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Le peuple contre les nations : le rêve impérial de Poutine

27/10/2022 | par Michel Juffé | dans Monde | 2 commentaires

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ANALYSE : Nous sommes tous les jours surpris par les nouvelles initiatives de Vladimir Poutine et de son armée. D’autant plus qu’elles semblent incohérentes. Pourtant son dessein ne varie pas : «rendre» à l’Ukraine son destin de composant inséparable du peuple russe. La prétention des Ukrainiens à former et demeurer une nation fait d’eux, pour les Russes, des banderistes ultranationalistes. Le philosophe Michel Juffé et l’historien Vincent Simon, auteurs du récent essai Vlad le destructeur (éd. de l’Elan, 2022), analysent cette opposition entre peuple (qui «justifie» l’invasion et la destruction) et nation (qui unit les Ukrainiens au-delà de leur convictions politiques et religieuses).


Né en 1945, docteur en philosophie, Michel Juffé fut conseiller au sein du Conseil général de l’écologie et du développement durable (2003-2010) et enseignant aux Ponts-et-Chaussées, au CNAM et à l’Université de Marne-la-Vallée. Auteur d’une douzaine d’ouvrages, il a notamment publié Sigmund Freud – Benedictus de Spinoza, Correspondance, 1676-1938 (Gallimard, 2016), Café-Spinoza (Le Bord de l’eau, 2017), A la recherche d’une humanité durable (L’Harmattan, 2018) et dernièrement Nietzsche lecteur de Heidegger (L’Elan, 2020).

Agrégé d’histoire, Vincent Simon enseigne en lycée et à l’Université Paris-1. Ses travaux portent sur la construction de l’État royal en France aux XIVème et XVème siècles, ainsi que sur le Parti communiste en France dans les années 40. Avec Michel Juffé, il vient de publier Vlad le destructeur : pourquoi l’Ukraine ne veut pas être russe (éd. de l’Elan, 2022), essai dont iPhilo a récemment publié les «bonnes feuilles».


Depuis le début de l’invasion d’une partie de l’Ukraine par l’armée russe les commentaires ont abondé concernant les événements militaires, les relations entre l’Ukraine et ses voisins, ainsi que des panoramiques sur les conflits entre la Russie et l’Occident (assimilé assez souvent aux membres de l’OTAN). Ces diverses focales laissent peu de place à une réflexion sur les enjeux du conflit : la renaissance (et pour certains, la naissance) d’une nation. Car l’Ukraine, quel que soit son héritage religieux et politique, ne s’est constituée en nation qu’à partir du XVIIe siècle.

Les Cosaques sont, dès le début du XVIIe siècle, les premiers à instaurer un territoire proprement ukrainien, qu’ils veulent rendre indépendant de la Pologne. Entre 1648 et 1654, ils se rendent maîtres de près de la moitié de la superficie actuelle (690 000 km2), des deux côtés du Dniepr. Kharkiv, Odessa et Lviv n’en font pas encore partie. Très vite les Polonais veulent les soumettre ; ils se tournent alors vers le tsar de Russie, qui les accueille en tant que vassaux. Les Cosaques se distinguent par leur organisation politique : leurs chefs militaires, qui sont aussi magistrats, sont élus par le peuple cosaque, et élisent eux-mêmes leur plus haut dirigeant (leur ataman ou hetman), révocable. En 1667, cette Ukraine fragile est coupée en deux : la partie occidentale (sans Kiev) devient polonaise ; la partie orientale reste sous l’influence moscovite. Cette division a persisté durant 224 ans, jusqu’en 1991, et elle continue à marquer le pays, du point de vue électoral, linguistique et religieux. Les deux n’ont cessé de se proclamer héritiers des Cosaques zaporogues.

Bien qu’une constitution adoptée en 1710 insiste fortement sur l’indépendance par rapport à la Russie, les tsars vont s’employer à soumettre l’Ukraine. Catherine II installe des colonies de peuplement russe, accorde des privilèges à ces colons, et tourne à son profit les partages successifs de la Pologne. L’Ukraine devient terre russe. Le métropolite de Kiev, chef religieux de l’Église orthodoxe ukrainienne, est placé, en 1686, sous l’autorité du patriarcat de Moscou. La recherche d’un État nation ukrainien n’a pourtant pas cessé depuis le XVIIe siècle et s’est accentuée au début du XXe siècle, sous l’impulsion d’écrivains et poètes, qui restent les grands héros célébrés aujourd’hui. Entre 1917 et 1923, plusieurs «nations» ukrainiennes voient le jour, parfois associées, parfois concurrentes. Une délégation ukrainienne à la conférence de la paix qui précède les divers traités d’après-guerre, présente un Mémoire où elle explique très longuement que l’Ukraine présente tous les caractères d’un grand État indépendant : une langue, une histoire, un territoire de 850 000 km2, un énorme potentiel économique (dont on reparle en 2022 : céréales, métaux, etc.), et surtout la volonté d’être une nation.

La suite a été une immense déception : l’Ukraine a de nouveau été coupée en deux. La Pologne obtient le droit d’occuper la Galicie de l’est (Lwow, Tarnopol) et la Volhynie, et concède à la Russie le reste de la «petite Russie», qui devient la république socialiste soviétique d’Ukraine. Ceci, avec diverses péripéties, persiste jusqu’en 1991, car Staline et ses successeurs adoptent la politique impériale des tsars. Ils veulent bien d’une Ukraine «indépendante» du moment où elle reste économiquement, culturellement et militairement dans l’orbite de la Russie. C’est pourquoi l’Ukraine «indépendante» depuis 1991 (un choix ratifié par référendum) reste sous la dépendance de la Russie. Elle fait partie de la CEI (communauté des États indépendants, comptant 9 membres en 2022) de manière active jusqu’en 2014 pour ne la quitter formellement qu’en 2018. L’Ukraine parvint quand même à résister à une l’intégration totale au sein de cette CEI (constitution, économie, diplomatie, armée, etc. communes), ses liens avec la Russie étant élastiques et à la mesure de ses velléités d’entrer dans l’OTAN et/ou dans l’Union européenne.

L’arrivée de Zelensky au pouvoir en 2019 accentue l’éloignement par l’Ukraine de la Russie. L’invasion de la Crimée par les troupes russes en 2014, rend visible – et étend – un état de guerre qui avait commencé dès 2004. Cet état de guerre, amplifié à partir de fin février 2022 en guerre ouverte, révèle un enjeu autour des termes peuple et nation, qui légitiment un État, auxquels Russes et Ukrainiens attribuent des significations différentes.

Peuple et peuples

Le «peuple» est le terme auquel il est fait le plus souvent référence pour justifier les actions politiques et les partis-pris idéologiques. C’est aussi la notion la plus incertaine, la plus floue, la moins déterminée. Il est comme un axiome mathématique : il va de soi ; il est indémontrable. Aussi est-il utilisable à «toutes fins». Le jeudi 3 mars 2022, Poutine déclare devant le conseil de sécurité de la fédération de Russie :

«Je garde la conviction que les Russes et les Ukrainiens ne forment qu’un seul peuple, même si certains en Ukraine ont été terrorisés et que beaucoup ont été dupés par la propagande nationaliste nazie. Enfin, certains autres ont délibérément, bien sûr, suivi la voie des Banderistes et des autres sbires des nazis qui ont combattu aux côtés d’Hitler durant la Grande Guerre patriotique.»

«Un seul peuple» mais quel peuple ? Celui des slaves, dont on doit exclure les partisans des nazis. Qui sont-ils ? Tous ceux qui luttent contre le panslavisme. Ce n’est pas une invention de Poutine : Ivan IV (le terrible) devint tsar de «toutes les Russies» en 1547. «Toutes» : actuelles Russie, Biélorussie, Ukraine. Cent ans plus tard, le «peuple» ukrainien se révolte et proclame son autonomie. Qui est alors le peuple ? Ce sont les Cosaques. Ils se disent «zaporogues», «ceux qui habitent au-delà des rapides». Ils ne sont pas un peuple «ethnique», se réclamant d’un territoire d’origine. Ils peuvent être catholiques, orthodoxes ou juifs ; ils étaient paysans ou mercenaires pour des seigneurs locaux. Ils ne reconnaissent jamais la souveraineté de la Pologne. Ils forment un peuple en tant qu’ils aspirent à un certain mode de vie, sans entraves venant de puissances civiles et militaires extérieures. Pour les dirigeants de Russie, cette exigence est insensée : qu’ils le veuillent ou non, les Cosaques sont des slaves, dont la partie la plus éveillée est… russe. D’où la prééminence de la langue russe, dont les autres (biélorusse, ukrainien) sont des dérivées. Selon Poutine, la distinction entre peuple slave et peuple germano-romain, a été justement posée par Nicolaï Danilewski en 1866 :

«Chaque race ou “famille” de peuples qui se caractérise par une langue particulière ou par un groupe de langues si proches que leur affinité “se sent” directement […] constitue un type de civilisation particulier, si cette race possède assez d’éléments intellectuels pour se développer et si elle est sortie de l’enfance.»

Les Slaves sont civilisés, les Romains sont brutaux… et souhaitent la mort des Slaves. Cette conception du peuple permet à Alexander Douguine de déclarer, le 12 mars 2022 :

 «le vecteur de base sera un nouveau cycle d’intégration des Grands Russes et des Petits Russes en un seul peuple. Cela ne signifie pas la victoire des Russes sur les Ukrainiens, ces termes n’ont aucun sens. Cela signifie la réunification des Slaves de l’Est, dont les branches sont à la fois des Grands Russes et des Petits Russes (ainsi que des Biélorusses). […] Si nous voulons aller vers une société à part entière et renaissante, nous devons également prendre en compte l’exemple de l’erreur tragique de nos frères ukrainiens et ne jamais regarder du côté du nationalisme. Nous ne sommes pas une nation, nous sommes un peuple. Et notre objectif est de construire un grand État dans lequel il y aura une place pour tous ceux qui sont liés à nous par leur destin – et surtout, nos frères slaves orientaux.»

D’où l’idée de «peuple profond», que l’État représente honnêtement (car il réalise ses aspirations à l’existence). «L’erreur tragique» est celle des nationalistes ukrainiens auteurs du Mémoire de 1919 : «Toute l’histoire du peuple Ukrainien, dès le premier moment de sa vie en Europe, est l’histoire d’un État indépendant, ou de sa lutte pour cette indépendance.». Un peuple rêvé et à venir, car dans le passé il ne fut indépendant, sur près de 400 ans, que durant quelques années. Les mêmes peuvent aussi écrire : «Uni par la même langue, par la même tradition historique, par la même religion et par la même culture, ce peuple a su toujours résister courageusement aux convoitises annexionnistes des peuples voisins» […] Où qu’ils vivent (même en Sibérie ou en Amérique), ils gardent leurs coutumes, vêtements, type de maisons, etc. «Et ce fait s’explique par ceci que le peuple ukrainien, [est] un peuple éminemment agricole et paysan.». Ces déclarations ne sont pas moins caricaturales que celles des Russes. Elles peuvent être ouvertement racistes : «Les Ukrainiens ont divers caractères particuliers qui les distinguent des autres peuples et qui sont assez précis pour qu’on ne les confonde point avec leurs voisins eux-mêmes, Russes et Polonais.». Taille élevée, visage rond, cheveux noirs.

Résumons : pour les Russes, il n’existe qu’un peuple slave ; pour les Ukrainiens, même modérés, les Ukrainiens n’ont rien de Russe. Pour les Bolcheviks russes, la position des Ukrainiens est celle «d’ennemis du peuple», car seule la «fusion» des nationalités en un «peuple soviétique» est admissible. D’où les interprétations opposées de la loi du 1er juillet 2021 sur la protection de «peuples indigènes d’Ukraine». Pour Poutine c’est une «manœuvre antirusse» et «une politique raciste, comme celle des nazis». Pour les dirigeants ukrainiens elle protège les minorités ethniques qui n’ont pas d’assise principale dans un autre État, ce qui est le cas des Tatars de Crimée dont une grande partie a été déportée par l’URSS en 1944, et dont le retour en Crimée est périlleux.

Nations et nationalités

Ces considérations sur le «peuple» sont souvent mêlées, et parfois confondues, avec celles sur la «nation». Par exemple, dans la Déclaration des droits des nationalités d’Ukraine (1er novembre 1991), l’article 1 garantit à tous les peuples, groupes nationaux et citoyens vivant sur le territoire de l’Ukraine l’égalité des droits politiques, économiques, sociaux et culturels. L’article 2 assure à toutes les nationalités le droit de préserver leur habitat traditionnel, d’assurer l’existence d’unités administratives nationales et d’assumer la responsabilité de faciliter le développement des langues et des cultures nationales. L’article 3 garantit à tous les peuples «le droit d’employer librement leurs langues maternelles dans toutes les sphères de la vie publique, y compris dans l’éducation, l’élaboration, la réception et la diffusion de l’information». Dans ce texte, «peuple» et «nationalités» sont interchangeables ou superposables. En pratique, au vu de l’opposition entre «rive droite» et «rive gauche», la confusion des termes est sans doute volontaire : Zelensky a commencé par créer une série télévisée «Serviteur du peuple», où il dénonçait la corruption des dirigeants politiques associés aux dirigeants d’entreprises (principalement du Donbass) et assistait à l’éclatement du pays en dizaines d’États «indépendants». «Serviteur du peuple» est devenu le nom du parti qui a porté Zelensky à la présidence de l’Ukraine. Mais on ne sait toujours guère ce qu’est le peuple, sinon pour l’opposer aux oligarques et autres profiteurs.

Il aura fallu l’invasion de l’Ukraine par la Russie pour que le peuple ukrainien se manifeste comme solidaire, d’un seul tenant. Et encore, les habitants des régions sous contrôle militaire russe n’ont pas tous fui ou ne sont pas tous soulevés pour se rallier au président Zelensky. Le référendum du 23-27 septembre dans les zones occupées le montre : 99% des votants de la région du Donetsk ont choisi le ralliement à la Russie, 98% de Louhansk, 93% de Zaporijjia, et « seulement » 87% de Kherson. Bien sûr, le référendum est truqué : une partie des électeurs potentiels a fui, la présence des militaires russes en a affolé beaucoup, et le choix s’est effectué au vu de tout le monde (y compris de la télévision russe). Et ce sont des représentants du « peuple » russe (Sénat, Douma) qui en ont applaudi la ratification le 30 septembre, et le «peuple» lui-même qui a fêté ce rattachement sur la place Rouge le même jour. Ainsi Poutine peut-il réaffirmer (depuis au moins 2007) que la Russie est menacée par l’Occident (c’est-à-dire par les États-Unis et l’Union européenne) et que «Kiev» (il n’a pas prononcé une seule fois le mot «Ukraine» dans son allocution de vingt minutes le vendredi 30) est l’agresseur de ces quatre nouvelles parties de la Russie, qui s’y sont ralliées «pour toujours».

Le terme «nation» est évoqué dans au moins deux contextes : celui de la dénonciation (ou de l’approbation) des nationalistes porteurs d’une conception très étroite du peuple (conception ethnoculturelle) ; celui de la constitution d’un État légal, reconnu par l’Organisation des Nations Unies (conception juridique). Lorsque les Russes, depuis des siècles, disent qu’il n’existe pas de nation ukrainienne, ils disent en même temps qu’il n’existe qu’une nation russe (entendue comme un peuple ou une réalité ethnoculturelle), dont la Biélorussie et l’Ukraine font partie. «Nation» a ainsi un sens positif lorsqu’il s’agit de protéger et promouvoir la vision russe du monde, et négatif lorsqu’il est porteur du «nationalisme» des Ukrainiens.

C’est ainsi que Staline écrit en 1913 : «l’autonomie nationale et le principe fédératif dans l’organisation marchent de pair». Pourtant, 4 ans plus tard, en avril 1917, Lénine écrivait : «À toutes les nations composant la Russie doit être reconnu le droit de se séparer librement et de se constituer en États indépendants.». Mais il subordonnait ce droit à sa reconnaissance par le prolétariat, autrement dit par les instances dirigeantes du parti, car il fallait maintenir «la solidarité́ complète des ouvriers des différentes nations et favorise un véritable rapprochement démocratique des nations». Pour contrer cela, les Ukrainiens, la même année, proposent de réunir une assemblée constituante indépendante de la Constituante russe. Sur leur initiative, un «congrès des nationalités de Russie» se prononce en faveur d’assemblées constituantes, qui doivent déterminer, pour chaque peuple, son régime politique et la nature de ses liens avec la Fédération. En 1919, les auteurs du Mémoire s’inspirent des acteurs culturels – surtout des poètes et écrivains qui, au XIXe et début du XXe siècle, se sont engagés dans la promotion d’une idéologie nationale ukrainienne. La soviétisation de l’Ukraine, entre 1923 et 1991, a fait triompher la version russe de la nation, autrement dit la «fusion» des nationalités en un «peuple soviétique». C’est ainsi qu’en 1930, 75% des publications étaient écrites en ukrainien ; en 1960, encore 49% et en 1987, seulement 22%. La constitution du 28 juin 1996 consacre un article important à la nation : «l’État favorise la consolidation et le développement de la nation ukrainienne, sa conscience historique, ses traditions et sa culture, et aussi le développement des particularités ethniques, culturelles, linguistiques et religieuses de tous les peuples autochtones et des minorités nationales de l’Ukraine» (article 11). Fin de la soviétisation : l’État est au service de la Nation et protège les nations et peuples en son sein. Cela se traduit, le 23 janvier 2005, par une déclaration du nouveau président, Viktor Iouchtchenko :

«Nous, les citoyens d’Ukraine, sommes devenus une nation unie. Personne ne peut nous séparer, que ce soit sur la base des langues que nous parlons, des religions que nous pratiquons ou des opinions politiques que nous choisissons. Nous partageons un destin ukrainien commun. Nous avons une fierté ukrainienne commune.»

La suite a montré que cette unité-et-communauté, fondée sur une communauté juridique par-delà les particularités ethnoculturelles, ne s’est jamais réalisée, jusqu’à l’invasion des Russes en février 2022, car ni l’annexion de la Crimée ni la séparation de deux provinces (Donetz et Louhansk), en 2014, n’ont suscité de mobilisation générale, dans et hors Ukraine, en faveur d’une unité nationale insécable. Cette non-intégration se traduit par la variabilité du «sentiment de nationalité russe».

D’Ouest en Est, de l’ex-Galicie à l’ex-RRSU (et de la rive droite à la rive gauche du Dniepr) le contraste présenté par ce sondage reflète les votes aux élections législatives et présidentielles. Ce qu’est l’Étatne pose généralement pas de problème de définition ou de compréhension. Dès 1917, les Ukrainiens réclamaient le droit de former un État indépendant, celui-ci étant le garant du maintien de sa langue, de ses traditions religieuses et culturelles, de ses relations diplomatiques et économiques. Le Mémoire de 1919 insiste : le peuple ukrainien «a tous les droits de former un État et de vivre indépendant au milieu des peuples de l’Europe». En 1991, l’Ukraine adhère à la création de la Communauté des États Indépendants (CEI), mais alors que la Russie veut reconstituer la «Grande Russie», l’Ukraine aspire à devenir la «grande nation» dont elle rêve depuis des siècles. Un manifeste, publié le 31 mars 1992 par les nationalistes, affirme que grâce à un «combat multiséculaire» un État ukrainien indépendant est établi. Lorsque la Russie cherche à créer une sorte d’État commun (banque, diplomatie, armée, etc.), l’Ukraine rejette ce super-État, qui la réduirait à une république de type «post-soviétique», soumise à l’imperium russe.

Une ou plusieurs langues

En particulier, la langueest un enjeu qui traverse toutes les réflexions sur le peuple et la nation. Depuis le congrès de Vienne, en 1815, la Russie, qui a absorbé la Pologne, et par suite sa province ukrainienne, a sans cesse tenté et souvent réussi à limiter voire à interdire l’usage de la langue ukrainienne. Les tsars considèrent l’ukrainien, désigné «dialecte petit russe», non seulement comme un «dialecte inférieur au russe», mais aussi comme un «dialecte de transition» entre le polonais et le russe. C’est comme si on disait que l’italien est un dialecte du français.

En juillet 1863 un décret interdit la plus grande partie des publications en langue ukrainienne, dont les textes religieux, les manuels scolaires, les œuvres littéraires, les chansons folkloriques, les représentations théâtrales, etc. Depuis 1991, l’Ukrainien est devenu la seule langue officielle. En 2003, un sondage a montré que 94,4% des habitants de la région de l’Ouest parlent l’ukrainien, ceux du Centre (incluant Kiev), 61,2%, la région du Centre-Est 31% (contre 46,4% le russe). Les régions du Sud et de l’Est sont majoritairement russophones, respectivement 82,3% et 86,8%. En avril 2019 la Rada adopte une loi visant à assurer le «fonctionnement de la langue ukrainienne en tant que langue officielle». Seul l’emploi de la langue ukrainienne est autorisé par les autorités nationales et locales, les institutions, les entreprises. L’article 6 stipule : «Tout citoyen ukrainien doit parler la langue officielle en tant que langue de sa citoyenneté.».

Lire aussi : L’Armée et les armes nucléaires (Michel Juffé)

La boucle est bouclée : le peuple ukrainien ne peut former une nation ukrainienne qu’à condition de parler et d’écrire la langue ukrainienne. Ce n’est pas la seule décision qui a poussé les Russes à envahir l’Ukraine en février 2022, mais elle a précipité cet assaut : ce «dialecte» ne saurait dicter sa loi à une «vraie» langue, celle des Russes, le peuple civilisé qui abhorre cet Occident dont les nations sont faibles et décadentes.

Serait-il utopique de penser que l’unité de la nation ukrainienne est compatible avec l’acceptation de plusieurs langues, cultures et religions au sein du même territoire, sans qu’il soit question de séparatisme et de nationalisme ? Qu’un seul peuple peut résulter de l’union de plusieurs peuples ?

 

Michel Juffé

Né en 1945, Michel Juffé est un philosophe français, intéressé aux questions d'éthique, de philosophie politique et d'écologie. Il fut conseiller du vice-président du conseil général de l'écologie et du développement durable (2003-2010) et a enseigné dans plusieurs grandes écoles et universités. Auteur d'une douzaine d'ouvrages, il a récemment publié Sigmund Freud – Benedictus de Spinoza, Correspondance, 1676-1938 (Gallimard, 2016), Café-Spinoza (Le Bord de l'eau, 2017), Liberté, égalité, fraternité... intégrité (L'Harmattan, 2018), A la recherche d'une humanité durable (L'Harmattan, 2018) et, dernièrement, Éclats d’un monde disparu (Élan des mots, 2020), Nietzsche lecteur de Heidegger (Élan des mots, 2021) et Vlad le destructeur (Élan des mots, 2022).

 

 

Commentaires

Très intéressant, merci.
Je vois bien ces tiraillements pour déterminer ce qu’est une nation, un peuple. J’ai vu le mot « citoyen » ou « citoyenneté », ainsi que la précision que le « juridique » permettait de fonder une communauté par transcendance des particularités ethno-culturelles. Cela me semble très important comme parti pris. (Puisqu’on est condamné à prendre des partis, de toute façon.)
Ce flottement dans le sens des mots « nation », « peuple » remonte à très loin, il me semble. Ces mots font partie de l’héritage commun de l’Occident reçu en partage de Rome, comme M Poutin discerne. Rome elle-même déjà tiraillée pour déterminer le sens de ces mots. Le problème du sens des mots, c’est qu’il n’est pas donné une seule fois pour toutes… (lol)

Il me semble que nous nous battons encore pour déterminer ce que veulent dire les mots… « peuple » et « nation », et qui a le droit de le dire. Sur quel terrain ?
Peut-être nous battons-nous aussi, y compris à notre insu, pour être les (seuls ?) détenteurs… légitimes de l’héritage romain, en sachant que cet héritage est inséparable des mots qui remontent à si loin et qui continuent à nous coloniser, souvent à notre insu, d’ailleurs.
Mes vagues souvenirs (vérifiés depuis) me font retrouver « E pluribus unum » comme devise qui apparaît sur le dollar américain, sous forme de banderole portée dans le bec d’un aigle. Je ne doute pas que M Juffé sache ce que cela veut dire, mais une démocratie saine, je crois, exige la traduction d’une langue si… savante : « depuis le multiple, l’union ».
Ces conflits sur des terres où résonnent encore des mots latins font peut-être écho aux conflits grandissants qui déchirent l’union des états unis d’Amérique où résonnent ces mêmes mots qui ont suivi une histoire différente. Ce serait logique.
Pour le dernier paragraphe, nous retombons sur les problèmes qui ont fait bombe en Europe entre 1939-45, si on sait qu’Adolf Hitler, dans « Mein Kampf » est entré dans son délire paranoïaque, en s’interrogeant sur l’identité et l’appartenance juives : si les Juifs hassidim qu’il voyait à Vienne, si différents en apparence de ceux qu’il connaissait dans son village natal, étaient aussi des Allemands ?
Remontant beaucoup plus loin, la Judée s’est fait rayer de la carte par Titus et Rome pour avoir défendu un « peuple juif » sur d’autres bases que celles de la citoyenneté romaine.
Rien de nouveau sous le soleil, comme disait Quoeleth.
Merci beaucoup pour l’attention au vocabulaire. Pour moi il est essentiel. C’est dans le détail des mots, et de leurs différences qu’on peut encore penser. Ce serait intéressant d’examiner nos propres usages de ces mots, en France, et ailleurs, en contexte, et ensuite de comparer pour pouvoir penser… encore plus à ce qui nous détermine dans notre soumission inévitable au langage, surtout à un moment où le latin, et le grec savants sont partis en campagne via l’américain du numérique pour coloniser… tous les esprits dans une nouvelle.. union.
Des fois je me demande si nous ne voulons pas nous donner bonne figure (et pouvoir) face à des phénomènes linguistiques qui dépassent notre contrôle avec des conséquences que nous peinons à imaginer. Ça aussi, ce serait logique…

par Debra - le 28 octobre, 2022


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par iPhilo » En Ukraine, l’inaudible réalisme - le 5 décembre, 2022



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