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Pourquoi Houellebecq mérite un prochain Nobel

9/10/2022 | par Katia Kanban | dans Art & Société

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TRIBUNE : La plus prestigieuse récompense littéraire récompense un auteur dont l’œuvre littéraire a «fait la preuve d’un puissant idéal». Pour Katia Kanban, il ne fait pas de doute que Michel Houellebecq la mériterait. Narrer les souffrances et la grande solitude de l’homme moderne est toute l’affaire de l’écrivain qui reprend le mot d’ordre de Balzac : «être le secrétaire» de son époque, être son pur greffier, prendre en note l’hommerie telle qu’elle est. Mais pas sans idéal, analyse la professeur agrégée de philosophie qui salue – ce qui pourra étonner – le féminisme de Houellebecq.


Katia Kanban est professeur agrégée de philosophie et rédactrice pour le site Actu-Philosophia


Houellebecq n’a pas eu le Nobel. Ce n’est pas tant que les favoris sont boudés, mais plutôt que les talents sont nombreux, et que l’art de distinguer le plus nobélisable de notre époque présuppose méthodologiquement l’impossible. Il faudrait un jury tel qu’il soit composé non seulement des plus grands érudits, ayant lu toutes les œuvres, en ayant pris la mesure, mais ensuite que ce petit monde puisse se mettre d’accord. Pour des raisons de limites de l’esprit humain quel qu’il soit, du point de vue de l’érudition aussi bien que des biais idéologiques ou affectifs qui le font pencher vers tel ou tel auteur, le choix parfait et neutre est par définition impossible. Sauf si un génie s’impose à l’époque par-delà toute discussion. Le génie n’est pas rare, mais qu’une époque acquiesce à celui qui la voit bien, la connaît bien, la décrit telle qu’elle est dans sa vanité, sa vacuité, ses horreurs, sa finitude – voilà qui est demander l’impossible aux hommes.

Houellebecq est bien, comme d’autres, un tel écrivain : il décrit l’époque tout entière, l’horreur de l’exploitation de l’homme par l’homme – du tourisme, parfois sexuel, aux gilets jaunes, aux guerres et aux attentats –, mais aussi que ladite horreur réside dans le cœur et la nature de chacun d’entre nous. Car ces horreurs-là ont des raisons inscrites puissamment dans notre nature à tous, dans la solitude et le besoin d’amour malgré la désunion et l’égoïsme fondamental de la nature à laquelle nous appartenons, de la nature humaine, des sociétés. Il est le moraliste de notre époque, c’est-à-dire celui qui peint l’homme tel qu’il est et non tel qu’il se voudrait et s’imagine être. Il est le métaphysicien de notre époque, celui qui montre l’animalité et la naturalité de l’homme, mais aussi son attrait irréductible pour l’Idéal et le dépassement de son animalité dans l’amour. Ainsi, il est l’antidote aussi de l’époque : regarde-toi en face, lui dit-il, et aime.

Décrire la condition humaine face à la puissance de l’Idéal 

Une œuvre littéraire ayant «fait la preuve d’un puissant idéal», voilà l’essence de la plus prestigieuse récompense littéraire selon son créateur. Le mot d’Alfred Nobel colle à l’œuvre de Houellebecq qui ambitionne de montrer la quête d’Idéal et d’absolu au cœur de l’homme derrière l’horreur de l’hommerie et l’absurdité de la condition humaine.

Entre Spleen et Idéal, Houellebecq écrit en effet la sensibilité de notre époque et l’état du triste monde dans lequel il nous faut vivre. La condition humaine, il l’assume : le monde est corrompu. Nous allons mourir, et avant cela il nous faudra vieillir : Houellebecq décrit le non-sens ontologique de la chair qui s’amollit et du corps qui s’affaiblit à la mesure du passage d’un temps implacable et aveugle. L’homme est corrompu, à peine voit-il le bien, toujours fait-il le mal, mais toujours par lâcheté et faiblesse, par ignorance de son véritable intérêt et par manque d’ambition. Enfin, l’homme ne sait rien, ne comprend rien : ni les grandes questions métaphysiques qui le dépassent – qu’il le sache ou qu’il fanfaronne en demi-habile du spirituel ou du matérialisme, ni la mécanique humaine et ses rouages balzaciens. Chez Houellebecq, le Spleen devient le sentiment de Dépression post-moderne, l’abattement net du désir au milieu d’un monde de désirs, et l’Idéal demeure l’Idéal mais dans la figure de l’amour physique, l’union des unions, in fine la seule union possible ici-bas. Précisons avec Houellebecq : quand ladite union est pure de toute mentalisation et abandon à deux aux plaisirs généreux de la fusion et de la chaleur animale des corps – la plupart du temps bien sûr, pour notre auteur, l’échec de l’union amoureuse nous rappelle à notre condition solipsiste.

Alors, l’homme esseulé des temps modernes et post-modernes va d’un objet à l’autre, le désir de plus en plus vague, gardant l’intérêt comme cap mais le vidant de toute ambition et de tout souffle ; encombré d’une conscience de soi et d’une individualité exagérément grossies, voire handicapantes, l’individu n’est plus qu’errance ; l’animal hautement conscient et civilisé qu’a produit l’Occident est désindexé du monde et de l’action. L’homme de l’open world est tapi en lui-même, pas tant dans ce corps qu’il cherche de nouveau à habiter dans les pratiques du Yoga et du développement personnel que Houellebecq-sociologue peint avec l’humour du dépressif – l’humour du temps –, mais bien plutôt tapi dans sa conscience réflexive qui n’en finit pas de souffrir d’avoir trop de temps, trop de richesses, et trop de conscience pour en profiter.

Notre époque a besoin d’une renaissance de l’anthropologie augustinienne 

Trop civilisé, l’animal des temps modernes a peur de lui-même, de l’agressivité refoulée en son sein, de la sexualité qui pourrait lui donner le goût de vivre mais qui devient de plus en plus impossible à sentir spontanément. L’homme post-moderne est esseulé, désormais sans structure religieuse et métaphysique pour l’orienter, sans communauté soudée et interdépendante qui l’entourerait et qu’il entourerait : il est en quelque sorte déconstruit, mal-sexué ou asexué, l’agressivité lui manquant pour agir et sentir. Et en même temps qu’il a la charge entière de son identité et de sa vie, il est trop civilisé et trop contenu par des mœurs dont la liberté n’est que l’envers du niveau d’exigence de contrôle de soi désormais requis.

Ainsi le personnage houellebecquien va-t-il à travers le monde et ses violences, cherchant à les fuir et à les refouler toujours davantage, pris aux pièges de la condition humaine réinterprétée par le monde contemporain : entre une civilisation qui vise la pacification totale de l’animal que nous sommes, et les douloureuses piqures de rappel des souffrances en tous genres. Car l’animal peut bien être neutralisé, les habituelles violences de l’histoire, de la vie incarnée et de ses déchéances, des trahisons que l’on subit et que l’on agit, de l’infernale solitude du solipsisme, tout cela demeure et reçoit en sus les nouveaux maux propres à notre niveau de civilisation : solitude, dépression, anxiété et angoisses aussi accrues que la conscience réflexive, divorce en tous genres et désunion des individus. Ils n’avaient plus besoin les uns des autres, et ils n’avaient jamais eu autant le désir de l’Autre, de rompre le solipsisme et de prendre acte que seul le besoin peut véritablement lier, longtemps unir, nous rendre nécessaires les uns auprès des autres.

L’homme houellebecquien n’en peut plus de sa contingence. Narrer les souffrances et la grande solitude de l’homme moderne trop individualisé et trop riche pour que l’union soit possible ; c’est toute l’affaire de Houellebecq qui reprend le mot d’ordre de Balzac : « être le secrétaire » de son époque, être son pur greffier, prendre en note l’hommerie telle qu’elle est, les caractères dans leur mécanique affective et intéressée.

Houellebecq est le véritable féministe de notre époque 

Loin d’être un féministe idéologue, Houellebecq se contente en la matière de décrire. Qui aime ? Qui force à l’amour ? Qui demande, qui parfois quémande un peu d’amour ? Qui insiste ? Qui veut le mariage, les enfants ? Qui s’attache à ses créatures que sont les êtres masculins, leurs ratés et leur égoïsme ? Qui unit les familles et les mâles aux femelles ? La grande fonction civilisatrice des femmes pour Houellebecq, c’est d’aimer, d’unir, de civiliser le mâle, de le forcer à se hisser à son niveau de mœurs et de sentiments, à se désanimaliser le cœur et le corps jusqu’à voir au-dessus de lui : sa femme ou plus exactement les promesses tenues de l’amour.

Et ainsi, «au milieu du temps» et du monde tels qu’ils s’imposent à nous, dans chaque roman, toujours et partout, Houellebecq rappelle la puissance de l’Idéal : l’idéal est femme, en général, car l’Idéal est l’amour et un corps chaud. Le corps de la mère retrouvé qui indique l’union avec l’Etre possible : quand la rupture, le rejet, la douleur, la mort, la maladie, le désamour se taisent et laissent place à un corps heureux arrimé à ce qui est. L’Idéal, ce n’est pas l’illusion et le fantasme, c’est le maigre espoir d’un corps chaud qui m’aimera, et de l’amour physique, remontons avec Diotime, Socrate et Houellebecq à la beauté, à la bonté désintéressée qui parfois advient – espérons-le contre toutes les lois de la nature –, à l’amour qui unit plutôt que le désuet besoin, à l’amour qui dépasse les lois de ce monde. Houellebecq est le secrétaire du réel et l’enquêteur qui prélève les indices de l’Idéal de-ci de-là : dans l’amour d’Olga, dans celui de Valérie, dans la quête de Daniel, dans chaque personnage de Houellebecq, ci-gît bel et bien l’amour, le rival de l’amour-propre, le seul qui puisse gagner le duel ontologique. Peut-être. Houellebecq explore cette possibilité-là dans ses romans, ils sont les laboratoires pour penser le combat causal : l’amour, sous toutes ses formes, peut-il faire pencher la balance causale et renverser l’amour-propre – cet amour de soi-même, de ses intérêts et de son image qui a complètement dégénéré dans notre espèce ? Mais, toujours, l’homme est pris dans le piège du libre-arbitre : l’aveuglement face à ce qu’il faut faire, le mauvais calcul d’intérêt, renoncer à l’absolu pour le corrompu, renoncer à l’idéal pour un intérêt mesquin, ne pas savoir et mal pencher. Houellebecq aime à comparer le libre-arbitre au choix d’un lapin pris dans les phares. Ainsi, Jed Martin laisse-t-il partir Olga dans la Carte et le territoire. Et l’amour perd, non pas face à l’intérêt, mais par bêtise, parce que l’intelligence est aussi petite que le cœur.

L’Idéal, c’est la vie animale qu’on s’efforce d’élever : s’élever au-dessus des contingences matérielles de la vie, au-dessus du corps physique, au-dessus de l’animal que nous sommes qui toujours poursuit ses intérêts, au-dessus de l’amour-propre et de l’orgueil, de l’ambition et du narcissisme – toutes ces figures de l’intérêt pris dans l’élément de la représentation, au-dessus du mariage de raison et de nos diverses alliances intéressées, au-dessus de notre incapacité à faire le bien pour le bien, à vouloir l’amour par-dessus tout, le juste et le vrai. Il reprend en ce sens ce qui anime tout Poète et créateur, dans la veine des jansénistes du Grand siècle, de Baudelaire et de Flaubert : la quête de l’absolu au sein d’une réalité finie, corrompue, toujours plus décevante.

La sensibilité de l’époque, c’est donc Houellebecq : regarder en face le tourisme sexuel, les querelles idéologiques et leur lutte de pouvoir sous les dehors de la religion ou de la bien-pensance, l’emballement des mœurs individualistes, de la solitude télétravaillée et du désarroi d’être soi, regarder en face l’absence cruelle d’amour et la désunion, notre animalité dans le fond à peine voilée, nous qui courons toujours après nos intérêts et leurs masques ; et en même temps faire remonter à la surface la quête de l’Idéal, de l’Amour, la volonté en chacun de nous de l’union, de la communion, de l’amour en partage. Les femmes chez Houellebecq sont l’espoir de l’arrêt du temps et de nos pathétiques corruptions : certes, le temps de l’union physique et de ses joies, de la chaleur d’un corps et d’un cœur un peu plus grand que soi, revient toujours aux lois du monde. Mais, Houellebecq rappelle sa foi première et fondatrice : «Il existe au milieu du monde la possibilité d’une île».

Illustration : Clément Mitéran/Flickr

 

Katia Kanban

Katia Kanban est professeur agrégée de philosophie et rédactrice pour le site Actu-Philosophia.

 

 

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