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Le bonheur est ailleurs

19/07/2021 | par Évelyne Rogue | dans Art & Société

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TRIBUNE : En cette mi-juillet, nous publions notre dernier article avant notre pause estivale. Pour l’occasion, un thème philosophique particulièrement adapté aux grandes vacances, avec la philosophe Évelyne Rogue. On vous dit à la rentrée de septembre !


Agrégée et docteur en philosophie, Évelyne Rogue est professeur de lycée en Île-de-France et conférencière. Elle a notamment publié Philosophie, la méthode de commentaire (éd. Ellipses, 2008), Philosophie, la méthode de dissertation (éd. Ellipses, 2009), Les grandes notions philosophiques (éd. Ellipses, 2011) et Philosophie, Interro surprise (éd. Ellipses, 2014 et 2020). Un blog philosophique  peut être suivi. Compte Twitter : @EvelyneRogue


Le bonheur, notion aussi abstraite que complexe, et pourtant universelle, semble renvoyer inéluctablement à l’indéfinissable, voire à l’indicible, pour employer un terme cher à Wittgenstein [1]. Et cela se comprend d’autant mieux que nous savons que la diversité humaine est presque infinie de telle sorte que chaque bonheur particulier est l’ordonnance subtile et changeante de bonheurs singuliers. Autrement dit, les bonheurs particuliers sont pratiquement infinis. Il n’y a donc aucune raison pour que leur diversité se résolve spontanément en une harmonie d’autant qu’elle devrait encore correspondre exactement aux ressources disponibles. Le bonheur n’est-il donc qu’une illusion ? Ne renvoie-t-il pas à un au-delà beaucoup plus complexe ? N’est-il pas ontologiquement parlant inscrit dans l’homme ? N’est-il pas la téléologie de toute vie sur terre ? Autrement dit, le bonheur n’est-il pas plus qu’un concept ? Vous l’aurez compris notre propos ne consiste pas tant à dénoncer le Bonheur comme illusion, idéal de l’imagination ou utopie qu’à tenter d’en faire ressortir les aspects tant négatifs que positifs. Le bonheur comme en deçà et/ou au delà de la raison ne possède-t-il pas une valeur intrinsèque ? Peut-être même est-il source d’énergie, force vitale, puissance de persévérer dans son être pour tout individu désirant.

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La nature humaine est par essence concupiscente, il n’y a donc rien d’étonnant à ce que la conception hédoniste ait fait reposer le bonheur dans la jouissance. En effet, si l’on considère que le bonheur est un état durable de joie et/ou de plaisir, le faire reposer dans la satisfaction de tous les désirs le condamne à un morcellement infini, le bonheur n’étant plus composé que d’instants successifs de bonheur mis bout à bout. Le bonheur ne serait-il donc que la somme de tous les instants de bonheur ? Il y a bien là illusion. Sans doute est-ce la raison pour laquelle l’eudémonisme, contrairement à l’hédonisme, a préféré lier le bonheur à la vertu, à la vie morale. Et cela dans la mesure où, pour qu’il mérite d’être recherché, le bonheur doit nécessairement posséder une valeur intrinsèque. En dehors de toute morale, l’eudémonisme faisait de la quête du plaisir et de la satisfaction des désirs la finalité de toute vie sur terre. Mais le bonheur est ailleurs. Il n’en réside pas, contrairement à ce que l’on voudrait nous faire croire, ou à ce que nous nous plaisons à croire, dans la satisfaction de tous nos désirs ; encore moins dans la possession effrénée de tous les biens de consommation à notre disposition. Ce bonheur-là ne serait qu’une addiction à la consommation qui ne dit pas son nom, un esclavage qui feint de s’ignorer. Quoi de pis qu’un esclave qui n’a pas conscience d’être esclave ? Ainsi, seule une vie vertueuse pouvait apporter à l’homme le bonheur. Là encore, il y a bien illusion, tromperie, erreur sur la manière de concevoir le bonheur ainsi que la finalité de toute humanité. En effet, on peut être vertueux et malheureux, de même que l’on peut être très heureux en étant peu, ou pas vertueux du tout ! Pourtant, c’est cette illusion qui permet à l’homme de donner un sens à sa vie ; un sens non plus seulement lié au hic et nunc mais envisagé comme téléologie existentielle en tant que telle.

L’homme veut, et cherche, de manière irrépressible à maîtriser son destin, et par là même, c’est-à-dire dans sa quête effrénée du bonheur, quête du Graal au demeurant, donne un sens à sa vie. Le bonheur comme illusion n’est donc rien de moins que sa raison de vivre, le fondement de sa puissance à persévérer dans son être. L’illusion consiste donc pour l’homme à prendre ses désirs pour des réalités. Il se ment à lui-même parce qu’il a besoin de cette illusion pour vivre. Cette illusion est, ontologiquement parlant, la téléologie intrinsèque de toute existence. Comme le faisait d’ailleurs très justement remarquer Kant, «ordonner à chacun de chercher à se rendre heureux serait une tâche insensée, car on ne commande jamais à quelqu’un ce que de lui-même il veut inévitablement»[2]. Concept de bonheur subjectif et empirique que Kant reproche aux épicuriens d’avoir confondu avec la vertu. Cette recherche du bonheur ne peut être en effet que variable, divergente d’un individu à l’autre, pour ne pas dire contradictoire. Mais il y a bien une caractéristique qui relie tous les hommes sans exception, c’est la paresse et la lâcheté à laquelle ils s’adonnent volontiers :

«La paresse et la lâcheté sont les causes qui font qu’un aussi grand nombre d’hommes préfèrent rester mineurs leur vie durant, longtemps après que la nature les a affranchis de toute direction étrangère. […]  Avec un livre qui tient lieu d’entendement, un directeur de conscience qui me tient lieu de conscience, un médecin qui juge pour moi de mon régime, etc., je n’ai vraiment pas besoin de me donner moi-même de la peine.»[3]

C’est en effet par paresse et par lâcheté que l’on s’en remet à un directeur de conscience pour prendre des décisions importantes et se décharger du fardeau de sa responsabilité : «Il ne m’est pas nécessaire de penser, pourvu que je puisse payer ; d’autres se chargeront bien pour moi de cette ennuyeuse besogne» [4]. C’est aussi par paresse et par lâcheté que l’on son sort entre les mains de son médecin, auquel est en train de se substituer une multitude d’objets connectés [5] qui nous veulent que du bien ! Ce serait s’illusionner que de prendre que bonheur est dans la soumission, le renoncement à sa liberté de choisir. Afin que le bonheur soit définissable et applicable par et pour tous universellement, il faudrait donc que les hommes soient capables de s’accorder sur une loi morale universelle, seule capable de fonder la moralité. Or, pour réaliser cette condition, il faut d’une part que l’homme, être désirant par essence, soit capable de refréner ses pulsions, de maîtriser ses désirs, d’orienter ses inclinations, voire de faire abstraction de tous ses penchants sensibles qui risquent à chaque instant de le détourner de la loi morale. Mais à supposer même qu’il y parvienne, c’est-à-dire qu’il sorte vainqueur de cette lutte opposant passion et raison, et par suite soit capable de ne vivre qu’en conformité avec la loi morale, il serait alors en droit d’exiger un certain bénéfice. Or rien n’assure l’individu capable d’une telle abnégation qu’il sera récompensé en retour. En effet, «l’être raisonnable, qui agit dans le monde, n’est pas cependant en même temps cause du monde et de la nature elle-même» [6]. Autrement dit, puisque la volonté morale ne gouverne ni l’ordre réel du monde, ni celui de la nature, le bonheur, supposé et recherché, n’est qu’un postulat de la raison pratique. Cette idée, ou idéal, de bonheur qui n’est peut-être qu’une construction de la raison n’en est pas moins une construction nécessaire, condition sine qua non de la raison d’espérer dans l’homme.

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Pour résoudre toutes ces difficultés, Kant en vient à affirmer que la raison doit postuler le souverain Bien, c’est-à-dire espérer que la loi morale universelle vise réellement un Bien qui, s’il ne se réalise pas ici-bas, permet cependant un progrès moral indéfini et assure la réconciliation dans la vertu et d’une certaine forme de bonheur, dans un autre monde que celui-ci. C’est donc une fois de plus le désir inscrit dans l’homme de croire en une vie bienheureuse hic et nunc ou dans un in illo tempore différé qui le pousse à forger de tels concepts. L’homme a besoin de donner un sens à sa vie et c’est la raison pour laquelle ce bonheur en tant qu’«idéal de l’imagination» lui est nécessaire. Un idéal vers lequel il ne cesse de cheminer. C’est d’ailleurs peut-être dans la quête elle-même que réside le bonheur plus que dans la plénitude inatteignable si tant est qu’elle soit-souhaitable sous la forme d’un instant d’éternité ! En ce sens le bonheur est bien ailleurs. Pas là où nous pensons qu’il est, dans un plaisir sans cesse à renouveler par la satisfaction de tous nos désirs, mais dans la pouvoir sur soi, la maîtrise de soi, la liberté retrouvée du choix raisonné. S’il est illusoire de penser que le bonheur trouve sa réalisation dans la conquête perpétuelle de nouveaux objets à convoiter, dans l’agitation sans fin de notre âme continuellement tourmentée, c’est parce que ce qui est visé, à savoir un instant de joie, figé dans l’éternité, tel un bonheur inscrit dans le marbre, est irréalisable.

Autrement dit, que le bonheur soit une illusion c’est certain, qu’on lui assigne pour but la vertu ou le Souverain Bien est moins important que de prendre conscience qu’il n’est pas – même en tant qu’idéal de l’imagination ou utopie – rêve éveillé rendant manifeste la passivité et/ou l’impuissance de l’individu. Il accroît au contraire notre puissance : celle d’être heureux ou de rendre l’Autre heureux. Le Je n’existe en effet que parce qu’il y a de l’Autre en moi et pour Moi. Je n’est Je que pour et par l’Autre ; de même que mon bonheur qui se reflète dans mon regard se réfléchit dans le regard de l’Autre sur Moi, dans le pour-autrui. Il faut donc pour qu’il y ait un bonheur digne de ce nom, que celui-ci se manifeste non pas dans la satisfaction immédiate d’une pulsion individuelle, singulière et passagère, mais dans la recherche du Bonheur pour Autrui. Le bonheur comme illusion n’est pas seulement source d’erreurs comme on se plaît trop souvent à le répéter, mais aussi et surtout désir de réalisation. Désir de réalisation de bonheur pour moi et pour Autrui. Peut-être est-il un idéal de l’imagination, sans doute aussi utopique et uchronique, il n’est qu’un leurre, mais un leurre que l’humanité se doit de rendre réalité. Le bonheur ne doit pas être seulement la manifestation d’un en-soi-pour-soi, mais d’un en-soi-pour-autrui. Si le bonheur est ailleurs, c’est au sens où il se réfléchit dans une conquête de soi sur soi : «Deviens qui tu es».

[1] «Ce dont on ne peut parler, il faut le taire.», L. Wittgenstein, Tractatus-logico-philosophicus.
[2] E. Kant, Critique de la raison pratique, §3 ; scolie 2.
[3] E. Kant, Réponse à la question : Qu’est-ce que les Lumières ?
[4] E. Kant, Idem.
[5] Comparatif : Quelle montre connectée choisir ? Mai 2021 – Les Numériques (lesnumeriques.com)
[6] Cf. E. Kant, Critique de la raison pratique, trad. De F. Picavet, PUF, Paris, 1943, pp.131-135.

 

Évelyne Rogue

Agrégée et Docteure en philosophie, Évelyne Rogue est professeure de lycée en Ile-de-France, conférencière et référente pour les ressources et usages pédagogiques numériques. Elle a notamment publié Philosophie, la méthode de commentaire (Éd. Ellipses, 2008), Philosophie, la méthode de dissertation (Éd. Ellipses, 2009), Les grandes notions philosophiques (Éd. Ellipses, 2011) et Philosophie, Interro surprise (Éd. Ellipses, 2014 et 2020). Un blog philosophique peut être suivi. Compte Twitter : @EvelyneRogue

 

 

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