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Relativisme versus rationalisme : l’interminable guerre de tranchées

21/02/2023 | par Eric Dumaître | dans Philo Contemporaine | 1 commentaire

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TRIBUNE : Entre rationalistes et relativistes, chacun des camps s’appuie paradoxalement sur le camp adverse, observe Eric Dumaître. . Les tenants de l’universalité mettent en évidence les faiblesses du relativisme, dont les défenseurs en retour soulignent celles du rationalisme. Et chaque camp en vient à ne plus se définir que négativement : le rationalisme semble n’être plus qu’un anti-relativisme, comme le relativisme un anti-rationalisme – et même, pour reprendre le titre d’un célèbre article de l’anthropologue Clifford Geertz, un anti anti-relativisme !


Docteur en sociologie, agrégé en philosophie, ancien élève de l’Ecole normale supérieure de Saint-Cloud, Eric Dumaître est professeur au lycée La Martinière-Duchère de Lyon et a soutenu à l’Université Paris-Sorbonne en 2007 une thèse sur « le structuralisme littéraire et la crise de la culture scolaire » sous la direction de Raymond Boudon.


Comme tout un chacun, je garde un souvenir enchanté de certains de mes professeurs. Parce qu’ils étaient savants et sages, bien sûr, mais pas seulement, car beaucoup d’autres l’étaient autant, qui ne m’ont guère marqué. Non, je me souviens surtout de ceux qui étaient passés maîtres en l’art de conduire (et de mettre en scène) les débats contradictoires. Des esprits souples qui adoraient passer et nous faire passer d’un rôle à un autre, d’un point de vue au point de vue contraire, s’adressant à eux-mêmes comme à un autre, sans concessions, et à leurs élèves comme à eux-mêmes, sans dureté. Ce qu’ils nous faisaient partager, c’étaient sans doute des jeux d’écoliers, hérités des disputationes scolastiques. Mais ils nous y faisaient jouer très sérieusement, et nous nous y laissions prendre de bon cœur.

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Un ancien condisciple modérait il y a peu mon enthousiasme rétrospectif, me rappelant que ces discussions avaient quelque chose d’un peu trop didactique. Ce n’est pas faux. Pourtant, dans mon souvenir, rien de pesant, rien d’ennuyeux, au contraire : étant à la fois éloquentes et éclairantes, elles étaient joyeuses. Plus précisément, leur aspect didactique tenait à cette propriété singulière qu’elles avaient d’être d’autant plus éloquentes qu’elles étaient plus éclairantes (ce qui exigeait sans doute de nos professeurs un lourd travail de préparation et une grande expérience de l’enseignement.) Leur principale figure de rhétorique était l’effet de dévoilement. Elles racontaient une enquête. L’idée, c’était qu’au terme de la confrontation méthodique d’arguments divergents, on arriverait finalement à une conclusion satisfaisante.

Je me représentais alors la raison à peu près ainsi : un groupe d’égaux s’adressant les uns aux autres de manière réglée – chacun se faisant un devoir de ne prendre la parole qu’en vue de signaler un aspect de la question à la fois pertinent, important, irréfutable et précédemment négligé. Tout le monde, me disais-je, aime débattre de cette façon, même si personne n’y parvient tout le temps, et même s’il nous arrive à tous, en certaines circonstances, d’estimer avoir mieux à faire. Il me semblait que c’était précisément cette préférence qui faisait de nous tous des humains raisonnables : qui donc pouvait être assez idiot, ou assez pervers, pour préférer dissimuler ou défigurer les choses, quand il était en mesure de les faire mieux comprendre ? Pour prendre plaisir à entretenir confusions ou malentendus faciles à dissiper ?

J’ai découvert qu’on pouvait être relativiste…

D’où ma perplexité lorsqu’au cours de mes études j’ai découvert qu’on pouvait être relativiste. La raison n’a rien d’universel, m’expliqua-t-on à l’université : elle n’est qu’un ensemble de conventions sociales typiques de certaines cultures, essentiellement destinées à faire passer pour universelles des perspectives particulières. En somme, une manière hypocrite de passer en force, celle du loup de La Fontaine, le tour de passe-passe favori des dominants. Je m’interrogeais : de quoi parlait-on au juste ? En tous cas, pas de ce que j’avais appris à appeler « raison ».

Mais ayant également appris qu’examiner des arguments opposés permet en général de mieux cerner la nature de l’objet du débat, je m’intéressai à ceux que relativistes et rationalistes avaient échangés quelques décennies durant. J’envisageais les choses ainsi : chaque argument, chaque réplique, chaque critique, chaque objection m’apporterait des éléments de compréhension nouveaux, de sorte qu’à mesure que mon idée de la raison s’enrichirait et se préciserait, je serais de mieux en mieux à même de juger en connaissance de cause de son éventuelle universalité. L’instruction du dossier se ferait au cours des débats, me disais-je, comme dans les tribunaux anglo-saxons.

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Je dois dire que j’ai été déçu. Très vite, mon impression fut que le principal soutien de chacun des camps en présence était paradoxalement le camp adverse. Les tenants de l’universalité mettaient en évidence les faiblesses du relativisme, dont les défenseurs en retour soulignaient celles du rationalisme. Et chaque camp, se sentant d’autant plus conforté que les raisons de l’autre apparaissaient plus fragiles, en venait à ne plus se définir que négativement : le rationalisme semblait n’être plus qu’un anti-relativisme, comme le relativisme un anti-rationalisme – et même, pour reprendre le titre d’un célèbre article de l’anthropologue Clifford Geertz, un anti anti-relativisme !

De quelle raison parle-t-on ?

Ce qui me suggérait qu’un tel mécanisme de polarisation était à l’œuvre, c’était que d’aucune des formes classiques de rationalité, celles du moins que mes études m’avaient rendu familières, il ne me semblait possible de tirer des arguments décisifs en faveur ou en défaveur de l’universalité de la raison.

Ainsi la rationalité purement logique, celle qui se déploie dans le cadre des démonstrations mathématiques, même si elle établit des conclusions irréfutables sur la base d’un principe indubitablement universel, le principe de non-contradiction, ne l’est pas au sens où tout esprit serait apte à en contrôler les résultats ou même simplement à en comprendre les démarches. En effet, la pleine maîtrise de ces dernières exige une formation spécialisée particulièrement sélective ; dès les premières étapes de cette formation, on constate à quel point, passé le stade des rudiments, le raisonnement mathématique reste opaque à la majorité des esprits ; enfin, l’histoire nous apprend que c’est seulement dans le cadre de quelques rares civilisations que les mathématiques ont fait l’objet d’une culture systématique.

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Même ambiguïté dans le cas de ce qu’on peut voir pourtant comme une rationalité minimale, à savoir la simple sensibilité aux raisons. C’est entendu, tout être humain (sauf pathologie, déficience ou circonstances extrêmes) prend ses décisions sur la base de faits qu’il juge être des raisons en faveur de certaines options —et non suite à des impulsions provoquées par des stimuli. Il est plausible aussi que les humains sont la plupart du temps capables, lorsqu’il leur est demandé des comptes, de formuler les raisons pour lesquelles ils ont agi ou jugé comme ils l’ont fait, capables aussi de se prononcer sur la recevabilité de raisons qui pourraient les faire agir ou juger de telle ou telle façon. La capacité de réflexion – ou, comme dit John Skorupski, de self audit – semble la chose du monde la mieux partagée. Cependant, l’universalité de cette faculté n’entraîne pas celle de ses manifestations, ce qui est vu comme une bonne raison dans un contexte donné l’étant rarement en tous, et pas toujours en d’autres.

Quant à la délibération – c’est à dire l’examen, à l’occasion d’un choix, de la gamme des alternatives envisageables, par la comparaison de la force relative des raisons en faveur ou en défaveur de chacune d’elles – c’est sous tous les climats, à toutes les époques et pour toutes sortes de questions qu’il y est recouru. Mais de l’indubitable universalité de cette pratique, il est difficile de tirer des conclusions concernant celle de la raison. Entre autres parce que les procédures et les institutions mises en place pour encadrer les délibérations ne sont nulle part les mêmes : varient la composition des groupes de délibération, la définition du public auquel, d’une façon ou d’une autre, il faudra rendre des comptes, ainsi que la délimitation de la population dont les intérêts, d’une façon ou d’une autre, seront pris en compte. Varient également l’organisation des débats, en particulier celle des tours et des temps de parole, ou la distribution des rôles au sein de l’assemblée, ainsi que la manière de conclure – souvent, mais pas toujours, par un vote, dont le collège électoral peut être défini de très diverses façons. Or tous ces paramètres procéduraux affectent profondément le contenu des décisions finales. Ajoutons que nombre de dynamiques de groupe peuvent se développer informellement, avec le même effet.

L’étude précise de chacune de ces formes de rationalité aurait sans aucun doute conduit rationalistes et relativistes à nuancer et à spécifier leurs positions, et finalement à dégager, localement, des terrains de convergence partielle. Travail qui aurait été utile malgré la modestie de ses ambitions, car la question de savoir si la raison est universelle ou non, outre qu’elle a peu de chances d’être tranchée en général, n’a guère d’intérêt : l’enjeu n’est-il pas plutôt de savoir quel type de rationalité, à quelles conditions, dans telle situation et à tel moment, est susceptible d’aider les humains à se comprendre et à s’entendre malgré leurs différences de culture, de mode de vie, de pouvoir et d’histoire ?

Des stratégies complémentaires et symétriques

Les intellectuels qui s’affrontent sur la question de l’universalité versus la relativité de la raison ont sans doute autre chose en tête. Cependant, quelles que soient leurs motivations, leurs stratégies sont complémentaires et symétriques : les uns et les autres font de la rationalité purement logique la Raison stricto sensu, mais c’est pour en tirer des conclusions opposées.

Les rationalistes la voient comme un modèle dont toutes les autres formes de rationalité ne seraient, du fait de facteurs contextuels et contingents, que des versions dégradées – lesquelles bénéficieraient en quelque sorte par procuration de l’universalité des principes et des lois logiques. Inversement, les relativistes voient dans la diversité des formes faibles de rationalité une attestation de la relativité essentielle de la Raison elle-même – ce que la mise en avant de la rationalité logique aurait, dénoncent-ils, pour fonction rhétorique de dissimuler.

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Parallèlement, tandis que dans le camp rationaliste on tire argument du fait que les formes faibles de rationalité sont universellement répandues, pour présenter les démarches propres à la rationalité logique comme le bien commun de l’humanité, les relativistes concluent, de ce que la maîtrise de ces démarches logiques est partout le privilège d’une minorité, que la Raison en général, sous toutes ses formes, est dépourvue de toute universalité.

Il serait possible de poursuivre indéfiniment cette dialectique de la raison, les arguments des uns renversant invariablement les arguments des autres, chacun procédant par amalgame, en tirant profit de la confusion des diverses formes de la raison, qu’en conséquence il n’a aucun intérêt à distinguer précisément. D’où la polarisation de ces débats. D’où aussi leur vacuité : s’il est quelque chose qu’on ne peut en attendre, c’est bien un progrès dans la compréhension de leur objet.

 

Eric Dumaître

Docteur en sociologie, agrégé en philosophie, ancien élève de l'Ecole normale supérieure de Saint-Cloud, Eric Dumaître est professeur au lycée La Martinière-Duchère de Lyon et a soutenu à l'Université Paris-Sorbonne en 2007 une thèse sur "le structuralisme littéraire et la crise de la culture scolaire" sous la direction de Raymond Boudon.

 

 

Commentaires

Très intéressant. Loin de la foule déchaînante, je subodore pourtant qu’il y a beaucoup de passions déchaînées sur ces sujets. De toute façon, les passions ont tendance à se déchaîner à un moment ou un autre. L’Homme est ainsi (et probablement universellement) fait, nonobstant ses prétentions à être un animal doué de raison.
Une pensée pour l’engouement que l’arrivée des sophistes professionnels sur Athènes a pu susciter (suivi d’un désenchantement dévastateur). On pourrait s’en souvenir, et y réfléchir, me semble-t-il. Ce serait salutaire ? Crise politique, crise sociale, crise économique et bancaire, de surcroît. La totale.
Oui, en ce moment, il me semble que nous sommes loin des débats contradictoires élégants, « sportifs » si l’on veut, mais pas brutalement sportifs. Des débats où on s’amuse, où on joue, où on peut se faire plaisir dans une certaine légèreté.
Pas comme les séquences de dessins animés où on voit deux combattants face à face se taper dessus avec une massue, d’abord l’un, puis l’autre, coup sur coup, dans une séquence qui pourrait durer… à l’infini, on se le dit des fois.
On se demande : mais comment ça s’arrête ? Quand et comment va-t-on passer à autre chose ? Lever le bras du tourne disque du sillon où il s’est piégé pour quitter les hoquets répétés et entendre la musique, de nouveau.
C’est là aussi qu’on se rappelle que la Grèce antique nous a appris, depuis sa langue, que la société commençait à trois, et pas à deux. Comme je répète des fois ici, à deux on a un duel (et pas un bipolaire).

On peut se lasser de voir ce pugilat passionnel entre « universel » et « relatif ».
Il me semble qu’afin de raisonner, il faut pouvoir tenir compte d’un… contexte, et il est de la nature du contexte d’introduire du relatif afin de pouvoir interpréter raisonnablement. Il est de la nature du contexte de fournir des éléments qui rendent l’interprétation possible même, en sachant que le monde se donne à nous.. sans clef, mais avec l’impératif de devoir l’interpréter. Trop d’absolu (ou de général, ou d’universel ?) nuisent à l’exercice de la raison.
Par contre, l’absolu, l’universel, le général ? font le lit de toutes les passions.
N’avons-nous pas les moyens de savoir cela… depuis longtemps, maintenant ?

par Debra - le 21 février, 2023



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