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Du pouvoir d’achat à la qualité de vie

27/03/2022 | par Michel Juffé | dans Eco | 3 commentaires

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ANALYSE : En 50 ans, la consommation par personne a triplé. Le problème est qu’aujourd’hui, personne n’accepte de ne pas disposer d’une multitude de biens et de services qui auraient paru être un luxe à une époque antérieure, remarque Michel Juffé. Or, un «pouvoir d’achat» plus élevé est parfaitement compatible avec une «qualité de vie» médiocre ou indigente. Et de cela il n’est presque pas question dans les discours des candidats à l’élection présidentielle d’avril 2022, regrette le philosophe.


Né en 1945, docteur en philosophie, Michel Juffé fut conseiller au sein du Conseil général de l’écologie et du développement durable (2003-2010) et enseignant aux Ponts-et-Chaussées, au CNAM et à l’Université de Marne-la-Vallée. Auteur d’une douzaine d’ouvrages, il a notamment publié Sigmund Freud – Benedictus de Spinoza, Correspondance, 1676-1938 (Gallimard, 2016), Café-Spinoza (Le Bord de l’eau, 2017), A la recherche d’une humanité durable (L’Harmattan, 2018) et dernièrement Nietzsche lecteur de Heidegger (L’Elan, 2020).


L’emprise de l’idéologie marchande, en France, peut se mesurer au fait que, selon les instituts de sondage, le «pouvoir d’achat» est la première préoccupation des Français. Et d’entamer des discussions sans fin sur son progrès ou sa régression, depuis 10 ans, 20 ans, 50 ans.

Commençons par rappeler que, selon l‘INSEE, le pouvoir d’achat, comme on s’en doutait, est «le volume de biens et services qu’un revenu permet d’acheter». Il a augmenté en moyenne de 2% par an entre 1974 et 2006, et de 4,6% entre 1959 et 1974. Ce qui veut dire qu’alors il avait doublé en 15 ans, et que depuis 1974 il a doublé à nouveau en 40 ans. Ce n’est pas comme s’il avait été réduit, loin de là ! En 50 ans, la consommation par personne a triplé.

Lire aussi : Petite philosophie de la consommation (Alexis Feertchak)

Cependant, tout au moins pour ceux qui sont nés en 1940 et 1970, comme la disposition de biens et services s’était fortement accru jusqu’à la fin des années 1970, les combats pour l’amélioration des conditions de vie des «moins fortunés» étaient plutôt tournés vers la qualité : conditions de travail, commodité des moyens de transports, accès aux soins, accès aux études supérieures, meilleure justice, début de préoccupations écologiques, etc. En 1978, était créé un ministère de l’environnement et du cadre de vie – une grande audace pour l’époque. Il disparaîtra, sans retour, en 1981. L’actuel ministère de la transition écologique est bien en retrait de cette ambition.

Le problème est qu’aujourd’hui, personne n’accepte de ne pas disposer d’une multitude de biens et de services qui auraient paru être un luxe à une époque antérieure. On estime que ne dépenser que 25% pour l’alimentation en 2007 est encore trop alors qu’on dépensait 38% en 1960. Le transport est passé de 11 à 18% pour la même période et, mis à part la flambée périodique du prix de l’essence, personne n’y trouve à redire car la liberté de se déplacer est devenue un bien commun. Les dépenses de santé ont doublé, mais les budgets publics consacrés à la prévention en santé ne dépassent pas 3% de ces dépenses. Les achats de matériel électronique (smartphones, manettes de jeu, logiciels de tous ordres) et d’abonnements à internet ont bondi. Le «pouvoir d’achat» et l’achat réel ont donc, en moyenne, fortement augmentés depuis 60 ans.

Pauvreté et consumérisme

D’où vient alors le sentiment qu’il n’en est rien ?

D’abord de la réalité de la pauvreté et de la grande pauvreté. En 2020, le revenu mensuel de 9 millions de personnes était inférieur à 1100 €, défini comme «seuil de pauvreté». Près de 2 millions ne recevaient que le RSA, soit 560 € par mois. Pour ces derniers il n’existe rien d’autre que des dépenses contraintes. Pour les autres, il est impossible ou très difficile de vivre en ville. Pour vivre dans 25m2 à Paris 20e, il faut compter plus de 850 €, 500 € à Montpellier, 375 € à Vannes, 360 € à St-Etienne. Les prix ne sont pas plus bas dans les petites villes ou les villages. D’où le sentiment qu’une perte de revenu conduirait tout de suite à la misère. Un sentiment qui se répand par ondes concentriques jusqu’à ce que l’on appelle les «classes moyennes» (c’est-à-dire aux revenus «moyens», car à tous autres égards il n’existe pas de «classe moyenne»).

Ensuite le consumérisme, frénétiquement stimulé par la «réclame» (appelée abusivement «publicité»), c’est-à-dire le fait que l’abondance de biens n’épuise en rien le désir de posséder plus, et surtout du «plus neuf». Avoir un smartphone (95% de la population des plus de 15 ans, prix moyen : 450 €) qui date de plus de deux ans est une honte, une humiliation (2 ans : durée de vie moyenne du smartphone). Porter des vêtements qui ne sont pas de «marque» et, pire, sont «démodés» est une vraie misère.

Lire aussi : L’esprit malin du capitalisme (Jean-Pierre Gomez)

Le prix d’une voiture automobile est fonction de la «technologie» qu’elle contient (confusion totale entre matériel électronique et autres composants de la voiture ; un moteur thermique, parfois composé de plus de 5 000 pièces, est hautement technique et doit supporter des conditions physiques extrêmes), alors que l’électronique embarquée n’a que peu d’effet sur la qualité de la conduite.

Entre 1980 et 2010 (30 ans), le prix des loyers a augmenté de 30% alors que le prix d’achat des logements anciens a doublé. La proportion de personnes estimant que les dépenses de logement sont «une lourde charge» est passée de 34 à 49%. Entrent en ligne de compte les mal logés : la fondation Abbé Pierre a décompté 300.000 personnes sans domicile – deux fois plus qu’en 2012 –, 4,1 millions de mal-logés et plus de 22.000 personnes vivant dans un lieu de vie informel (squat, abri précaire, tente) en 2021. Avec l’augmentation brutale du prix de détail des produits pétroliers et du gaz, ce sont encore les mal logés qui pâtissent le plus, d’autant plus qu’ils habitent les logements les moins isolés thermiquement, et utilisent les véhicules les plus consommateurs de carburant pétrolier.

Soins et culture

Par suite, l’augmentation des revenus est considérée comme une priorité absolue… pour les plus pauvres. Or c’est pour eux seulement que l’augmentation du pouvoir d’achat est cruciale. En ce cas il est approprié, comme le font certains syndicats, de parler d’«urgence sociale». Généraliser cette revendication de «hausse du pouvoir d’achat», orchestrée par les médias et les instituts de sondage, est un bon moyen de passer sous silence ou de placer au second plan l’accès aux services essentiels (logement, alimentation, éducation, justice, protection, etc.) et la qualité pour tous de la jouissance de ces services. C’est aussi un bon moyen pour que les prétendants au trône (républicain) renchérissent sur des baisses de prix, taxes, impôts, etc., et des hausses de salaires, primes et aides de toutes sortes.

Je vais prendre seulement deux exemples : l’accès à des soins «de qualité», l’accès à une culture «de qualité».

Des soins de qualité : pouvoir bénéficier de la détection précoce de défauts, maladies, handicaps, situations potentiellement dangereuses (à l’école, au travail, etc.) ; pouvoir habiter des lieux protégés des risques majeurs (inondations, séismes, émissions radioactives, explosions chimiques, etc.) ; pouvoir disposer d’une alimentation saine et ne pas être exposé à des substances dangereuses ; pouvoir aller en consultation de médecins généralistes et spécialistes sans délai (et et coût réduit – au lieu d’attendre des mois pour un spécialiste à moins de payer le prix fort) ; être aisément informé – quels que soient les moyens de communication dont on dispose – de la qualité des prestations des divers professions médicales ; pouvoir se protéger des produits et des soins nuisibles ou frauduleux. Il est donc question de qualité de service – ou de pouvoir d’usage – et non de pouvoir d’achat.

Lire aussi : Logique totalitaire et crise de l’Occident (Jean Vioulac)

Une culture de qualité : c’est aussi une sorte de soins ! Etre cultivé ce n’est pas être consommateur de «biens culturels» (artistiques, scientifiques, littéraires, techniques) mais être capable de distinguer des degrés de qualité de ces biens, ce qui s’acquiert surtout par la pratique (chanter, danser, écrire, dessiner, naviguer, skier, etc.), ainsi que par une consommation éclairée, documentée, discutée. Ces pratiques peuvent exiger des dépenses (matériels, équipements spécialisés, lieux et accès à ces lieux), mais aussi du temps de loisir, l’appartenance à des groupes ou équipes. La «dépense» requise n’est qu’en partie monétaire, et les «recettes» le sont encore moins. Collectionner des milliers de livres, de disques, de films, d’objets d’art divers, n’est pas se cultiver, et la dépense est disproportionnée par rapport à la jouissance. Disposer de centaines de milliards d’octets de données ne sert à rien si on ne sait pas ou peu lire et écrire. Ce qui conduit à mon troisième exemple.

Ces deux exemples montrent qu’un «pouvoir d’achat» plus élevé est parfaitement compatible avec une «qualité de vie» médiocre ou indigente. Or de cela il n’est presque pas question dans les discours des candidats à l’élection présidentielle d’avril 2022. Seraient-ils eux-mêmes victimes de la médiocrité de la qualité de vie ?

PS : Je suis atterré de lire que, dans un sondage de BFM-TV, datant du 6 mars 2022, le pouvoir d’achat reste la première préoccupation des Français, un peu devant la guerre en Ukraine !

 

Michel Juffé

Né en 1945, Michel Juffé est un philosophe français, intéressé aux questions d'éthique, de philosophie politique et d'écologie. Il fut conseiller du vice-président du conseil général de l'écologie et du développement durable (2003-2010) et a enseigné dans plusieurs grandes écoles et universités. Auteur d'une douzaine d'ouvrages, il a récemment publié Sigmund Freud – Benedictus de Spinoza, Correspondance, 1676-1938 (Gallimard, 2016), Café-Spinoza (Le Bord de l'eau, 2017), Liberté, égalité, fraternité... intégrité (L'Harmattan, 2018), A la recherche d'une humanité durable (L'Harmattan, 2018) et, dernièrement, Éclats d’un monde disparu (Élan des mots, 2020), Nietzsche lecteur de Heidegger (Élan des mots, 2021) et Vlad le destructeur (Élan des mots, 2022).

 

 

Commentaires

Dans l’ensemble, j’apprécie les points de vue de Michel Juffé.
Avec des nuances…
D’abord, que BFM TV annonce que la préoccupation principale des Français est le pouvoir d’achat… cela émane de BFM TV, et à la dernière nouvelle, BFM TV n’est pas… la Bible, pour une parole de vérité.
Qu’on sonde les Français pour tout et n’importe quoi, à n’importe quel moment, et avec une méthodologie que le dévoiement actuel de la chose « science » invite à considérer avec circonspection, voire méfiance, soit. Là aussi, il s’agit d’un dévoiement de la chose… démocratique, mise à toutes les sauces, par engouement puéril.
Mais j’avais déjà constaté cette prédilection française à accorder une foi démesurée aux chiffres, aux mathématiques, comme étant plus près de Dieu, ou le divin, comme on préfère.
Que les Français soient hantés par la perspective de devenir pauvres dans leur pays, ça peut se comprendre.
C’est peut-être le lieu, et le moment d’annoncer qu’à Los Angeles, à l’heure actuelle, il y a plus de 500,000 sans abris. Il ne s’agit pas des sans abris sur tout le territoire américain, mais les sans abris pour la seule ville de Los Angeles, en Californie où trône… Hollywood et sa grosse machine. (On pourrait dire… 500,000 sans abris à Babylone, sans trop se tromper.)
Ces chiffres ont de quoi faire peur, je trouve, même si mes amis français se gaussent d’avoir un bon système de « protection » sociale, et pointent régulièrement le doigt sur la société américaine avec sa brutalité « égoïste » de chacun pour soi et que le meilleur gagne (sa vie).
C’est un peu facile, à mes yeux.
Cette brutalité égoïste est déjà bien logée en France, et « on » trouve le moyen de la justifier. (Quand on cherche… on trouve.)
Pour la culture, une petite anecdote qui fait mieux à mes yeux que trente livres de science sociale : le père d’une amie chère, mort depuis des lustres, travaillait dans le milieu ouvrier, et souhaitait s’améliorer, et améliorer sa condition. Il suivait des cours du soir après une rude journée de travail pour arriver à ses fins. Les plus grandes difficultés qu’il rencontrait émanaient non pas du milieu qu’il souhaitait intégrer, en S’ELEVANT, mais des ouvriers avec qui il travaillait. Il leur inspirait haine, envie, mépris pour vouloir s’élever… au-dessus d’eux ?
Il a atteint son but. Mais le prix à payer était considérable. Ainsi va le monde. Il ne faut surtout pas croire que les pauvres sont des anges… ni peut-être que la pauvreté est un pot de roses, comme certains écrits religieux ont pu laisser penser, par le passé… la frugalité… n’est pas la pauvreté. Et la vraie richesse est probablement de pouvoir SE contrôler dans ses envies. Qu’on soit riche ou pauvre, d’ailleurs.
Pour les soins, et la culture… de qualité, à l’heure actuelle, je suis également perplexe. C’est quoi, un soin de qualité, quand l’engouement pour la technologie fait qu’on peut voir de plus en plus de choses avec nos machines, et… fantasmer à mort sur la dangérosité de ce qu’on voit ? Intervenir de manière très précoce comporte le risque d’intervenir volontairement sur des phénomènes que nous-mêmes, EN NOUS, nous sommes parfois en mesure de corriger. Je préfère… ME faire confiance, à ma capacité de me guérir, dans certains cas, qu’au « corps médical » qui est…. très activiste, et bien trop activiste pour mes goûts. L’activité n’est pas toujours une bonne chose. Le plus grand danger ici me semble la pulsion de céder au désir du 0 risque.
Pour la culture, idem. C’est quoi, une culture de qualité ? Force est de constater que ce que je crois être une culture de qualité est très peu partagé dans certains milieux maintenant…
Il y a longtemps, quelqu’un a dit « l’Homme ne vit pas que du pain ».
Ni du pouvoir d’achat. La société de consommation, glorifiée à outrance, est un pied de nez à la personne qui a tenu ce propos. Les gens… cultivés ? instruits sont en mesure de le savoir. Pour en faire quoi ?
On verra bien.

par Debra - le 28 mars, 2022


J’apprécie beaucoup votre commentaire, Debra. Évidemment, une partie de mon article est caricaturale. Se cultiver, pour moi, et se soigner sont une seule et même chose ; de même que bien choisir ses mots (j’avais un § sur ce sujet mais ça devenait trop long) et ne pas être dans la consommation verbale irréfléchie (équivalente pour moi au fait de se goinfrer sans être capable de savoir ce que l’on mange).
Ce que vous dites sur Los Angeles ne m’étonne pas ; c’est du même registre que ce joueur de football qui gagne 4.000 fois le SMIC. pendant que des sous-smicards grattent des billets de loterie dans l’espoir de gagner aussi des millions d’€.

par Michel Juffé - le 28 mars, 2022


Me voilà bien mise à ma place, M. Juffé, mais merci de m’avoir répondu si gentiment…
Votre réponse m’épingle pour ne pas prendre la peine de lire vos livres, où vous pouvez développer vos propos pour en faire autre chose que de la caricature, évidemment.
Mille fois oui pour l’incontinence verbale qu’Internet exacerbe chez tout un chacun, et je ne suis pas une exception. La bouche étant la première source de tous les péchés… et la plus importante, d’où… la société de consommation, comme vous le dites, d’ailleurs.
Cette année, je sais que je dois lire « L’art de se taire », de l’Abbé Dinouart. Cela restera-t-il de l’ordre du voeu pieux ? Suspens…Il y a tant de grands livres à lire, dans tous les domaines.
Je voudrais aussi lire un livre sur comment Rome en est venu à avoir ses jeux… de cirque. Cela me semble un sujet très actuel, à sa manière. Il doit y avoir quelqu’un qui a fait d’excellentes recherches depuis les textes eux-mêmes pour ébaucher une réponse à cette question brulante (pour moi).
Encore merci de votre réponse.
Cordialement.

par Debra - le 30 mars, 2022



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