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Petit dialogue sur l’explication de texte philosophique

1/11/2023 | par Eric Dumaître | dans Philo Contemporaine | 1 commentaire

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ANALYSE : Qu’est-ce qu’une explication de texte philosophique ? Qu’est-ce qu’apprendre à juger par soi-même ? En quoi la lecture de textes philosophiques contribue-t-elle à l’acquisition de l’autonomie intellectuelle ? Difficile de ne pas se poser ces questions lorsqu’on enseigne la philosophie en classe de Terminale, en particulier du fait des difficultés rencontrées par les élèves. Éric Dumaître propose ici une conception minimaliste des exercices scolaires traditionnels, qui lui paraît en mesure de satisfaire trois réquisits : retenir l’essentiel des exercices scolaires traditionnels, correspondre à l’usage naturel du bon sens, être à la portée de la majorité des élèves d’aujourd’hui. 


Docteur en sociologie, Éric Dumaître est professeur de philosophie au lycée La Martinière-Duchère de Lyon. Il a soutenu à l’Université Paris-Sorbonne en 2007 une thèse sur « le structuralisme littéraire et la crise de la culture scolaire » sous la direction de Raymond Boudon.


Malgré l’expérience acquise, malgré aussi le relatif confort psychologique que m’apporte dans les temps difficiles une relative reconnaissance de la part des institutions de notre République, je dois avouer que ce n’est jamais sans appréhension que je fais mon cours de philosophie. Je ne parle pas de l’insouciance des élèves. Ni de leur indiscipline. Ces inquiétudes sont le lot commun de tous les enseignants en toutes disciplines. Non, ma crainte est plus spécialement liée à la philosophie : qu’un jour un élève sorte de sa torpeur, tandis que je serai en train de m’enflammer à l’explication d’un magnifique texte de Descartes et, douche froide ! me somme de lui rendre des comptes :

M’sieur, à quoi ça sert de lire Descartes ?

Ainsi mis en demeure à l’improviste, peut-être lui répondrais-je que cet auteur est le premier métaphysicien de langue française. Que sa réflexion a inspiré toute la philosophie moderne, de Leibniz et Spinoza jusqu’à Kant et Hegel. Et même encore Husserl, au début du vingtième siècle. Et qu’il est impossible de comprendre ces auteurs si on ne le connaît pas.

D’accord. Mais si on ne veut pas devenir prof de philo, pourquoi faudrait-il comprendre « toute la philosophie moderne » ?

Je répondrais probablement que cette tradition de philosophie rationaliste ayant posé les fondements de la science moderne, laquelle de nos jours, comme chacun sait, est partout, on ne peut comprendre notre monde, y vivre et y exercer des responsabilités, sans avoir une idée claire de ce qu’elle est.

Oui, mais… Il paraît qu’en physique, Descartes disait n’importe quoi : qu’il n’y a pas de vide, que tout est fait de tourbillons de particules, que la pensée n’a rien à voir avec la matière… C’est un peu dépassé, tout ça, non ?

– Sans doute. Mais là n’est pas l’essentiel.

– Ah bon ! Pourtant vous nous dites depuis le début de l’année que la philosophie, c’est la recherche de la vérité ! On va donc trouver la vérité en étudiant un auteur qui s’est complètement trompé !? Et pas seulement en physique, il y a sûrement quelque chose qui ne va pas dans ses Méditations métaphysiques, puisque tout le reste en découle : c’est Descartes lui-même qui le dit !

Oui, mais l’essentiel, je vous le répète, n’est pas là. Il s’agit d’apprendre à penser par soi-même. De former son jugement.

Alors pourquoi est-ce qu’on ne ferait pas autrement ? On n’a pas besoin de lire des auteurs anciens, ni même des auteurs, ni peut-être même de lire ! Expliquez-nous les problèmes qui se posent aujourd’hui ; les réponses proposées aujourd’hui ; dites-nous les arguments en leur faveur, et les raisons d’en douter ; parlez-nous des débats actuels. Et en prenant appui sur la réalité, sur ce que la science considère comme vrai ! On n’apprend pas à vivre dans les grimoires ; alors pourquoi y apprendrait-on à penser ?

À ce point, faudrait-il encore répondre ? Pour ma part, je répugnerais à opter pour le dédain. Il est vrai qu’il y a là bien des simplifications abusives : une conception sous-jacente de la vérité étroitement positive ; l’histoire de la pensée vue comme un progrès linéaire ; la formation de l’esprit comme une simple connaissance réfléchie du vrai. Sans doute cette diatribe témoigne-t-elle de l’inculture de qui n’a jamais encore éprouvé tout ce que la pensée d’un autre, d’un autre temps, peut avoir d’éclairant pour nous aujourd’hui. Admettons. Pour autant, dirons-nous à notre béotien que ses propos ne méritent pas réponse ? Car cet interlocuteur, c’est à peu près tout le monde : ses arguments sont perçus par quiconque comme des raisons, si faibles soient-elles, non comme de simples suites de mots (je ne me hasarderais pas à en dire autant de nos cours). De sorte que la charge de la preuve nous revient : à nous de montrer, explicitement et précisément, en quoi et à quel point ces raisons sont faibles, en tentant d’expliquer ce que nous faisons ou voulons faire quand nous enseignons la philosophie en expliquant des textes.

Juger de la force des raisons

Si je considère en quoi ces arguments m’apparaissent doués de sens, c’est à dire de nature à m’ébranler, me voilà renvoyé à mes objectifs en tant qu’enseignant. Oui, ce que j’ai en vue, c’est bien de former le jugement de mes élèves. J’aspire à les rendre aptes à discerner le vrai du faux. Les sachant exposés à des discours, des informations ou des opinions de qualité et de contenu pour le moins hétéroclites, je souhaite qu’ils sachent faire le tri. Par eux-mêmes, sans dépendre ni des détenteurs d’autorité ni de l’opinion majoritaire. Maintenant, revenant sur les formules précédentes, je me demande si elles convergent autant qu’il le paraît. « Juger » ; « discerner le vrai du faux » : est-ce bien la même chose ?  On pourrait déjà s’inquiéter de savoir si le jugement n’est sollicité que pour se prononcer sur le réel : ne s’agit-il pas souvent de juger de ce qu’il convient de faire ?

Mais c’est plutôt du côté du discernement du vrai qu’il me semble y avoir indétermination. En effet, que veut-on : enseigner des méthodes permettant de trancher toute question ? Fournir des repères, en expliquant les fondements philosophiques des grands paradigmes intellectuels ? La première option, à une époque de diversification, de multiplication et de spécialisation des disciplines scientifiques, est irréaliste. Méthodologies et critères d’évaluation sont presque aussi divers que les domaines de recherche, lesquels sont innombrables. Et savoir discerner le vrai en chacun d’eux exige non seulement de connaître le détail des recherches en cours, mais aussi d’avoir une vue d’ensemble du champ disciplinaire concerné. Alors que faire étudier ? Tout ? Absurde. Une sélection de questions particulièrement importantes ? Mais comment les choisir sans arbitraire ? La seconde option est plus praticable. Peut-être serait-il utile en effet que nos élèves, afin qu’ils s’orientent, connaissent les arguments au fondement de l’idéalisme, du matérialisme, du mécanisme, du finalisme, du rationalisme, de l’empirisme, etc. Sauf qu’il est douteux que ces dénominations aient le même sens au sein des diverses spécialités et des diverses écoles de pensée –ce qui nous renvoie à l’option précédente. Douteux aussi que la connaissance de tels paradigmes soit d’une grande aide pour juger de questions déterminées. Si donc ce qui est attendu de moi est d’aider mes élèves à discerner le vrai du faux, je dois avouer que je ne sais pas trop de quoi il s’agit.

– Pas très mystérieux, pourtant : vous nous avez dit qu’on avait à « exercer notre jugement ».

– Mais est-ce plus clair ? Je vous dois un aveu : depuis que j’étudie la philosophie, je suis frappé du soin que nous mettons à rester dans le vague. Qu’est-ce que le jugement, au fait ?

Il est souvent défini comme l’attribution d’une propriété à un objet : « la neige est blanche », « les hommes sont mortels », « le carré de l’hypoténuse d’un triangle rectangle est égal à la somme des carrés des autres côtés », « il y a un dieu », etc. Autant de jugements, susceptibles de vérité ou de fausseté. Cependant cette définition du mot « jugement » me paraît peu utile ici : elle renvoie en effet à des opérations cognitives singulières (« porter un jugement »), sans plus désigner cette qualité d’esprit qu’on désigne par la formule « avoir du jugement ».

La distinction entre « bien juger » et « mal juger » devient inintelligible. Car qui, en ce sens, pourrait bien être dit « manquer de jugement » ? Qui s’abstient de donner son avis – et un avis motivé, puisque même les plus sots savent dire « parce que… » ? Et il est bien rare que leurs raisons soient complètement irrationnelles, car elles sont toujours intelligibles, ne se réduisant jamais à de simples fragments de langage : elles sont perçues comme justifiant, toutes choses égales par ailleurs, qu’on préfère telle option à telle autre. « Former le jugement », en quoi cela pourrait-il bien consister ? A enseigner les jugements tenus pour « acceptables » ? À dénoncer les jugements « incorrects » ? Il me paraît plus satisfaisant de voir le jugement comme portant, non sur un objet, mais sur les raisons avancées en faveur de tel ou tel avis : « juger », ne serait-ce pas d’abord évaluer la force des raisons ? Car il y a des raisons faibles, fragiles, déraisonnables, qui prouvent trop ou trop peu. Celui qui manque de jugement confère aux arguments trop ou trop peu de poids, prend de simples indices pour des raisons décisives, traite des raisons fortes comme accessoires. Au contraire, qui en est pourvu fonde ses avis sur des raisons qui, après examen – après exercice du jugement – apparaissent pertinentes, fortes et solides. À défaut, il s’abstient d’opiner. C’est à la pratique de cet examen que nous exerçons nos élèves.

Cela s’accorde assez bien avec ma pratique de professeur de philosophie. Ainsi, quand je propose un sujet de dissertation, je n’exige pas de mes élèves qu’ils traitent à fond le thème concerné. A la question, par exemple, « Y a-t-il des valeurs morales universelles ? », je ne m’attends pas à ce qu’ils établissent que, oui, il est vrai qu’il y en a, ou que, non, c’est faux ; ni qu’ils me fassent un cours d’histoire des idées sur « le relativisme et l’universalisme ». Je les invite à examiner si l’évidente relativité des jugements moraux, selon les individus, les cultures ou les époques, est une raison suffisante de conclure à la relativité des valeurs morales. De même, si à la question « L’homme est-il libre par nature ? », l’un d’eux répond en montrant que de l’existence de déterminismes sociaux, il ne s’ensuit pas nécessairement que les hommes sont dénués de libre-arbitre, je m’estimerai satisfait : pas besoin de vue d’ensemble sur la question du libre-arbitre et du déterminisme. L’élève n’aura pas fait le tour de la question, c’est entendu ; il aura simplement examiné et relativisé la portée d’un des arguments qu’elle mobilise, ou même seulement celle d’une de ses variantes mineures. Il aura fait une dissertation. S’il délimite les conditions dans lesquelles cet argument est recevable, s’il précise son champ d’application, s’il explique en quel sens et jusqu’à quel point tels déterminismes sociaux affectent la liberté individuelle, s’il met en évidence certains usages hyperboliques de l’argument, alors il aura exercé son jugement. C’est peu de chose ; ce n’est pas rien ; et je vois mal ce qu’on peut exiger de plus à l’école.

– Mais il faut des connaissances pour ça – par exemple sur les régularités statistiques, sur le cerveau, sur la socialisation, sur l’organisation sociale ! Il faut donc qu’en philo on apprenne ce que la science considère comme vrai, non ?

– Il en faut, c’est certain. Il est indispensable de mobiliser des connaissances de nature à éclairer la question – à nuancer, modérer, spécifier ou réfuter le raisonnement examiné. Mais les élèves ne manquent pas de connaissances. Ainsi, pour les sujets que j’ai pris en exemple, outre celles du cours de philosophie, certaines connaissances acquises en sciences économiques et sociales, en Lettres ou en histoire-géographie seraient bienvenues. Sans parler du stock des connaissances communes, en circulation dans les médias et sur les réseaux. Il importe peu qu’il ne s’agisse pas du dernier cri, même si ce serait évidemment préférable : ce qui compte, c’est l’usage qui en est fait. Il n’importe même pas, à la limite, que ces connaissances soient exactes. Un élève prendrait-il appui sur des croyances obsolètes, ou manifestement erronées, s’il en tirait avec rigueur des conséquences pertinentes pour la question traitée, faudrait-il s’en formaliser ? Au terme d’un procès, on n’attend pas d’un juge que son verdict énonce la vérité du cas, mais qu’il tire de l’instruction et des débats ni plus ni moins que ce qu’il est raisonnable d’en tirer. Il est admis que l’erreur judiciaire est toujours possible ; la procédure ne prévient que les vices de forme et la partialité. Même chose pour l’auteur d’une dissertation.

– Est-ce que ce n’est pas de la rhétorique ? Une simple affaire de forme ?

– En un sens, oui. La philosophie scolaire, en tous cas, laquelle s’enracine dans une tradition cicéronienne. Mais entendons-nous. Si le terme de « rhétorique » a mauvaise presse, c’est qu’on peut toujours faire usage de procédés rhétoriques pour donner à un argument plus de poids qu’il n’en mérite, dissimuler ses imprécisions, le charger de valorisations flatteuses, etc. Mais on peut aussi s’en aider pour dénoncer les amplifications, rectifier les approximations, épurer le contenu cognitif –dans le but de contrer notre tendance spontanée à la légèreté ou à l’exagération. C’est cette rhétorique critique que j’essaie d’enseigner.

Exercer son jugement critique sur ses impressions de lecture

– Et Descartes, dans tout ça ? Vous deviez me convaincre de le lire !

– C’est vrai, nous n’avons encore rien dit de l’explication de texte. Je m’apprêtais à en parler.

– Je devine comment. Vu ce que vous avez dit de la dissertation, l’explication d’un texte, pour vous, ça devrait consister à en étudier le raisonnement, afin d’évaluer sa pertinence et sa portée. Pour au bout du compte, peut-être, le rectifier ou le réfuter. C’est bien ça ?

– Ah ! Ce serait sans aucun doute la plus belle façon d’ « exercer son jugement » ! Mais il ne faut pas en demander trop. Les auteurs que nous étudions ne sont pas des apprentis, contrairement aux élèves de terminale. Et à leurs professeurs. Bien malin qui saurait prendre un philosophe en défaut.

– Mais si on ne peut pas critiquer les auteurs, pourquoi dit-on : « exercice du jugement critique » ?

– C’est que l’objet immédiat de l’explication d’un texte n’est pas le texte lui-même. Je m’explique. On peut considérer le résultat de cet exercice (le « devoir », la « copie ») comme une série d’énoncés exégétiques de la forme : « la présence de tel énoncé E dans le texte est une raison de penser que l’auteur veut dire… E. » Trivial ? Oui et non. Ce qui est trivial, c’est d’en rester à cette première approximation, comme font spontanément les élèves qui se contentent d’une paraphrase. Morne litanie d’assertions uniformes : « L’auteur affirme ceci, puis il affirme cela, ensuite il affirme que… etc. »

Le travail d’explication de texte consiste précisément à spécifier les modalités de chacune de ces « affirmations », de manière à les hiérarchiser : de ce que tel énoncé E est présent dans un texte, il s’ensuit évidemment toujours que l’auteur « veut dire E » – mais en quel sens ? Le juge-t-il envisageable, admissible, concevable, plausible, probable, ou certain ? C’est à préciser, selon les cas. Pour les propositions de contenu pratique, d’autres modalités sont également à spécifier : l’indispensable, l’utile, le souhaitable, le préférable, l’obligatoire. L’explication consiste encore à justifier toutes ces spécifications par d’autres éléments textuels : à repérer les procédés d’explicitation du sens d’un énoncé – qu’il soit mis en contraste avec certains énoncés du texte, ou assimilé à d’autres. À signaler que l’énoncé E découle de la conjonction d’autres énoncés E’, E’’, … également présents dans le texte, ou qu’il ne découle d’aucun ; que certains énoncés découlent de lui, d’autres non, parfois aucun.

Il s’agit enfin de préciser en quel sens tel énoncé « découle » de tels autres – ou si l’on préfère, de quel type sont les « bonnes raisons » de l’affirmer : est-il la conséquence logique d’une déduction rigoureuse ? Ou est-ce simplement qu’il apparaît en meilleure position, au sein d’une gamme donnée d’hypothèses concurrentes ? Est-il affirmé parce que sa contradictoire est réfutée, ou manifestement fausse, ou improbable ? Est-ce seulement qu’il y a des raisons de douter de cette contradictoire, de sorte que la charge de la preuve revient à ceux qui la soutiennent ? L’énoncé est-il présenté comme en accord avec une conception d’ensemble de l’univers, ou avec les sentiments réfléchis des hommes de bon sens et de bonne foi ? Comme corroboré par certains faits ou certains évènements ? L’auteur invoque-t-il des autorités à ses yeux irréfutables ? Expliquer un texte, c’est donc exercer son jugement critique sur des impressions de lecture qui constituent, en un sens, l’objet immédiat de l’explication. Bien sûr, rien n’oblige à en rester là : après avoir précisé quel poids l’auteur donne à ses arguments, il est loisible (et louable) d’en venir à examiner s’ils en méritent tant ; mais il faut en passer d’abord par l’explication de texte proprement dite.

– Pourquoi pas ? Mais nous pourrions faire ça aussi bien sur nos propres raisonnements. Vous nous l’avez dit vous-même : ça s’impose au brouillon, pour chaque idée qui nous vient. Vous nous avez dit qu’un « premier jet » était toujours vague et confus. Que nos propres idées ne se précisaient que peu à peu dans notre esprit, qu’il fallait les mettre en ordre, les développer, les ajuster les unes aux autres, mettre au point nos raisonnement. Ce n’est pas la même chose ?

– Mais oui. Votre remarque confirme d’ailleurs que l’explication de texte est bien formatrice du jugement en général : à force d’en faire, on n’apprend pas qu’à expliquer des textes.

– D’accord, mais votre réponse montre aussi qu’on n’est pas obligé d’en passer par elle. On pourrait ne faire que des dissertations ou des débats. Ce serait tout aussi formateur. Et chacun exercerait son esprit critique sur ses propres pensées. Au fait, est-ce que Socrate ne disait pas que l’enjeu est de « se connaître soi-même » ? Et que cela passe par le dialogue ?

– L’avantage de la dissertation et de l’explication de texte sur les débats, c’est qu’il s’agit d’exercices écrits. Or l’écrit donne le loisir du retour sur soi, tandis qu’à l’oral, le rythme de l’échange est imposé par le groupe : on passe plus facilement à autre chose qu’on ne revient sur ce qui a été dit. Et la présence des interlocuteurs a des effets indésirables : on craint de paraître ne pas savoir ce qu’on dit ; on s’obstine volontiers ; pour mieux convaincre, on n’hésite pas à exagérer un peu. Sans parler des effets de groupe, de ceux de la timidité ou de l’assurance, de l’influence de l’avis majoritaire, de la tendance à la polarisation des points de vue… Il faut beaucoup de conditions favorables pour qu’un débat se passe bien. L’écrit garantit une certaine sérénité.

– Je veux bien l’admettre. Mais ma question était plutôt : pourquoi des explications de texte ? Pourquoi pas seulement des dissertations ? Le but, c’est bien de penser par-soi-même, pas d’apprendre ce que des auteurs ont pensé !

– Ma réponse vous décevra sans doute. Il se trouve que l’explication de texte offre des avantages scolaires que ne comporte pas la dissertation. Un texte contient en effet – à condition qu’il soit bien choisi – tous les éléments requis pour son explication : pas besoin de connaître la « doctrine de l’auteur », comme disaient jadis les intitulés des sujets de baccalauréat. Un ensemble fini d’informations, et d’informations toutes disponibles, suffit à réaliser l’exercice. On peut presque dire que l’explication de texte ressemble sur ce point à un problème mathématique, dont les données, bien analysées, conduisent à la solution. Par ailleurs, les textes des auteurs au programme de philosophie sont en général bien écrits – j’entends par là à la fois cohérents, explicites et précis dans leurs modalités d’énonciation et d’inférence. Ce qui produit, à mesure que l’explication progresse, un effet de renforcement : quand un aspect du texte est correctement appréhendé, le reste s’éclaire plus facilement, la cohérence du texte soutenant celle de l’explication. C’est donc de façon autonome que l’élève peut juger de la valeur de sa réflexion : si « ça prend », il devine sans qu’il soit besoin de le lui dire qu’il est sur la bonne voie.

J’ajoute que les philosophes ont une manière bien à eux de se critiquer les uns les autres. Même dans la polémique, il est rare qu’ils se contentent de réfuter les conclusions de leurs collègues ; plus couramment, c’est seulement après avoir pris soin de donner toute leur force aux arguments de l’adversaire, après lui avoir concédé tout ce qui à leurs yeux pouvait l’être, qu’ils en montrent les limites – c’est à dire à la fois la validité relative et la faiblesse. La réfutation de style philosophique a toujours quelque chose d’un dépassement dialectique. Or c’est exactement ce qu’est censée réaliser, dans l’idéal, une explication de texte réussie. En ce sens, on peut dire que la méthode de l’explication est thématisée dans le contenu même du texte à expliquer. Délimitation explicite des données à considérer ; critère interne de réussite ; modèle méthodologique sous les yeux : exactement ce qu’il faut à l’école, où de jeunes esprits ont besoin qu’on leur facilite l’exercice autonome du jugement. Et pourtant, bien qu’elle soit un exercice scolaire, l’explication de texte philosophique n’est pas un « exercice d’école » – c’est-à-dire un dispositif artificiel, sans contenu autre que prétexte à entraînement méthodologique – puisqu’elle donne accès à une riche tradition de pensée et à des questions lourdes de sens.

– Un bon compromis ?

– Il me semble.Peut-être pas le seul possible, ni le meilleur. Mais un compromis qui a le mérite d’avoir été bien rôdé. Si l’on en croit Pierre et Ilsetraut Hadot (Apprendre à philosopher dans l’Antiquité) c’est à l’époque romaine impériale que l’explication des œuvres des grands philosophes a commencé à occuper une place centrale dans l’enseignement de la philosophie. Elle ne l’a jamais perdue. Et l’exercice, s’il a connu mises au point et mises à jour, n’a pas fondamentalement changé. Nous perpétuons une tradition scolaire bi-millénaire. Peut-être peut-on faire mieux ; sans doute peut-on faire autrement ; mais nous ne devrions pas y renoncer sans considérer les raisons de cette longévité.

Pourquoi étudier les auteurs du passé ?

– Je suis un peu déçu. C’est fade tout ça ! C’est scolaire… Et puis… « Tradition » ! On reste dans les vieilleries, non ? La philo n’est pas supposée nous aider à comprendre le monde moderne ?!

– Oui. L’enjeu est bien de vous rendre aptes à comprendre les questions contemporaines.

– Alors, est-ce que le mieux ne serait pas de les aborder dès le lycée ?

– Pas sûr. La « vieillerie » a ses vertus. Question de confiance, tout d’abord. Ancienneté et modernité ne sont pas affaires de datation, pas plus que l’actualité ne dépend du calendrier. Dire d’une question qu’elle est « contemporaine », c’est tout simplement dire qu’elle n’est pas encore réglée. Et donc qu’elle demeure confuse : qu’à son propos des camps se forment, s’affrontent et se défont sans cesse ; que sa formulation même demeure indécise ; que le lexique pertinent n’est pas au point ; que ses divers enjeux, politiques, scientifiques, moraux, philosophiques, encore entremêlées, se décantent peu à peu ; qu’enfin personne encore n’est en mesure d’en prendre une vue d’ensemble, c’est à dire d’en parler impartialement. De sorte que l’enseignant qui se risquerait à l’aborder, même bien informé et de bonne foi, pourrait toujours être soupçonné de partialité partisane – par ses élèves, par leurs parents, par les institutions. L’exégèse des textes anciens suscite moins de défiance et moins de passions.

– Et du coup nettement moins d’intérêt ! Comment voulez-vous qu’on soit motivé par l’explication de texte telle que vous nous la présentez ! Les questions dont traitent les écrits d’il y a deux mille ans, n’est-ce pas il y a deux mille ans qu’elles se posaient ? À des hommes et dans des sociétés disparus depuis deux mille ans ? Nous, nous sommes des hommes de maintenant ! En plus, depuis, il s’en est passé des choses, il y en a eu, des progrès !

– Inutile de vous échauffer. Et si je vous disais que vous n’êtes pas des « hommes de maintenant »…. Qu’en diriez-vous ?

– Que vous vous moquez de moi. Ça n’a pas de sens. Autant dire que les philosophes antiques sont des hommes d’aujourd’hui !

– En un sens, c’est bien ce que je veux dire. Laissez-moi m’expliquer. Quand on parle de « progrès », on a généralement en vue ceux des sciences et des techniques : il est vrai qu’on comprend de mieux en mieux la nature, et qu’on en tire des ressources et des effets évidemment inconnus de Socrate. Cependant on oublie les progrès de la raison elle-même : le fait que d’une époque aux suivantes, certains arguments cessent d’être perçus comme recevables.

Dans l’espace public d’aujourd’hui, par exemple, il n’est plus guère admis d’inférer de l’adaptation des espèces à leur milieu, l’existence d’un dieu créateur ; de l’aptitude des femmes à enfanter et à allaiter, qu’elles ont le devoir de s’y consacrer ; de l’efficacité adaptative des conduites animales, l’intelligence des animaux ; de l’occurrence d’une série de coïncidences, l’intervention d’une force occulte, d’une cause inconnue ou d’un complot ; de l’infinité de l’espace et du temps, celle de l’univers ; de l’immatérialité des idéalités mathématiques, leur irréalité ; de la diversité des opinions, que tout est vrai ; de la succession des théories, que rien ne l’est ; des progrès de la science, que la religion n’a plus aucun sens ; de ses limites, que la croyance en dieu s’impose ; du pouvoir de vie ou de mort acquis à la guerre, la légitimité de l’esclavage ; de la sélection naturelle, le droit du plus fort ; des différences de capacité entre les hommes, des inégalités de droit ; des dommages et des torts subis, le droit de se venger ; du développement de l’individualisme, que l’égoïsme triomphe ; de la nécessité d’une action publique cohérente, celle d’un pouvoir politique concentré ; des entorses aux droits de l’homme, que leurs principes sont erronés ; etc. Je pourrais continuer longtemps. Cette énumération indicative suffit. C’est ce que l’ancienne rhétorique appelait des lieux. Ce ne sont pas de simples croyances –car il y a quelque chose de rationnel dans le fait d’inférer, par exemple, de l’inculture politique de la majorité des citoyens, que la démocratie est un mauvais régime. On serait étonné que quelqu’un affirme : « la démocratie est un bon régime, puisqu’elle donne le pouvoir à ceux qui n’y connaissent rien » ! Ou : « l’incompétence politique, toutes choses égales par ailleurs, n’a aucun effet sur la conduite des affaires publiques. » En revanche, la proposition : « La démocratie est un bon régime, bien que la majorité des citoyens soit politiquement inculte » apparaît envisageable, même s’il reste à l’établir. Les lieux sont donc des raisons susceptibles d’emporter l’adhésion en l’absence de considérations supplémentaires.

Les progrès de la raison consistent en un lent processus de sélection des lieux. Certains survivent, parce qu’ils résistent à la critique ; d’autres sont éliminés de l’espace public cultivé. Les philosophes ayant été, durant la majeure partie de notre histoire intellectuelle, d’importants acteurs de cette sélection, nombreux sont les passages de leurs œuvres consacrés à l’examen critique d’un de ces lieux. Notons que l’élimination d’un lieu est le plus souvent partielle. Certains d’entre eux, éliminés dans certains domaines, restent pertinents dans d’autres : ainsi un raisonnement de style finaliste, désormais exclu des sciences de la nature, garde-t-il toute sa place en critique d’art. D’autres, dans un même domaine ou pour une question donnée, voient leurs conditions d’application se faire plus restrictives. Par ailleurs, si la partie cultivée du public a pris acte des résultats de ce processus de rationalisation – au point de ne même plus mentionner les lieux dépassés – une partie importante de la population reste susceptible d’être persuadée, ou du moins troublée, par des arguments obsolètes depuis des siècles. Par inculture, par ignorance, mais aussi parce que certains lieux reposent sur des biais cognitifs liés au fonctionnement de notre cerveau – comme l’idée que les coïncidences ne peuvent être dues au hasard.

Vous voyez donc qu’il y a du sens à prétendre que nos contemporains ne sont pas tous des modernes, et qu’en étudiant un texte ancien, il arrive souvent qu’on examine une question qui les inquiète encore. Pour s’en rendre compte, il suffit de lire des copies, de converser avec un peu tout le monde, d’errer sur le net, de voir quels films sont appréciés du grand public… La légitimité de la vengeance, par exemple, se porte bien dans les esprits.

– Il faut le reconnaître. Mais j’en reviens à ma première question : pourquoi ne pas discuter ces lieux archaïques directement ? Pourquoi ne pas les formuler simplement et clairement – comme vous venez de le faire – puis les critiquer ? Pourquoi passer par des textes ?

– Quand vous avez mordu, vous ne lâchez donc jamais !?

– La faute à qui, m’sieur ? C’est vous qui nous avez fait lire Platon. Socrate renonçait-il facilement ?

– Vous avez raison. Au fait, depuis quand citez-vous des philosophes anciens ? Je vous répondrai brièvement, car il est temps de conclure. Si je préfère passer par des textes, c’est parce qu’un lieu, proposé à l’examen par un professeur, risque de paraître une option envisageable. Parce que s’il est proposé par un élève, celui-ci risque d’en faire un enjeu personnel. Parce que c’est l’occasion de faire comprendre quel contexte historique favorisait jadis tel lieu, et en quoi les conditions actuelles lui sont défavorables. C’est aussi pour ternir le lustre de nouveauté dont se parent les vieilles idées. Pour rendre justice à ceux qui ont fait progresser la raison. Pour faire comprendre leurs inquiétudes et leurs tentatives, faire sentir à quel point l’intelligence humaine est un pari aventureux. Parce qu’enfin, pour toutes ces raisons, j’y prends plaisir et que, pour tout dire, je fais mieux ce que j’aime bien faire. Mais j’imagine, vous connaissant, que nous aurons l’occasion d’en reparler.

 

Eric Dumaître

Docteur en sociologie, agrégé en philosophie, ancien élève de l'Ecole normale supérieure de Saint-Cloud, Eric Dumaître est professeur au lycée La Martinière-Duchère de Lyon et a soutenu à l'Université Paris-Sorbonne en 2007 une thèse sur "le structuralisme littéraire et la crise de la culture scolaire" sous la direction de Raymond Boudon.

 

 

Commentaires

Délicieux. Délicieusement pédagogique et instructif.
Moi aussi, je crois à l’explication de texte pour des raisons développées ci-dessus, et je la pratique… sur la littérature que je préfère à la prose philosophique, pour des questions de goût (tout en trouvant que l’écriture de Descartes est bien plus jouissive et plaisante que l’écriture de nos contemporains, par exemple, dans l’ensemble. Plus… d’esprit.).
Il y a 17 ans, dans une auberge de jeunesse sur la route 66 aux U.S., un homme m’a demandé à quoi servait mon diplôme de littérature anglaise, et j’ai eu une discussion assez semblable à ce qui est développé dans ce texte, où chacun est resté campé sur ses positions, car je maintiens que la fiction, l’oeuvre littéraire, constitue une expérience plus complète pour émouvoir et mouvoir l’Homme que la prose philosophique. Je crois cela au point de préférer les grands livres littéraires de la Bible aux autres…
Pour les progrès de la raison, je n’y crois guère, avec le temps. Je crois qu’il se pose un nombre fini de problèmes à l’Homme dans les relations qu’il entretient avec ses semblables, le monde dans lequel il se meut, etc.
Je viens de terminer un livre exemplaire de Jacqueline de Romilly, « Les grands sophistes dans l’Athènes de Périclès », sans être philosophe, helléniste, ou spécialiste, mais je décèle dans son exposition des problèmes qui ont pris de court la démocratie athénienne (toute relative, la démocratie) un état des lieux comparable en tous points à ce que nous vivons en Occident en ce moment. Un désir de faire tabula rasa du passé afin d’être encore plus « autonome et indépendant » ? Un défi lancé envers toute forme d’autorité, toute hiérarchie de valeurs ? J’espère ne pas trahir Mme de Romilly dans sa conclusion que si les sophistes ont conduit les intellectuels de l’époque à tout remettre en question, eux, et leurs contemporains ont gardé de la prudence devant le problème de l’existence ou la non-existence d’une transcendance. Et je trouve cela salutaire, car ma recherche intellectuelle me conduit à penser que la langue comme communauté dépend du postulat d’une transcendance au départ. Sans langue commune, pas de communauté.
Il est courant d’imaginer que la Grèce antique/classique et Rome sont des civilisations « mortes », mais… le grec et le latin sont o combien vivants, et les mots, tout comme nous, ont une histoire qui continue à les… déterminer dans et pour nos esprits. Après tout le mot « pandémie » est relativement récent, et il vient… du grec « ancien » qui ne l’est pas…
J’ai été agréablement surprise de lire que l’explication de texte remonte à la Rome impériale, ce qui n’est pas rien. Je serais curieuse de comparer le caractère de cette explication de texte avec l’exégèse biblique juive, par exemple, pour des questions de méthodologie. Ce serait certainement instructif.
Question : qu’est-ce qui arrive à Rome à ce moment critique de SA civilisation où le princeps, le premier citoyen, assume un pouvoir.. impérial, (impérial, qui « commande ») et qui permet qu’émerge l’explication de texte ? Longue vie à l’explication de texte qui est une exercice difficile, exigeante, et qui nécessite… du temps et de l’application. Longue vie à ce qui permet de penser par soi-même, oui.
Un dernier mot : il me semble que dans la tourmente qui s’abat sur nous collectivement et individuellement en ce moment, il y a une remise en question des institutions formelles de l’instruction comme étant les seules habilitées à former, et à enseigner. Il y a un désir de réhabiliter ? l’expérience personnelle AUSSI, comme résistance à la perception que le savoir, le droit au savoir a été confisqué par des experts.
Une surabondance de racines grecques et latines est le signe historique ? du savoir confisqué en Occident, en postulant que… savoir et pouvoir vont ensemble.
La « langue moderne » du « management » ne rentre-t-elle pas dans ce cas de figure ?
Mais, loin de moi de m’ériger en défenseuse inconditionnelle de la démocratie, un mot qui est très vague, et à la fois très loin et très proche ? de ses origines. Il paraît qu’à l’époque classique d’Athènes, ce mot était très rare.

par Debra - le 3 novembre, 2023



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