Montaigne, Kant et mon chien
BONNES FEUILLES : Nous proposons ici la lecture de quelques extraits de Montaigne, Kant et mon chien, récemment paru aux Éd. Delachaux et Niestlé, dans lequel Audrey Jougla offre un regard inédit sur notre relation à l’animal et tire de son expérience un véritable petit traité de philosophie canine. En mêlant le vécu à l’analyse philosophique, elle parcourt avec émotion, tendresse et humour toutes les valeurs que sa chienne lui a transmises, au gré des années.
Diplômée de Sciences Po Paris et de l’Université Paris-Nanterre, Audrey Jougla enseigne la philosophie au lycée. Spécialiste d’éthique animale, elle a publié Nourrir les hommes : un dictionnaire (éd. Atlande, 2009), Profession : animal de laboratoire (éd. Autrement, 2015, Prix Roger Bordet 2016) et Animalité : 12 clés pour comprendre la cause animale (éd. Atlande, 2018).
Routine, répétition, recommencement
Le chien vous ancre rapidement dans une routine, avec ce que cela induit de pesant. D’abord celle des sorties : matin, midi, fin d’après-midi, et avant de se coucher. Ensuite celle des repas. Les miens n’étaient pas forcément structurés, à horaires variables, avant que je vive avec ma chienne. Surtout, le chien aime les habitudes, les vôtres, et prend très vite des marques et des repères qui fondent un certain amour du quotidien, que pour ma part je ne connaissais pas.
La routine s’oppose à l’aventure, à l’adrénaline, la surprise, l’exceptionnel, l’évènement : alors que j’aime le funambulisme des jours où rien n’est inscrit ni prévu, le chien habite une autre temporalité, rythmée par des petites habitudes, des lieux où il aime aller, ou même chez vous, où il aime s’installer. Avec le chien, on se surprend alors à prendre des plis nouveaux. Lorsque j’écrivais à mon bureau, ma chienne venait s’installer à mes pieds, sous celui-ci, peu importe l’amas de câbles qui y était présent. Avec mon compagnon nous l’avions alors surnommée «la chienne des câbles», comme si elle recherchait leur présence électrique. Lorsque je regardais la télévision, elle venait sur le canapé près de moi, posant sa tête sur l’accoudoir, souvent après un soupir de satis- faction. En me suivant de pièce en pièce, elle inscrivait dans le territoire de l’habitat des bruits, des rituels et des positions qui me firent aimer ces routines nouvelles à deux.
Loin de fuir le quotidien, je commençai alors à le trouver joyeux et rassurant. Nos sorties quotidiennes me permettaient de humer l’air du temps, de sentir la météo, d’observer la vie du quartier, de regarder, enfin, ces gens pris dans leur vie, et que d’habitude je n’apercevais même pas. La routine ne nous écrase pas, elle nous donne des repères et nous offre un cadre dans lequel agir, penser, créer, construire. Alors que je la fuyais, ma chienne m’a appris à l’aimer et à l’accepter. Les lieux de nos balades devinrent des lieux familiers, alors qu’avant, parfois, j’en ignorais même l’existence.
À travers la cohabitation avec son chien, on prend progressivement conscience de tout un pan du réel que l’on ne connaissait pas et qui, pourtant, était bien là. La vie courante, celle qu’on ne prend plus le temps de contempler, l’urbanisme proche et familier, celui sur lequel nos yeux ne s’étaient jamais posés, deviennent alors source de curiosité, d’attention, ou même de réflexion. «Je n’avais jamais vu cette maison, ce balcon, ni même connu l’existence de ce raccourci dans le quartier, par lequel ma chienne m’a emmenée», pouvais-je parfois me dire. C’est alors un peu comme si, par son insouciance pleine de spontanéité, le chien nous montrait notre vie telle que nous ne l’avions jamais vue. Avec de nouvelles lunettes.
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Alors le chien devient un philosophe de l’habitude, vous révélant un autre visage de celle-ci, pour la vivre radicalement différemment. Selon le philosophe Henri Bergson, l’habitude reste une mécanique, une action conduite par des automatismes et non par notre réflexion. Il explique ainsi qu’il s’agit d’un «résidu fossilisé d’une activité spirituelle» (La Vie et l’œuvre de Ravaisson, 1904). Quelque part, nous délaissons une action volontaire, qui a été volontaire à son origine, pour en faire une action automatique, laissant peu de place à la liberté, au choix. Le machinal de l’habitude nous rendrait insensibles à ce que l’on fait, exécutant des tâches presque inconsciemment. Par l’habitude nous sommes agis bien plus qu’agissants. Mais le chien nous sort précisément de cette conception. L’habitude, si elle reste prévisible et régulière dans ses horaires et ses fonctions, est souvent source de surprises, d’imprévus, et nous permet de porter un nouveau regard sur notre emploi du temps. Ce n’est pas parce que c’est une habitude qu’elle nous empêche de réfléchir, de s’étonner, ou de s’émerveiller.
Être touché
En toucher un mot, toucher du doigt, tâter le terrain, être touchant, faire preuve de tact : une certaine délicatesse, voire une intuition vont de pair avec ce sens, qui n’est pas que dans l’intrusion ou la brutalité. La vie avec ma chienne m’a appris justement à toucher les choses et toucher le réel autrement. Alors que mes études de philosophie tendaient à m’éloigner de la matérialité – que mon goût pour les réflexions et l’éthéré n’arrangeait pas – et que par ail- leurs la musique m’écartait de ce que l’on nomme prosaïquement «la vie réelle», ma chienne m’y ramenait, constamment, naturellement.
Son contact me rassurait et m’apaisait, comme le peau-à-peau avec un nourrisson. La sincérité d’une caresse revenait alors à toucher le réel, lui qui semblait si souvent se dérober à ma compréhension. J’en venais même à me demander si je n’étais pas inadaptée socialement.
Faire la fête
Notre représentation de nos proches est souvent faussée : on les imagine immortels, là pour toujours, sans disparition possible. L’habitude dissout alors la joie des moments passés ensemble, on ne franchit plus le seuil de la porte avec l’enthousiasme que l’on devrait octroyer à ce moment. Le chien, instinctivement, n’a pas cédé à cette diminution : l’habitude n’enlève pas l’intensité, la fréquence n’amoindrit pas le plaisir. «Je te revois le soir et cela me rend pleinement et profondément heureux, enfin tu es rentré !» semblent dire tous les chiens du monde à leur maître de retour. Ils «font la fête», expression qui a son importance car la fête ici n’a rien d’exceptionnel, rien d’extra-ordinaire : elle est au contraire quotidienne, prévisible, jouée d’avance. Notre monde humain manque de cette fête, de cette chaleur du retour, de ce plaisir de l’accueil. De la joie d’être ensemble, sans occasion ni raison autre que celle-là. En 2014, nous avons dû quitter notre rez-de-jardin adoré : je travaillais désormais dans un bureau à temps plein, m’étant résolue à jouer le jeu de la vie adulte. Ce travail me plaisait, mais se situait à l’exact opposé de notre domicile. Les longs trajets en transports en commun m’assommaient. Déménager s’imposait alors comme une nécessité. Dire adieu au rez-de-jardin revenait aussi à se séparer d’une période où la musique marchait bien et où j’avais caressé l’espoir de pouvoir en vivre. J’avais au moins essayé. Une page se tournait, et ma chienne nous accompagnait alors dans notre troisième déménagement dans un appartement qui avait par chance un immense balcon donnant sur le spectacle de la rue.
Heureusement pour Comédie, mon compagnon était photographe indépendant et n’avait pas les horaires de bureau que j’avais, de sorte qu’il pouvait la sortir dans la journée. Elle passait aussi de longues heures sur le balcon, aux vitres transparentes et au gazon synthétique, à contempler l’activité de la rue, dodelinant de la tête, scrutant les passants, aboyant parfois à la vue d’un voisin canin. Cet appartement fut un lieu d’accueil, de colocation aussi avec un couple d’amis, et de fêtes. Je me pris de passion pour l’organisation des soirées, et, le salon étant grand et le balcon immense, tous les trois mois, une soirée rassemblait tout un tas d’amis, de connaissances, d’amis d’amis… Les mots d’excuses et de demande de compréhension se succédaient dans l’ascenseur de l’im- meuble, les voisins se montraient compréhensifs, et les soirées battaient leur plein. J’avais entériné l’habitude des fêtes chez moi, et bientôt toutes mes connaissances avaient pris le pli, ceux étant déjà venus revenant systématiquement. Bientôt, je ne recherchai plus d’occasions particulières pour organiser des fêtes, semblant avoir appris de ma chienne que la vie méritait à elle seule qu’on la célèbre.
Pardonner
Les chiens ne font pas qu’accepter ce qui est, ils vont au-delà : ils nous pardonnent. Là encore, tous les propriétaires de chien vous le confirmeront : les chiens semblent bien faire preuve de pardon, et n’avoir aucune rancune. Quels que soient nos manquements envers eux, cela ne change rien à leur attitude : ils remettent le compteur à zéro. En cela aussi, les chiens sont des modèles de liberté et nous donnent une leçon. Comme l’écrit si bien Hannah Arendt, dans Condition de l’homme moderne : «Le pardon est la seule réaction qui ne se borne pas à réagir, mais qui agisse de façon nouvelle et inattendue, non conditionnée par l’acte qui l’a provoquée et qui par conséquent libère des conséquences de l’action à la fois celui qui pardonne et celui qui est pardonné.». C’est un acte qui libère l’offensé et l’offenseur, qui postule un recommencement possible.
Nos chiens nous pardonnent notre égoïsme, nos occupations inutiles, nos considérations humaines, nos pro- messes non tenues envers eux, et des conditions de vie qui ne leur sont pas idéales. Ils nous pardonnent car ils savent que l’on fait probablement au mieux, ou tout du moins que nous sommes faillibles. Comme dans le don, le pardon parie sur un retour, une attitude qui reste incertaine : nous suggérant que «la balle est dans notre camp maintenant». Il y a ainsi dans le pardon le postulat que l’on peut se tromper, mais que l’on peut aussi s’améliorer.
Diplômée de Sciences Po Paris et de l’Université Paris-Nanterre, Audrey Jougla enseigne la philosophie au lycée. Spécialiste d’éthique animale, elle a publié Nourrir les hommes : un dictionnaire (éd. Atlande, 2009), Profession : animal de laboratoire (éd. Autrement, 2015, Prix Roger Bordet 2016) et Animalité : 12 clés pour comprendre la cause animale (éd. Atlande, 2018).
Commentaires
Bonjour,
Les chiens nous connaissent mieux qu’on les connaissons. En cela il nous aprennent beaucoup de ce que nous sommes.Ils savent des choses que nous ignorons.Ils ont une notion du temps très sûre, une mémoire des lieux, des odeurs, des sentiments.Ils nous aides par leur présence,nous gardent,nous protègent, nous aiment comme nous sommes : bons ou méchants,supportent nos injustices,les mauvais traitements,ils nous remboursent des soins qu’on leur prodiguent. Ils nous aiment.
par philo'ofser - le 27 mai, 2022
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