissance est inhumaine : être, comme les animaux, «englué dans le naturel» ; ne vivre qu’une histoire naturelle, purement répétitive. Bref, vive l’exception humaine, à bas le naturalisme !

Trente ans après son Nouvel ordre écologique, Ferry nourrit les mêmes obsessions : les effondristes, selon lui, veulent un monde de privations, comparable à celui des camps de concentration, où tout le monde était également privé et où ceux qui tentaient d’obtenir des privilèges «en faisant ami-ami avec les bourreaux» étaient détestés par les autres, qui avaient «une fâcheuse propension à la vengeance expéditive» (J’ouvre ici une parenthèse : une telle caricature est tellement offensante pour les descendants de ces «autres» internés que j’ai du mal à comprendre qu’aucune association n’ait porté plainte contre L. Ferry). Les décroissantistes, eux, sont pétainistes, car ils parlent de «retissage organique du local» ! Ils proposent une abomination : réduire de 3 à 4 fois le pouvoir d’achat. Deux autres «options» se révèlent des variantes du «fondamentalisme vert» : l’écoféminisme, les décoloniaux. Ferry n’en dit pas grand-chose, sauf pour souligner leur description caricaturale du monde, issue, dit-il, cette fois à juste titre, du différentialisme et du déconstructivisme. Au passage, les véganes disparaissent !

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Les réformistes (croissance verte et développement durable) ont droit à un long développement… qui sert surtout à attaquer à nouveau effondristes et décroissantistes. Et à dire qu’ils croient en l’innovation. Et à introduire les idées de sa vedette, Michael Shellenberger, qui déclare que l’idée d‘empreinte écologique est pire que les calculs de l’astrologie. La bête noire de Luc Ferry, ce sont les décroissantistes, car ils veulent saper les fondements de la culture, de la civilisation, de la modernité scientifique et technique. Quant aux réformistes, selon lui, ils ne vont pas assez loin, ils manquent d’audace.

D’où le «grand dessein écomoderniste» ! Dont l’essentiel est très simple et à la portée de tous : «le découplage et l’hypertechnologie sauveront la planète». Voilà qui est «radical», «révolutionnaire», et constitue la seule véritable opposition au fondamentalisme vert. En quoi consiste ce dessein radical ? D’abord et surtout, «découpler» la croissance de la destruction de l’environnement. Le problème devient solution ! Le terme «découpler» a une vertu magique : il suffit de le prononcer pour que la croissance devienne entièrement protectrice. Exemple : intensifier tous les types de production, densifier l’espace urbain, laisser plus de place à la «nature sauvage» et protéger la «beauté naturelle». À la clef : atténuer le changement climatique, épargner la nature, réduire la pauvreté. Le découplage se doit d’être «absolu» : l’objectif ultime est de ne plus polluer du tout, ce qui est «infiniment plus radical» que la croissance verte.

Deux propositions «révolutionnaires» ?

D’où l’économie circulaire, qui imite la nature : tout est recyclé, il ne reste que «zéro pollution». Elle est «infiniment plus intelligente qu’un rentabilisme bestial». À condition de distinguer «sous-cyclage» (on récupère grossièrement) et «surcyclage» (on désassemble), et on passe de l’écoefficacité à l’écobénéficience. «Notre concept de l’écobénéficience cherche à travailler sur les bonnes choses, sur les produits, services et systèmes adéquats au lieu de rendre les mauvaises choses moins nuisibles» (Michael Braungart, William McDonough, Cradle to Cradle, Créer et recycler à l’infini, Alternatives, 2011, p. 107) Les déchets doivent devenir des ressources, et dans la nature il n’y a pas de poubelles, écrivent ces deux auteurs.

Ce n’est pas tout : il faut aussi mettre fin à la souffrance animale. Rappelant en quelques traits l’histoire de la manière dont les animaux ont été traités par les humains (et recyclant ainsi, dit-il, ce qu’il a écrit par ailleurs, et en particulier sur la législation des nazis en matière de protection des animaux), Ferry s’attaque aux véganes n’ayant aucun mal à démontrer que le véganisme pur est impraticable. Il ne reste alors qu’une solution pour limiter l’élevage industriel (nuisible) : la «viande cellulaire», par transformation de cellules-souches en cellules musculaires. Ferry ignore que des romans de science-fiction ont émis des propositions sur la densification urbaine, tels que The word inside, de Robert Silverberg, 1971 (en français Les monades urbaines), où des millions d’individus s’entassent dans des tours de 3 km de haut ; sur la culture de nourriture synthétique (Planète à gogos, Pohl et Kornbluth, 1953) ; sur une humanité entièrement artificialisée (La Cité et les Astres, Arthur C. Clarke, 1957).

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En fin de compte Ferry n’émet que deux propositions, qu’il dit «révolutionnaires» : vivre uniquement en ville en recyclant tout (sur le modèle d’une station spatiale), remplacer la nourriture animale par des produits de synthèse. C’est aussi simpliste que l’écologie profonde : au lieu d’être 100 % durable-éthique-et-responsable, on est 100 % écobienfaisant et sur-recyclant. Peut-être ignore-t-il qu’il existe une seconde loi de la thermodynamique, d’où découle, en particulier, qu’un rendement de 100 % dans la transformation d’un type d’énergie en une autre (par exemple : mécanique en électrique, chimique en thermique) est impossible. Il existe toujours un «effet dissipatif» du simple fait du travail fourni pour transformer une forme quelconque en une autre. Et lorsqu’il récite «il n’y a pas de poubelles dans la nature», cette phrase ne veut rien dire : les dispositifs d’excrétion, d’évacuation, de décomposition, laissent des déchets, tels les lombrics dont les terricules forment une immense masse de déjections en partie seulement recyclée en terre végétale (voir Charles Darwin, La formation de terre végétale…). Et le contenu des poubelles, au bout d’un temps plus ou moins long, est aussi en partie recyclé, d’une manière ou d’une autre. Le problème de l’humanité, à cet égard, n’est pas l’existence de poubelles, mais celui du gaspillage des ressources, qu’elles finissent ou non dans une poubelle.

Le plus ridicule est sa prétention – conforme à Un manifeste écomoderniste » (dont Michael Shellenberger est l’un des rédacteurs) de découpler «activités humaines» et «nature vierge», afin que ces activités «interfèrent moins avec le monde naturel». «Le découplage soulève la possibilité que les sociétés atteignent un impact maximum sur l’environnement sans empiéter davantage sur les espaces relativement vierges. La nature non utilisée est une nature épargnée.» Ainsi, avec les cellules solaires à haut rendement, la fission nucléaire «avancée» et la fusion nucléaire, la production d’énergie ne posera plus aucun problème d’environnement.

Une vie humaine… extraterrestre ?

«Ce qu’ici nous appelons nature, ou même nature sauvage – écrivent les auteurs du Manifeste écomoderniste – comprend les paysages de campagne, de bord de mer, les biomes et les écosystèmes qui ont, dans bien des cas, été régulièrement altérés par des influences humaines au cours des siècles et des millénaires. La science de la conservation, et les concepts de biodiversité, de complexité, d’indigénéité sont utiles, mais à eux seuls ils ne peuvent pas déterminer quels paysages doivent être préservés, ou comment. […] L’écartement de zones de nature sauvage n’est pas moins un choix humain, au service de préférences humaines, que leur destruction au bulldozer. […] Accélérer seulement le découplage ne suffira pas à garantir plus de nature sauvage. Encore faut-il une politique de conservation, et un mouvement en faveur des régions sauvages, qui exigent plus de nature sauvage pour des motifs esthétiques et spirituels. Conjointement au découplage des besoins matériels des humains avec la nature, établir un engagement durable pour préserver les régions sauvages, la biodiversité, et une mosaïque de beaux paysages, nécessitera de créer un lien émotionnel plus profond avec ceux-ci.»

Nous sommes donc appelés à vivre dans deux mondes merveilleux : un monde du confort matériel maximal recourant à des «technologies avancées», un monde de satisfaction spirituelle lié à la visite des immenses parcs de loisirs que seront devenus les territoires (car il faudra bien délimiter ce qui est «nature sauvage» et ce qui est «vie urbaine», sous peine de l’horrible mélange nature/culture que proposent les décroissantistes et autres «technophobes») ; il n’est même plus question de l’homme «comme possesseur de la nature», mais d’une humanité qui vit en dehors de la nature («vierge») et va de temps à autre rendre visite à cette «nature» tout en se gardant de la «dénaturer» (autrement dit de la «polluer», d’attenter à sa précieuse virginité). Version moderne du ghetto : on n’enferme pas les «autres» dans un espace clos et protégé ; on s’enferme dans cet espace clos, qu’il faudra bien protéger de l’invasion de la «nature sauvage», à moins que celle-ci, en accord avec les humains, s’auto-discipline – mais de cela les auteurs du «manifeste» ne parlent pas. Et que deviendront les récalcitrants qui, même s’ils n’ont aucune affinité avec l’écologie profonde et les autres variantes de l’écologie ringarde que dénonce Ferry, voudront rester sur place ? Feront-ils partie de ces réserves sauvages comme une curiosité à protéger ? Devront-ils émigrer en ville ?

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Ce qui me frappe le plus chez Luc Ferry est cette persistance à opposer deux mondes : celui d’une nature sauvage identique à elle-même ; celui d’une culture humaine qui s’humanise autant qu’elle s’éloigne de – ou dépasse – cette nature, qu’elle va alors constituer en «paysage» (conçu uniquement d’un point de vue esthétique) à contempler. C’est l’actualisation de la wilderness, telle qu’elle est définie par une loi américaine de 1964 : «un lieu où la terre et sa communauté de vie ne sont point entravées par l’homme, où l’homme lui-même n’est qu’un visiteur de passage.» Une sorte d’éden, d’où les Amérindiens furent chassés, vers des «réserves», à la fin du XIXe siècle. Rien de nouveau, donc, chez les écomodernistes, qui s’inscrivent dans une lignée d’adoration d’une nature de carte postale, purement imaginaire, au sens strict du mot.

Bruno Latour, au contraire, nous invite à «atterrir», c’est-à-dire à se conduire en «terrestres» (alors que les écomodernistes cherchent à être encore plus des «extraterrestres»). Comme d’habitude, Latour «remet à l’endroit» ce que la plupart des autres «mettent à l’envers». Ainsi, lisant Kafka, je constate que Gregor Samsa est détesté par sa famille – qu’il continue à aimer, en dépit des mauvais traitements qu’elle lui fait subir – parce que lui seul allait travailler, les autres vivant à ses crochets. Or Latour inverse – ou travestit – Kafka : il transforme (métamorphose dans la métamorphose) Gregor en être libéré, grâce au fait qu’il crée sa propre termitière, et progresse aussi loin qu’il le veut, tout en restant enfermé, «chez soi». La ville devient une termitière : «habitat et habitant sont en continuité». «Le cadre inanimé et ceux qui l’animent c’est tout un».

Les terrestres vivent avec Gaïa

Quel peut être le rapport, me dis-je, entre une termitière (elle aussi imaginée par Latour) et le destin de Gregor Samsa ? Nous voici d’emblée dans le même type de couplage que celui des humains et non-humains, qui s’engendrent mutuellement (par exemple, Pasteur créateur/créature du virus qu’il «invente» et qui «l’invente» ; sans Pasteur pas de virus ; sans virus pas de Pasteur – Pasteur : guerre et paix des microbes, A.-M. Métailié, 1984). La nature, dit Latour, n’est pas «verte» : elle est composée d’artifices et d’artificiers. C’est donc dans les dispositifs techniques que nous allons saisir la capacité des organismes vivants à changer leurs conditions d’existence. Nouveau couplage : les dispositifs techniques engendrent la nature, qui engendre les dispositifs techniques.

Cette nature «dispositive» est celle de l’en deçà, celui de la Terre, alors que l’au-delà est le domaine de l’Univers. Et il faut bien distinguer leur mode d’approche : la Terre est expérimentée et mal connue ; l’Univers est mieux connu mais sans expérience directe. Ainsi Terre comprend les «agents» (organismes vivants) et l’effet de leur action (niche, traces). Bref, les terrestres vivent avec Terre (ou Gaïa) et non sur terre. Ils se déplacent dans des couloirs qu’ils fabriquent (les termites), dans un biofilm ou une «zone critique», c’est-à-dire un milieu périlleux où on apprend à durer.

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Dans l’Univers, des choses sont soumises à des lois, alors que sur Terre les cours des actions des êtres sont interrompus «en tous ses points par l’intrusion des autres acteurs dont ils dépendent», et ils se localisent «en déclinant la série d’ascendants et de descendants dont les soucis se croisent un instant» (p. 44). On ne doit pas confondre l’Univers en ligne (tout se déroule de A à Z) et la vie sur Terre en présentiel (tout se mêle), ajoute Latour. Ceux qui se sont égarés dans le monde matériel spiritualisé ont confondu «le déplacement des choses dans l’Univers avec l’engendrement des vivants avec Terre» (p. 70).

Latour s’exprime comme s’il n’existait pas d’histoire dans l’Univers, et que la physique en soit restée aux lois de Kepler (alors que la recherche en astrophysique nous en apprend de plus en plus sur cette histoire). Comme si le «déplacement des choses» ne contenait pas «l’engendrement des vivants», ou comme si la chimie et la biologie n’avaient rien de commun. Je note aussi, au passage, un des procédés favoris de Latour : associer deux termes pris dans deux registres fortuitement rapprochés (Univers, en ligne ; Terre, présentiel) et en faire un couple «révélateur» (au sens photographique du mot) ; d’un seul coup, on est censé comprendre !

La pensée de l’emmêlement

C’est donc l’intrusion, la superposition, l’emmêlement, que Latour nous invite à explorer. Ceux qui s’obstinent à démêler, selon les règles de la recherche scientifique ordinaire, c’est-à-dire en cherchant les explications simples à l’immense diversité des phénomènes (par exemple la théorie de l’évolution, modèle d’économie dans l’explication), vivent dans le passé, voire dans un monde illusoire. Latour procède en disqualifiant toute autre description du monde social, non parce qu’elle serait fausse, mais parce qu’elle est mauvaise, porteuse de «passions tristes».

Le Mal et le Bien – ce qui va mal et ce qui va bien, ce qui enferme et ce qui libère, ce qui est mal pensé et ce qui est bien pensé – sont ainsi nettement définis, par une série d’oppositions qu’on peut présenter en tableau :

MALBIEN
Identités, individusAppartenances, personnes
LocalisationsInterdépendances
Dualité : choses inertes/sujets pensantsHolobiontes (ou : acteur-réseau)
Calcul égoïsteSouci d’engendrement
Economie politique → ExtracteursSubsistance → Ravaudeurs
Aller de l’avant (progrès, modernité)Reculer, déboîter, réagir
Avancer tout droitSe déployer en éventail
Infini (l’Univers)Limites (sur Terre)

Voyons en quoi consiste la première dichotomie, qui résume toutes les autres : «L’individu réduit à presque rien se sent forcément sans force devant l’immensité de ce qui le domine ; la personne, l’acteur-réseau, l’actant-peuple, l’holobionte se sent pousser des ailes à mesure que se multiplient les items de sa liste, de son cours d’action, de son curriculum vitae ; ils se dispersent, ils se multiplient. Il y a des ‘liens qui libèrent’ : plus l’individu dépend moins il est libre ; plus la personne dépend, plus elle a de marges d’action. Quand il cherche à s’ébrouer, l’individu qui bute constamment sur ses limites, geint et se plaint, envahi de passions tristes, il ne lui reste guère que l’indignation et le ressentiment ; quand la personne s’allonge, se repeuple, s’éloigne, elle s’égaille, au sens propre, elle se distribue, se mélange et récupère de proche en proche des puissances d’agir qu’elle n’imaginait pas» (p. 114-115). D’où : «Les haplobiontes ne peuvent jamais se définir par leur identité puisqu’ils dépendent de tous les autres pour avoir une identité» (p. 143, souligné par moi).

Fiction-repoussoir de la «vraie vie»

Or, c’est précisément ainsi, dirai-je, que se forment et se définissent les identités : par l’établissement de jeux de différences qui situent un individu dans une lignée, une corporation, des milieux associés, des poids atomiques, des figures géométriques, des intensités, des fréquences, des gammes… et ainsi de suite. Les holobiontes sont une forme de symbiose parmi d’autres, ce qui permet de définir une entité comme «holobionte». Latour ne semble pas saisir que «holobionte» n’est pas une notion englobante mais une identité parmi d’autres. Admirons au passage ce tour de passe-passe à propos de l’identité : qui sont ces «tous les autres ?»

Latour présentait l’«individu» comme une fiction-repoussoir de la «vraie vie», de même que l’homo oeconomicus est une fiction assumée comme telle par les économistes, tout irait bien (sauf quand les économistes commencent à croire à cette fiction). Mais ce n’est pas le cas : l’individu dont il parle est plutôt l’égaré, celui qui a perdu la foi en ses relations aux autres, celui qui s’est replié sur lui-même, en proie à son «identité». La personne (et ses déclinaisons diverses : acteur-réseau, etc.) n’est pas une nouveauté découverte par Bruno Latour : Norbert Elias a passé sa vie à expliquer que les individus sont pris dans de multiples liens avec ceux avec qui ils forment société et qu’il est absurde, ainsi, de croire que des «individus» s’associent pour former une «société». Lorsque Pierre Bourdieu (la bête noire de Latour), parle de champs et d’habitus, c’est dans la filiation – reconnue – de Elias.

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Une fois distingués «individus» et «personnes» (acteurs-réseaux), Latour veut nous convaincre que les uns vivent en égoïstes (à côté les uns des autres, de manière qu’on peut mesurer et calculer) dans des localités, à diverses échelles, qu’on peut représenter par des cartes où l’on voit les territoires «d’en haut» ; les autres («nous autres, les terrestres») vivent selon des interdépendances, ayant le souci de s’engendrer les uns les autres (engendrer c’est, selon Latour, proliférer de toutes les manières possibles : se déployer en éventail), en cessant de vouloir progresser (aller de l’avant), mais en s’égaillant (et s’égayant) dans toutes les directions.

Nous nous doutions déjà que, dans la vie, il y a du calculable et de l’incalculable. Mais Latour nous apprend que l’évolution est un vaste bricolage, et que les «haplobiontes n’ont pas de relevé de compte». D’où cette énormité : «Certains évolutionnistes ont depuis montré que si les vivants calculaient parfaitement, jamais ils n’auraient réussi à survivre. […] Ce sont les erreurs de calcul qui finissent par créer, par hasard et sans providence aucune, des conditions d’habitabilité» (p. 89).

«Erreurs de calcul» ?

De quel calcul s’agit-il ? Et de quel hasard ? Si dire que l’évolution des vivants n’obéit à aucun dessein, ce ne sont pas «certains évolutionnistes» qui l’ont découvert mais Darwin lui-même. Et le hasard n’est rien s’il n’y a pas aussi la nécessité, les variétés ne pouvant exister s’il n’y a pas aussi des invariants. Du moins, c’est ce que j’ai retenu de ma relecture récente des livres de Jacques Monod (Le hasard et la nécessité, 1970) et de François Jacob (La logique du vivant, 1970) :

  • Le hasard (des compositions moléculaires) capté et reproduit par l’invariance est converti en «ordre, règle, nécessité» (p. 128) identique pour tous les vivants. Le code est toujours le même (depuis sans doute 2 ou 3 milliards d’années) mais son fonctionnement (réplication, traduction, expression) connaît des défaillances, desquelles résultent des mutations, desquelles résulte l’immense variété des formes des vivants (plans d’organisation, modes de transformation de l’énergie, modes de fécondation) (Monod) ;
  • «Ce qui est transmis de génération en génération, ce sont les ‘instructions’ spécifiant les structures moléculaires. Ce sont les plans d’architecture du futur organisme. Ce sont aussi les moyens de mettre ces plans à exécution et de coordonner les activités du système. […] L’organisme devient ainsi la réalisation d’un programme prescrit par l’hérédité. […] Dans l’idée de programme viennent se fondre deux notions que l’intuition avait associées aux êtres vivants : la mémoire et le projet» (Jacob, p. 10).

Où sont les «erreurs de calcul» ? Nulle part : si les instructions n’étaient pas invariantes, il n’y aurait aucune reproduction. Ce qui «erre», ce sont les copies de programmes, qui provoquent des mutations, et la création de variations, dont certaines sont utiles (à l’intégrité de l’organisme) et d’autres nuisibles. Mais il faut que Latour disqualifie le calcul et le calculable, celui de l’Économie ou de la Démographie ou de cette Géographie juste capable de représenter les territoires selon des coordonnées calculées. Si un chat ne calculait pas exactement son bond ou son coup de patte pourrait-il jamais attraper une seule souris ?

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Puisque, selon Latour, ce n’est pas le calcul qui va nous permettre de nous diriger, «il faut tout réinventer à nouveau, le droit, la politique, les arts, l’architecture, les villes, mais, chose encore plus étrange, il faut aussi réinventer le mouvement même, le vecteur de nos actions. Non plus aller de l’avant dans l’infini, mais apprendre à reculer, à déboîter, devant le fini. […] Curieusement, redevenir capable de réagir» (p. 155). Latour soutient sans réserve l’idée que «Terre ou Gaïa organise déjà l’horizon politique alors que son existence savante est inconnue ou déniée et que ses conséquences métaphysiques restent invisibles» (p. 159). Gaïa n’est pas «englobante», nous y sommes «roulés» et non emprisonnés. «S’émanciper ne veut pas dire en sortir, mais en explorer les implications, les plis, les superpositions, les entrelacements» (p. 161)

Voici encore qui est typique de la «manière Latour» : décrire une opposition fictive radicale entre deux concepts (ou attitudes, ou actions, ou représentations), qui, en réalité, font partie d’un continuum (fini/infini ; fermé/ouvert ; variant/invariant) ; ce qui lui permet de les hiérarchiser et d’élever l’un pour abaisser l’autre.

Ferry découple et Latour accouple de force ce qui ne l’est pas !

Ferry, d’un côté, nous propose une séparation radicale entre le progrès infini de la société humaine (l’écomodernisme) et une nature conservée dans d’immenses bocaux. Latour, de l’autre, nous invite à une union non moins radicale de tous les vivants au sein d’une entité introuvable (Gaïa). Aucun des deux ne nous aide à penser une écologie politique, puisque chacun des deux se nourrit d’une dichotomie insensée : nature sauvage/culture technicienne ; vivre avec Terre/vivre sur terre. En un seul mot l’un veut «découpler» de force, l’autre «accoupler» de force… ce qui ne l’est pas !

L’un se veut adepte d’une modernité caricaturale, avec une vision de la science digne de Condorcet (adepte du progrès illimité de l’esprit humain) ou de la Société berlinoise de physique, qui proclamait, dans les années 1840, que «seules les forces chimiques et physiques, à l’exclusion de toute autre, agissent sur l’organisme.» L’autre prend constamment la pose du «déconstructeur» (et «reconstructeur») d’idées ou même de visions du monde, alors qu’il se satisfait de jeux de mots (de manipulation de signifiants, peut-on dire) qui n’atterrissent jamais dans la réalité des choses, dont les mots ne sont que des «images» (disait Spinoza !).

 

Michel Juffé

Né en 1945, Michel Juffé est un philosophe français, intéressé aux questions d'éthique, de philosophie politique et d'écologie. Il fut conseiller du vice-président du conseil général de l'écologie et du développement durable (2003-2010) et a enseigné dans plusieurs grandes écoles et universités. Auteur d'une douzaine d'ouvrages, il a récemment publié Sigmund Freud – Benedictus de Spinoza, Correspondance, 1676-1938 (Gallimard, 2016), Café-Spinoza (Le Bord de l'eau, 2017), Liberté, égalité, fraternité... intégrité (L'Harmattan, 2018), A la recherche d'une humanité durable (L'Harmattan, 2018) et, dernièrement, Éclats d’un monde disparu (Élan des mots, 2020), Nietzsche lecteur de Heidegger (Élan des mots, 2021) et Vlad le destructeur (Élan des mots, 2022).

 

 

Commentaires

En lisant ce billet, j’ai du me ressaisir, en proie à un accès de… passion triste, tellement le vocabulaire… de Juffé, de Ferry, de Latour est triste, exsangue.
Ce n’est pas la peine de chercher la décroissance tellement… nous décroissons, nous décroissons déjà…
Je viens de finir « L’Ancien Régime et la révolution » de Tocqueville que je recommande aux lecteurs qui en ont marre des auteurs dont le vocabulaire, et les esprits, ne résistent pas aux passions millénaristes… tristes qui continuent à nous agiter (pour combien de temps encore ? Quand est-ce que les passions millénaristes commencent à se calmer ?). Même ceux qui s’accrochent à la raison comme ils le peuvent (comme le dit un de mes maîtres de pensée, Octave Mannoni, s’accrocher à la Raison est bien le dernier rempart quand on est submergé par la panique. Un bon psychologue, Mannoni.).
En passant, Rousseau a un style plein de verve, vigoureux, INCARNE, comme quelqu’un qui se sait un être de chair, et pas de pur esprit.
Et Tocqueville… un esprit atypique avec un style truculent. Un excellent empiriste, psychologue, un chercheur infatigable avec le goût de la discipline, et de l’effort pour comprendre. Ce sont des personnes singulières, des AUTEURS.
Parmi les passions tristes des Français qui m’entourent, il y a celle de préférer lire les « auteurs » modernes qui glosent sur les Anciens, à lire ces mêmes Anciens eux-mêmes. Triste, comme passion…

par Debra - le 4 juillet, 2021


Critique vive, mais extrêmement juste. Le « débat intellectuel » s’organise malheureusement trop souvent autour de clivages excessifs avec des positions extrêmes des deux côtés. Le sens de la nuance se perd…

par Mme Michu - le 5 juillet, 2021


Analyse claire et sans détours de deux thèses qui s’appuient sur des prémisses peu fondées et qui mène à des conclusions extrémistes qui forcément sortent du sujet initial et le décrédibilisent.
Merci de défendre avec autant de sagesse, une cause qui dépasse l’humain.

par Dominique KOBUS - le 5 juillet, 2021


L’avantage de la grille d’analyse élaborée par Luc Ferry c’est qu’elle immédiatement opérationnelle dans la vie courante . On voit bien , par exemple , à quelle idéologie se soumet un pouvoir qui a fermé Fessenheim et envisage , dans le même temps , de doubler le nombre d’éoliennes saccageant la France . Ecologie , que d’absurdités on commet en ton nom ! Et , bien sûr , en croyant incarner le Bien .

par Philippe Le Corroller - le 6 juillet, 2021



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