Sur les pas de Blaise Pascal
BONNES FEUILLES : Nous publions ici des extraits de l’ouvrage Sur les pas de Blaise Pascal, Voyageur de l’infini de Bernard Grasset, dont le but est de présenter non seulement une biographie complète de l’auteur des Pensées, mais aussi en contrepoint l’ensemble de ses œuvres, quelle qu’en soit la nature (scientifique, philosophique, mystique…). Préfacé par Gérard Ferreyrolles, professeur émérite à Sorbonne Université, le livre sera en librairie le 17 mars prochain.
Docteur en philosophie, auteur de nombreux recueils de poésie, traducteur de l’hébreu et du grec, Bernard Grasset a fait paraître une dizaine d’essais philosophiques ou anthologies de citations. Plusieurs sont consacrés à Blaise Pascal sur lequel a porté sa thèse : Les Pensées de Pascal, une interprétation de l’Écriture (Kimé, 2003), Pascal et Rouault (Ovadia, 2016), Pascal (Ellipses, 2017), Ainsi parlait Blaise Pascal (Arfuyen, 2020), Nietzsche et Pascal (Ovadia, 2021). Il a également publié en revues des articles littéraires ou philosophiques et écrit l’article sur Pascal figurant dans l’Histoire de la philosophie (Ellipses, 2020).
En janvier 1655, alors qu’il se trouvait en retraite à Port-Royal des Champs, Pascal ne se livrait pas seulement à des exercices spirituels. Avec celui sous la direction duquel il s’était rangé, il aimait aussi s’entretenir de sujets où le questionnement philosophique, qui s’enracine dans l’existence et dont le Mémorial porte la trace, avait sa place dans la lumière nouvelle de la conversion. Au sein de la solitude de la vallée de Chevreuse, on imagine Pascal et Le Maistre de Sacy deviser, tout en marchant, du profane et du sacré, de l’opinion et de la vérité. Il est, en tout cas, de fait qu’un entretien entre les deux a eu lieu à cette époque. Le contenu de cet entretien, remarquable par l’élévation et la force de la réflexion du retraitant, nous est parvenu par l’intermédiaire de Nicolas Fontaine qui a pu s’appuyer sur un texte écrit par Pascal lui-même à la suite de la conversation et sur les observations de Le Maistre de Sacy dont il était le secrétaire.
S’entretenant aimablement, mais sans renoncer à ce qui pouvait, dans sa réflexion, surprendre son interlocuteur, Pascal trouve une issue aux impasses philosophiques dans un au-delà de la philosophie. L’expérience du Mémorial lui avait appris la nécessité de passer du Dieu des philosophes au Dieu d’Abraham. Comme il en avait l’habitude avec ses différents interlocuteurs, parlant de peinture avec Philippe de Champaigne, de médecine avec un médecin, de vignes avec un vigneron, M. de Sacy commence par évoquer à Pascal ce qui lui semble l’occuper le plus : les «lectures de philosophie». Il considère ainsi son interlocuteur, qui est par ailleurs son dirigé, comme un philosophe, alors même qu’il n’avait jamais publié d’écrits philosophiques. Mais si lui-même était tout nourri de la lecture d’Augustin, il savait Pascal familier de lectures profanes. Ce dernier, vivant dans le monde, avait particulièrement étudié, en complément de Descartes qu’il avait rencontré à deux reprises, Épictète, ses Entretiens et son Manuel, ainsi que les Essais de Montaigne qui fournissaient le matériau pour la construction de l’idéal de 1’«honnête homme». À l’intérieur des Essais, il s’attardait sur l’Apologie de Raymond Sebondtout en s’efforçant de comprendre l’ensemble de la pensée à l’œuvre dans cette somme. La conversation avec Sacy ne tardera pas à se développer à partir de ces deux principales lectures ordinaires et profanes, Épictète et Montaigne, lectures qui étaient désormais soumises, dans l’esprit de Pascal, à des lectures plus coutumières encore et sacrées, au premier rang desquelles figurait la Bible. Comme les «honnêtes hommes» de ses amis ne sont pas abandonnés, les lectures, qui avaient nourri sa période mondaine, ne le seront pas, mais seront utilisées de manière tout à fait nouvelle et réorientées.
La conversation se poursuit. Peut-être le philosophe et le Solitaire de Port-Royal se sont-ils assis sur un banc, là où le plateau qui domine l’abbaye s’achève, devant l’humide vallée et la colline boisée. Peut-être ont-ils cheminé par les allées du jardin d’Arnauld d’Andilly ou entre les vignes de l’enclos face au vallon. Pascal développe sa compréhension d’Épictète et de Montaigne. Sacy écoute, étonné, intrigué. Et ce qui est remarquable, c’est qu’à partir de lectures philosophiques limitées, Pascal retire toute une intelligence des vertus de la philosophie et de ses lacunes intrinsèques. On est déjà comme au seuil des Pensées, qui reprendront et généraliseront des intuitions essentielles développées alors. Le dialogue avec Sacy permet à Pascal d’exposer, pour la première fois, sa vision dialectique de l’histoire de la philosophie. La philosophie d’Épictète, archétype du stoïcisme, est vraie en ce qu’elle enseigne la nécessité de «reconnaître la volonté de Dieu et de la suivre», la philosophie de Montaigne est vraie en ce qu’elle montre que, réduit à lui-même, l’homme est plongé dans l’erreur. L’une, pointant le souverain bien, exalte la puissance de l’homme, l’autre, usant du doute, dévoile son impuissance. Plus habitué aux lectures patristiques, théologiques et spirituelles, Sacy, qui écoute toujours son interlocuteur comme enflammé par sa pensée, se sent «vivre dans un nouveau pays et entendre une nouvelle langue» et ne peut s’empêcher de montrer sa réticence à suivre celui qu’il avait mis «sur son fonds», ignorant qu’il irait aussi loin.
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Et l’entretien se poursuit, conjuguant bienveillance mutuelle et désaccord quant à l’utilité ou l’inutilité des lectures profanes. On imagine les deux protagonistes reprendre leur promenade sous les arbres avant de se séparer. Pour Pascal, la raison est forte et faible, l’homme est grand et faible, connaît le souverain bien mais ne peut l’atteindre. À la voie du stoïcisme, il faut ajouter la voie du scepticisme. Il y a là deux sagesses du monde qui ne peuvent être accordées, réconciliées, que par «la vérité de l’Évangile», plénitude de la sagesse. Par un mouvement qui traversera toutes les Pensées, Pascal, alors que le moment de conclure l’entretien approche, passe de la philosophie à la théologie, qu’il qualifie, après avoir évoqué deux états de l’homme, avant et après la Chute, relié la faiblesse de l’homme à la nature, sa grandeur à la grâce, de «centre de toutes les vérités». Le chemin de l’égarement dans l’opinion à la vision de «toute la vérité» ne peut se faire sans donner sa part au mystère. Quand Sacy regagne sa cellule, il admire les propos de son interlocuteur, qui en arrive à la même conclusion que lui, mais il estime qu’il y arriverait plus vite sans perdre de temps avec les études philosophiques. Quant à Pascal, de nouveau seul dans sa chambre, il reste plus convaincu que jamais que l’on ne peut ignorer les lectures profanes, pas plus que ceux qui limitent leurs lectures à celles-ci, mais que les lumières du christianisme les éclairent, résolvent leurs contradictions et leur donnent sens.
C’est probablement au cours de la même année 1655, peu avant sa participation à l’aventure des Provinciales, qu’un second texte de nature philosophique naîtra sous la plume de Pascal : De l’esprit géométrique. Cet écrit, en réalité double, comporte un volet consacré à la méthode des démonstrations géométriques, un autre à l’art de persuader. Il ne sera pas publié du vivant de l’auteur, mais seulement, comme son entretien avec M. de Sacy, au XVIIIe siècle. Des questions évoquées dans De l’espritgéométrique, opuscule d’une trentaine de pages, Pascal avait pu s’entretenir avec Arnauld, théologien familier des sciences, et la formalisation des réponses qu’il apportait pouvait s’inscrire dans le projet pédagogique de Port-Royal. Mais déjà, dès la rédaction de ses propres textes scientifiques, il s’était interrogé, en philosophe des sciences, sur le sens de son activité et les conditions de mise en œuvre de la vérité dans le domaine de la géométrie et de la physique. Sa correspondance avec le P. Noël en 1647 et la Préface sur le Traité du vide en 1651 révélaient un Pascal épistémologue. De l’esprit géométrique confirme cette dimension de la personnalité intellectuelle de Pascal et l’enrichit, tout en s’inscrivant dans le cadre nouveau de l’après-Mémorial.
Réflexion sur la logique géométrique, ces pages de Pascal, qui citent le «Je pense, donc je suis.» de Descartes en lui donnant une origine augustinienne, laissent apparaître des points de convergence avec le philosophe mathématicien, notamment pour l’importance accordée à la méthode, mais le cheminement de sa réflexion sur le raisonnement géométrique reste différent. Le problème de la définition retient son attention. Si l’ordre parfait, la méthode accomplie, exigerait de «tout définir» et «tout prouver», dans la réalité il est des propositions indémontrables, de même qu’il est des termes indéfinissables. Comme indéfinissables en géométrie, Pascal cite l’espace, le temps, le mouvement, le nombre et l’égalité. Il est des « mots primitifs » tel le mot homme. Si l’esprit géométrique est la science de la véritable dé- monstration, c’est en recourant à des données premières d’ «une extrême clarté», ces données auxquelles on accède par une forme d’intuition. En même temps que Pascal s’intéresse à la méthode de démontrer géométriquement, il se préoccupe de l’art de persuader. Accéder à la vérité ne suffit pas, il faut aussi apprendre à convaincre, à faire accepter cette vérité. La seule démonstration géométrique convainc l’entendement, mais il y a une autre voie, finalement plus commune, par laquelle la vérité, ou l’erreur, peut entrer en l’homme, la voie de la volonté. L’art de persuader doit se doubler d’un art d’agréer, la part donnée à l’esprit – au sens de raison –, de la part donnée au cœur. La logique suppose une rhétorique, la méthode géométrique une théorie du langage. Le partage de la vérité passe par une connaissance de l’homme. Cette connaissance, Pascal l’avait acquise au moment de ses relations avec ses amis «honnêtes hommes», apôtres de l’agrément, qui se développèrent en 1653-1654. Pour persuader, «il faut avoir égard à la personne à qui on en veut», prendre en compte et son esprit et son cœur.
Par certains aspects, De l’esprit géométrique annonce les Pensées. L’évocation de l’infinité de grandeur et de l’infinité de petitesse se retrouvera transposée dans Disproportion de l’homme. Les importants fragments des Pensées sur la distinction entre esprit de géométrie, part de la raison, et esprit de finesse, part de 1’intuition, ont leur socle dans De l’esprit géométrique. On trouve par ailleurs dans De l’esprit géométrique un art de la maxime – ainsi par exemple cette affirmation selon laquelle «Les meilleurs livres sont ceux que ceux qui les lisent croient qu’ils auraient pu faire»–, qui sera particulièrement développé dans les Pensées. Enfin, ce qui différencie De l’esprit géométrique des autres écrits ou réflexions antérieurs de Pascal sur la science, c’est le rôle donné, en marge du discours, mais de manière fondatrice, à ce qui excède l’ordre de la géométrie. Le fait que nous soyons situés entre infini et néant doit nous incliner à des pensées plus hautes que toute spéculation géométrique. Pascal, qui cite la formule augustinienne selon laquelle l’entrée dans la vérité ne passe que par la charité, parle d’un «ordre surnaturel». Il y a un au-delà de la lumière naturelle.
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Celui qui concluait De l’esprit géométrique en affirmant qu’il haïssait les «mots d’enflure» mettait au point, au cours de la même année 1655, une méthode de lecture. Cet intérêt pour les questions pédagogiques, complémentaire de celui pour le langage, répondait aux besoins éprouvés par les maîtres des Petites Écoles dans l’enseignement dispensé aux jeunes garçons comme à ceux des religieuses qui formaient les jeunes filles pensionnaires à Port-Royal. La méthode de lecture qu’élabore Blaise – qui à 1’époque, comme nous le laisse entendre Jacqueline, se faisait appeler M. de Mons et participait à des œuvres de charité –, sera reprise et développée dans la Grammaire de Port-Royal d’Arnauld et Lancelot, publiée en 1660. Son attrait pour les questions pédagogiques s’était aussi manifesté, probablement dans le courant de la même année, par l’ébauche d’une Introduction à la géométrie, modernisant les éléments d’Euclide et destinée aux élèves des Petites Écoles, dont il ne nous reste qu’un bref fragment recopié et commenté par Leibniz. Pascal y définit, de manière inédite, la géométrie comme science de l’espace.
Docteur en philosophie de l’Université de Poitiers, Bernard Grasset est l’auteur d’une dizaine d’essais. Plusieurs sont consacrés à Blaise Pascal, ainsi, parmi les plus récents, Pascal et Rouault (Éd. Ovadia) et Pascal (Éd. Ellipses, Connaître en citations). En 2020, est paru aux Éditions Arfuyen Ainsi parlait Blaise Pascal (choix de près de 450 citations). Il a également publié dans diverses revues en France et à l’étranger (Revue philosophique de la France et de l’Étranger, Revue philosophique de Louvain, Science et Esprit…) des articles de recherche philosophique et a écrit l’article sur Pascal figurant dans l’Histoire de la philosophie (Éd. Ellipses, 2020).
Commentaires
Très intéressant. Cela m’a donné envie de lire ce nouveau livre et « De l’esprit géométrique ». Trente pages, même très denses, ne sont pas la mer à boire. Comme Descartes dans « Le Discours », (pas trop de pages non plus…) c’est merveilleux de pouvoir lire une belle prose ciselée, française, qui cerne si bien les choses de l’esprit et fait penser/réfléchir celui qui lit, dans le cas où ce dernier est disposé à le faire.
Merci.
par Debra - le 15 mars, 2023
[…] Sur les pas de Blaise Pascal […]
par Sur les pas de Blaise Pascal - iPhilo - Bernard Grasset - le 24 septembre, 2023
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