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Karl Popper est-il vraiment rationaliste ?

19/10/2021 | par Anne-Bérangère Poirey | dans Classiques iPhilo | 2 commentaires

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ANALYSE : Quels sont les fondamentaux de son épistémologie ? Quel est notamment son rapport à la croyance ? Qu’entendre par sa notion de connaissance objective ? Le recul qu’il défend vis-à-vis de la croyance, caractéristique de l’attitude scientifique, présuppose pour Popper une base morale, un choix irrationnel mais néanmoins raisonnable qu’il nomme une «foi en la raison», analyse Anne-Bérengère Poirey. Or cette foi, loin de ruiner le rationalisme, apparaît au contraire comme la condition même de sa possibilité.


Diplômée de l’Université Paris-IV Sorbonne, Anne-Bérengère Poirey est professeur certifiée de philosophie et enseigne en classe de Terminale. Elle assure également des cours en philosophie morale et politique dans le cadre du Parcours de Préparation au Professorat des Écoles pour les étudiants de l’Université d’Angers.


Le philosophe Karl Popper (1902-1994), tenant du rationalisme critique, se fait un honneur de ne pas être un philosophe de la croyance. Par là, il veut dire qu’il s’oppose à la tradition philosophique qui fait de la certitude subjective le problème fondamental de la vérité. Pour Popper, il faut poser l’existence d’une connaissance sans sujet connaissant et renoncer à la problématique subjectiviste du jugement et de la croyance, et c’est à cette condition que l’on peut comprendre quelque chose à la question de la vérité. Pourtant, dans La société ouverte et ses ennemis, il affirme avec force sa «foi en la raison» [1]. Comment comprendre cette apparente contradiction ? Cette foi ne relève-t-elle pas précisément d’une forme de croyance qu’il se fait pourtant fort de rejeter ?

Commençons par rappeler que Popper est connu pour être un philosophe des sciences qui, dans sa jeunesse, a d’abord travaillé au problème de la démarcation entre les sciences dites empiriques et les «pseudo-sciences». Puis, «longtemps après» comme il le dit dans La connaissance objective [2], il a été conduit à proposer une solution au problème de l’induction. Sur ces deux questions, le point de vue original de Popper est de substituer à la logique de la justification, de la démonstration, omniprésente dans les théories classiques de la connaissance (que ce soit les théories rationalistes ou les théories empiristes) celle de la réfutation ou de la «falsification», qu’il appellera plus largement la «méthode de discussion critique» [3]. Ainsi, la méthode scientifique ne consiste pas à chercher à démontrer qu’une théorie est vraie, mais précisément à élaborer contre elle une stratégie de mise à l’épreuve. Une théorie suffisamment consistante qui n’aura pas succombé à cette mise à l’épreuve pourra être considérée comme préférable, du point de vue de la vérité, à une autre moins consistante ou ayant été falsifiée par des éléments empiriques. Mais, quoi qu’il en soit, une théorie scientifique est un objet public, exposé à la discussion critique.

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Ce procédé de falsification constitue d’abord, pour Popper, une solution au problème de la démarcation entre sciences et «pseudo-sciences», parce que certaines théories ne sont pas falsifiables, c’est-à-dire qu’il est impossible de proposer un ou des faits empiriques qui seraient susceptibles de les réfuter. Ces théories relèvent alors de l’interprétation, et non de la science. C’est le cas notamment, dit Popper, de la psychanalyse, qui pourra réinterpréter toutes les objections à l’encontre de l’hypothèse d’un «inconscient psychique» de type freudien comme confirmation de cette hypothèse : si vous critiquez l’hypothèse de l’inconscient, c’est parce que vous refusez votre inconscient. Par ailleurs, ce procédé de falsification constitue également une solution au problème de l’induction, problème que l’on peut formuler brièvement de la façon suivante. Si une théorie est élaborée par généralisation à partir de l’observation de cas particuliers, comment être sûr qu’elle est vraie ? Qu’est-ce qui nous garantit que ce qui est vrai dans des cas particuliers, fussent-ils innombrables, est toujours vrai ? À ce problème, Popper répond qu’on ne peut jamais être sûr qu’une théorie est vraie, et qu’elle reste toujours une conjecture puisque «toutes les théories sont des hypothèses ; toutes sont susceptibles d’être renversées» [4]. Le procédé de mise à l’épreuve de la théorie permet seulement de dire que, tant qu’elle n’a pas été falsifiée par des faits empiriques significatifs, elle est une hypothèse valable du point de vue de la vérité.

Ainsi, l’affirmation du caractère conjectural de toute connaissance ne constitue pas un abandon de l’idée de vérité. En effet, on pourrait croire que, si aucune théorie n’est certaine définitivement, il faut alors verser dans le scepticisme. Pourtant Popper, adoptant une position réaliste, affirme avec force que le but de la science est la recherche de la vérité entendue comme correspondance avec les faits. Même si la vérité n’est qu’approchée, elle est une «idée régulatrice» (au sens où Kant emploie cette célèbre expression) de la recherche scientifique. En d’autres termes, Popper n’est pas un pragmatiste, pour lui les théories ne sont pas seulement, comme chez Ernst Mach ou John Dewey notamment, des instruments économiques de description des faits ni de simples modes de l’interaction biologique de l’espèce humaine avec son milieu.

La connaissance objective

On comprend donc ce que veut dire Popper lorsqu’il affirme ne pas être un philosophe de la croyance. Ce qu’il rejette, c’est ce qu’il appelle la philosophie subjectiviste, qui fait de la certitude intérieure éprouvée par le sujet connaissant à la fois la finalité de la connaissance, son fondement et le critère de sa vérité. En effet, aussi bien du côté du rationalisme que de l’empirisme, que l’on fasse reposer la connaissance essentiellement sur l’activité de la raison, ou bien essentiellement sur la connaissance sensible et sur l’expérience, ce que l’on cherche dans la philosophie classique, c’est toujours d’abord la certitude du point de départ. Il faut trouver un point de départ absolument certain, que celui-ci consiste dans des données des sens, ou dans une évidence purement intellectuelle, et procéder à des déductions rigoureuses qui permettront d’élaborer une connaissance vraie. Or, pour Popper, il n’y a pas de point de départ certain [5]. Tout point de départ comporte potentiellement des failles, des erreurs, et c’est à partir de ces erreurs, éliminées peu à peu par la méthode de falsification, que l’on pourra développer la connaissance. Mais il entend alors par connaissance non plus la connaissance vécue par un sujet donné, mais la connaissance objective, c’est-à-dire «le contenu logique de nos théories, conjectures, hypothèses» [6]. La connaissance objective comprend les théories publiées dans les revues et les livres, et entreposées dans les bibliothèques ; les discussions sur ces théories ; les difficultés ou les problèmes mis en évidence en relation avec ces théories etc. Pour lui, le problème de la connaissance est fondamentalement un problème collectif, ou plutôt inter-individuel. Connaître, ce n’est pas pour un sujet s’acheminer de représentations fausses à des représentations vraies, il n’est pas question des effets sur le sujet du parcours de connaissance, celle-ci n’est pas pensée en termes de progression individuelle, voire de conversion. Connaître, c’est élaborer ensemble par les échanges linguistiques, l’argumentation et la discussion, un édifice de connaissances potentiellement accessible à toute l’humanité, aussi bien pour recevoir de lui que pour lui apporter quelque chose (mais dans une bien moindre mesure que ce qui aura été reçu).

Popper parle ainsi de «3ème monde» pour désigner cette réalité non matérielle mais pourtant effective. Le premier monde est le monde matériel, extérieur à la conscience ; le deuxième monde celui des états mentaux ou de la conscience. Popper, à la manière de Platon et de Hegel, mais tout en soulignant les différences entre ces deux pensées de l’esprit objectif et la sienne propre, défend l’idée d’une réalité autonome des productions de l’esprit humain, pensée par analogie avec les productions animales. De même qu’une araignée fabrique une toile et un oiseau un nid, et que ces productions survivent à leurs producteurs, les êtres humains produisent des théories, des œuvres d’art, des histoires.

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L’on pourrait ici objecter à Popper que ces productions, sauf dans leur dimension matérielle, n’existent pas vraiment : elles n’existent que dans les consciences de ceux qui les ont créées, ou de ceux qui ont lu les livres qui en parlent. Pourtant, Popper insiste sur la nécessité de ne pas diviser le monde réel seulement en deux éléments : la matière d’un côté, et de l’autre l’esprit et ses états mentaux, mais d’attribuer une existence «(plus ou moins) indépendante» [7] à ce «3ème monde». Il y a pour cela plusieurs arguments : le premier consiste dans une expérience de pensée. Imaginons que toutes nos machines et tous nos outils soient détruits, et tout notre savoir subjectif avec eux, mais pas nos bibliothèques ni notre capacité à en tirer des connaissances. Cela prendra du temps, mais notre monde pourra être reconstruit. En revanche, si les bibliothèques sont détruites et avec elles tout ce qui relève du langage, alors la civilisation disparaîtra complètement. Autrement dit, les livres, en tant qu’objets, sont capables d’avoir une certaine effectivité sur le deuxième monde, sur nos états mentaux, et donc aussi sur le monde matériel (monde 1). C’est cette effectivité même qui constitue une forme de réalité. D’ailleurs, l’effectivité du monde 3, du monde de la connaissance objective, ne se limite pas à des cas de catastrophes, mais elle est réelle chez tous les individus de l’espèce humaine, dans la mesure où leur rapport à eux-mêmes, leur connaissance d’eux-mêmes et leur manière de se rapporter aux autres et au sens de leur vie, sont largement conditionnés par leur relation au monde de la connaissance objective [8]. Pour un scientifique, il ne s’agit pas de croire ou de ne pas croire à ses théories. Il s’agit seulement d’accomplir sur elles un certain nombre d’actes dont Popper énumère quelques exemples au chapitre III de La connaissance objective, §7 :

«Le scientifique, que j’appellerai S, ne connaît ni ne croit. Que fait-il ? Je donnerai une liste brève : S essaie de comprendre p [la proposition]. S essaie de concevoir des alternatives à p. S essaie de concevoir des critiques de p. S propose un test expérimental pour p etc. […] On pourrait encore allonger cette liste. Elle est très éloignée par son caractère de « S connaît p » ou de « S croit p » […]. En fait, et c’est là un point tout à fait important, il nous est possible de douter sans critiquer et de critiquer sans douter.» [9]

Mais alors, s’il ne s’agit ni de croire ni de ne pas croire, comment Popper peut-il parler, lorsqu’il défend le rationalisme dans le deuxième volume de La société ouverte et ses ennemis, de sa «foi en la raison» ? Le rationalisme n’exclut-il pas la foi par principe, et en particulier lorsqu’il s’agit, comme c’est le cas chez Popper, d’un rationalisme de la connaissance objective d’où, comme nous l’avons vu, la croyance est délibérément écartée ?

Le rationalisme critique popperien

Arrêtons-nous d’abord sur le sens que Popper – qui n’accorde cependant pas une importance cruciale aux définitions – donne au mot rationalisme. Tout d’abord, il précise qu’il n’emploie pas ici le mot en l’opposant à l’empirisme (comme nous l’avons fait jusqu’à présent), mais à l’irrationalisme. Le rationalisme dont il parle englobe toujours empirisme et intellectualisme, de même que la science se sert de l’expérience aussi bien que de la raison. Il donne ensuite quatre éléments successifs pour définir le rationalisme : attitude qui consiste à résoudre le plus grand nombre possible de problèmes par un recours à la raison ; qui consiste à être ouvert à la critique et prêts à nous soumettre à l’expérience ; qui demande d’admettre que l’erreur peut être de notre côté et la vérité de l’autre ; enfin qui consiste à savoir que la vérité objective ne peut être atteinte qu’au prix de la coopération et de la confrontation des idées.

Ainsi, pour Popper, la raison comme le langage sont issus de la vie sociale [10], non pas au sens où nous serions prisonniers de notre héritage culturel, mais au sens où la raison et le langage émergent de la confrontation des idées, de la critique publique. Cette critique est possible lorsque nous ne nous rapportons pas à nos idées comme à ce en quoi nous croyons, mais comme à notre contribution au développement de la connaissance objective de l’humanité. Or, le problème qui se pose ici est de savoir jusqu’où va le rationalisme ? En effet, il semble que, pour être cohérent, le rationalisme doive se démontrer lui-même, faire la preuve logique de sa supériorité, mais cela est impossible :

«Ce qui caractérise la position rationaliste, c’est l’importance donnée au raisonnement et à l’expérience. Il faudrait donc commencer par y recourir afin de vérifier si la position rationaliste, en tant que telle, est fondée, ce qui est évidemment impossible.» [11]

C’est impossible car poser qu’il faut tout démontrer, c’est le présupposer sans le démontrer. Inversement, affirmer qu’il faut rejeter toute proposition qui n’a pas été démontrée, c’est admettre cette proposition sans démonstration. Tout raisonnement admet des présuppositions. Ainsi, «le rationalisme n’est pas logiquement défendable, faute de pouvoir satisfaire à sa propre exigence» [12]. Mais alors, si le rationalisme ne peut être total, est-il encore du rationalisme ? Et si non, ne vaut-il pas mieux être irrationaliste ? Pourquoi donc finalement défendre une position qui apparaît comme contradictoire ? Popper répond à cette question en défendant l’idée d’un rationalisme critique dont la cohérence ne consiste pas dans une auto-fondation (logiquement impossible), mais plutôt dans une préférence morale qui, sans faire l’objet d’une démonstration, n’est pas sans ressemblance avec la préférence rationnelle qu’il défend pour les théories scientifiques. Ainsi, tout en insistant sur l’idée que le choix du rationalisme est bien un choix moral, que le rationalisme puise sa conviction initiale dans une décision irrationnelle, Popper argumente néanmoins son choix, en examinant les conséquences respectives du choix de l’irrationalisme et du choix du rationalisme, pour montrer que celles-ci sont préférables à celles-là. Aucun argument ne peut déterminer notre choix en faveur du rationalisme, mais des arguments peuvent l’aider. Il y a donc là un parallèle avec la démarche scientifique, où l’on peut être amené à préférer une théorie à une autre en raison de ses conséquences. Là aussi, c’est en examinant les conséquences du rationalisme et celle de l’irrationalisme que nous pourrons être éclairés dans notre choix. Éclairés, mais pas déterminés, car c’est, comme nous le disions, un choix d’ordre moral et, dans le cas d’une théorie morale, «nous n’avons d’autre juge que notre conscience» [13]. De plus, cette argumentation à partir des conséquences est cohérente avec la dimension critique de la théorie de la connaissance de Popper qui n’exige pas, comme nous l’avons vu plus haut, la certitude du point de départ, certitude impossible et relevant d’une conception subjectiviste de la connaissance.

Popper commence par examiner les conséquences de l’irrationalisme, qui consiste donc, contrairement au rationalisme, à faire appel aux émotions plutôt qu’à la raison pour guider nos pensées et nos actions dans le monde. Or, trois traits semblent inhérents à l’irrationalisme pour Popper : d’abord, l’abdication devant la violence, puisque la place excessive accordée aux passions peut conduire au crime ; ensuite, l’affirmation de l’inégalité entre les hommes. Certes, un irrationaliste peut, théoriquement, être égalitariste, mais en fait il aura du mal à l’être du fait de la place qu’il accorde aux émotions et aux sentiments, alors même qu’il ne peut pas éprouver les mêmes sentiments à l’égard de tous les hommes : «L’appel à nos émotions nous amène toujours à répartir les humains en différentes catégories» [14]. Enfin, puisque l’irrationalisme met l’accent sur ce qui vient des profondeurs de la nature humaine, il finit toujours par considérer que l’individu compte davantage que sa pensée, il conduit au refus de juger la pensée sur sa valeur propre, indépendamment de celui qui la formule.

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Au contraire, l’attitude rationaliste telle que la décrit Popper implique une reconnaissance fondamentale de l’égalité de tous les hommes et un rejet de l’autoritarisme. Elle comporte donc des conséquences importantes sur notre attitude envers les autres hommes, c’est pourquoi elle relève d’un choix moral et pas simplement d’une opinion personnelle ou d’une position intellectuelle [15]. Le rationalisme critique – qui n’exclut pas l’imagination, au contraire, puisqu’il faut pouvoir se mettre à la place d’autrui pour envisager qu’il a raison – suppose de promouvoir la raison comme langage commun de l’humanité, garante de discussions libres et argumentées qui seules sont susceptibles de faire exister des sociétés démocratiques. Mais, si le rationalisme apparaît comme un choix raisonnable, il relève cependant fondamentalement d’un choix, et comme Popper l’a montré au début de ses analyses, la distinction entre les faits et les normes est la condition indispensable de la possibilité des sociétés ouvertes, sociétés qui ne sont pas régies par les lois magiques de la tribu, mais qui ouvrent le champ des actions libres et personnelles. Ce ne sont jamais les faits qui produisent les décisions. Les décisions ont toujours une autonomie vis-à-vis du réel, de ce qui est.

Ce rapide éclairage sur quelques thèses popperiennes permet d’articuler plus clairement une position rationaliste avec la revendication de la «foi en la raison». La pratique scientifique échappe en effet au domaine de la croyance, car il s’agit en elle de construire l’édifice de la connaissance objective. Néanmoins, entrer dans cette démarche suppose bien un acte de foi, une décision de croire en la raison. Il ne s’agit pas d’une croyance fanatique, parce qu’elle a des raisons, et qu’elle implique par définition l’ouverture à la discussion et à la reconnaissance du droit de chacun à participer à la raison. Or, c’est la notion de critique qui effectue cette articulation, d’une part dans la mesure où elle indique que le développement de la connaissance n’exige pas la certitude du point de départ, mais au contraire fonctionne par essai et élimination de l’erreur ; d’autre part parce qu’elle admet que «nul ne peut se juger lui-même, et que croire en la raison n’est pas seulement croire en la nôtre, mais aussi et peut-être surtout en celle d’autrui» [16].


[2] Popper, La connaissance objective, Éd. Flammarion, coll. Champs-essais, Paris, 1998, p.76.
[3] Idem., p.147.
[4] Idem., p.147.
[5] Idem., p.135.
[6] Idem., p.136.
[7] Idem., p.183.
[8] Idem., p.137. Voir aussi p.236, et l’ensemble du paragraphe 9 du chapitre III.
[9] Idem., p.225.
[10] Popper, La société ouverte et ses ennemis, t.2, 2018, p.206.
[11] Idem., p.211.
[12] Idem.
[13] Idem., p.213.
[14] Idem., p.214
[15] Idem., p.212.
[16] Idem., p.216.

 

Anne-Bérangère Poirey

Diplômée de l’Université Paris-IV Sorbonne, Anne-Bérengère Poirey est professeure certifiée de philosophie et enseigne en classe de Terminale. Elle assure également des cours en philosophie morale et politique dans le cadre du Parcours de Préparation au Professorat des Écoles pour les étudiants de l’Université d’Angers.

 

 

Commentaires

 » L’irrationalisme , écrivez-vous , (…) finit toujours par considérer que l’individu vaut davantage que sa pensée « : aie , j’ai bien peur d’être pris en flagrant délit d’irrationnalisme , car il me semble, depuis très longtemps, que les hommes, fort heureusement, valent souvent mieux que leurs idées ! Cela me vient d’une anecdote vécue dans ma jeunesse. Dans l’immeuble où j’habitais alors , un rapatrié disait pis que prendre de ceux qu’il appelait  » les bougnoules « . Mais lorsque les copropriétaires voulurent virer l’homme de ménage, arrivé tout droit d’Alger …il s’y opposa bec et ongles ! Comme j’ironisais bêtement sur cette apparente contradiction, il eût ce mot merveilleux :  » Ah , mais lui ce n’est pas pareil, on le connait ! » Superbe leçon, que je n’ai jamais oubliée. Bien sûr, comme nous tous, j’essaye de me plier à la vertu du dialogue socratique : si tes arguments me convainquent, je n’ai pas  » perdu  » , tu n’as pas  » gagné  » , mais nous avons tous les deux fait progresser le débat. Mais reste toujours au fond de moi cette interrogation : avons-nous vraiment progressé tous deux vers la vérité, ou simplement trouvé un compromis entre nos convictions ( lesquelles relèvent d’abord du sentiment) les plus profondes ?

par Philippe Le Corroller - le 23 octobre, 2021


Monsieur,
Je vous remercie pour votre réaction.
Pour la première partie de votre remarque, il est vrai que – sortie du contexte – la phrase n’est pas claire et peut laisser croire qu’il s’agit de relativiser la valeur d’une personne. Je laisserai Popper répondre lui-même, puisque ce sont ses mots que j’ai repris : « L’irrationalisme, le refus de la discussion critique et l’accent mis sur ce qui vient des profondeurs de la nature humaine conduisent inévitablement à considérer que la pensée est une manifestation superficielle de ce qui surgit de ces profondeurs. En l’occurrence, ce qui compte c’est l’individu et non la pensée. On pense avec sa race, avec son héritage national ou avec sa classe. Ce concept, parfois purement matérialiste, peut aussi être spiritualisé pour devenir celui de l’élu ou du grand initié, directement inspiré par la grâce divine. Entre ces différents aspects de l’irrationalisme, je me refuse à choisir, car ils se ressemblent sur un point décisif : un même refus de juger la pensée sur sa valeur propre, la même coupure de l’humanité entre amis et ennemis, entre le petit nombre de ceux qui participent à la sagesse divine… et tous les autres. Quand on en est là, il ne peut plus être question d’égalité politique. » La société ouverte et ses ennemis, éditions du Seuil, 1979, t. 2, p. 215.
Certes, absolument parlant, une personne a davantage de valeur que ses idées, dans le sens où une personne a une dignité qui lui confère une valeur absolue. Mais Popper ne relativise pas la valeur des personnes, il parle ici des conditions d’une vraie discussion : par cette phrase, il veut montrer que l’argumentation critique, pour être universelle, ne doit pas faire acception de personne, ne doit pas tenir compte de « qui » parle, mais seulement de ce qui est dit. Reconnaître en chaque homme ce qui est commun à tous les hommes, sa capacité à raisonner, quelle que soit son origine, ses convictions et ses appartenances. C’est cela que défend Popper, car c’est pour lui – et je le suivrai volontiers – la condition de l’égalité politique et de la démocratie.
Quant à la deuxième partie, que nos convictions ne soient pas purement rationnelles, c’est exactement ce que cherche à dire Popper, si ce n’est que pour lui, elles relèvent d’une décision morale plutôt que des sentiments.
Enfin, quant à la question de la vérité ou du simple compromis, il faudrait sans doute distinguer en fonction des domaines. Popper parle principalement de vérité scientifique. Il ne se situe pas dans le cadre de la morale ou de la politique. En tout état de cause, même si la vérité est pour lui ce vers quoi on tend en sciences, elle ne peut être qu’approchée mais jamais totalement possédée. Voilà qui demanderait d’autres développements.

par Abpoirey - le 8 novembre, 2021



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