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Le care ou l’accompagnement bienveillant

8/04/2013 | par Serge Guérin | dans Politique | 10 commentaires

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Dans un monde toujours plus complexe et exigeant, qui vulnérabilise les personnes, la notion de care recouvre une inquiétude pour le prochain, qui s’oppose à la société centrée seulement sur la technique, la performance, l’objectivité… pour reprendre l’opposition proposée par Havel dans ses Essais politiques.

La plus belle des définitions du care se trouve peut-être chez Levinas quand il parle de la « non-indifférence qui est la proximité même du prochain »[1]. Il y a dans la notion de care, une culture du lien de proximité. Au lieu de chercher à traduire l’ensemble des attentes seulement sous formes d’objets techniques (vidéo-surveillance, capteurs multiples, voire dispensateurs de paroles familières…), on va mettre en avant la force du lien, le principe de bienveillance et l’implication de l’être humain.

La société de l’accompagnement bienveillant porte en soi les germes d’une autre hiérarchie des valeurs et des représentations des métiers et des activités. Cette approche, défendue par la chercheure Joan Tronto[2], implique la valorisation de la place des femmes dans la décision et dans la représentation sociale de la société. Le care ne verse pas dans un essentialisme faisant des femmes, par « nature », les êtres plus sensibles à la condition humaine et donc plus capables d’accompagner les plus fragiles, mais valorise cette attention aux autres et constate qu’elle est majoritairement portée par les femmes et fort peu valorisée. L’enjeu est que les hommes puissent pratiquer cette attention bienveillante et s’en trouvent valorisés.

Plus largement, l’accompagnement bienveillant peut former la base d’une autre société où la solidarité collective est soutenue par la fraternité individuelle. Il y a lien entre le care et l’écosophie de Guattari[3] au sens où le devenir de la société passe par une transformation des conditions de production et par une évolution des mentalités et des attitudes pour qu’elles soient plus attentives à l’autre comme à la planète. Cette empathie s’appuie sur la conscience de sa propre vulnérabilité potentielle.

Il importe aussi de ne pas laisser dans l’ombre la richesse et la diversité des initiatives de solidarité informelles, de soutien à l’autre. Il importe encore de cesser de penser le vieillissement ou la fragilité seulement sous l’angle de la charge et du déclin mais de le voir comme une chance pour faire évoluer la société et permettre une meilleure coopération – et transmission – entre les générations. Les 10 millions d’aidants bénévoles sont le cœur batant du care. Ils prouvent à la fois la permanence du don et de l’accompagnement et la nécessité de cet engagement. Reste à ce que le marché et l’Etat ne se déchargent pas des actions les moins rémunératrices, économiquement et symboliquement sur les personnes pour poursuivre leur petites affaires rentables … Si les aidants bénévoles représentent pour l’Etat et donc la collectivité l’équivalent d’une économie de 164 milliards d’euros, il ne faudrait pas que l’Etat ou les entreprises se contentent de se féliciter de l’économie réalisée sans soutenir et valoriser les aidants bénévoles.

Il ne s’agit pas d’inventer un monde parallèle « pur et care », de se contenter de soutenir des pratiques alternatives tolérées car minoritaires et de laisser le marché poursuivre sur sa lancée. Au contraire, ce changement d’attitude et ces milliers d’actions de réappropriation de son destin, de réinvention d’un rapport différent et coopératif à l’autre implique pour avoir du sens de remettre en cause le mode de production dominant fondé sur la productivité, l’obsolesence programmé, la dégradation de l’eco-système, la surconsommation et la société de contrôle généralisé. C’est cette manière de produire de la société qui conduit à la hausse des fragilités sociales et psychiques, à la croissance des maladies chroniques, à la perte de lien social.

C’est la rencontre de la dynamique personnelle de la bienveillance et de la dynamique sociale qui peut faire levier pour inventer une société du care.
n

[1] LEVINAS (Emmanuel), Humanisme de l’autre homme, Fata Morgana, 1972
[2] TRONTO (Joan), Un monde vulnérable. Pour une politique du care. La Découverte, 2009
[3] GUATTARI (Felix), Les trois écologies, Galilée, 1989.

 

Serge Guérin

Serge Guérin est un sociologue français spécialiste des questions du vieillissement de la société et des théories du care. Docteur en sciences de l'information et de la communication de l'Université Paris Sorbonne-Nouvelle et titulaire d'une Habilitation à diriger des recherches, il est professeur à l'ESG Management School et enseigne à Sciences Po Paris. Nous vous conseillons parmi ses ouvrages : Le droit à la vulnérabilité ; La nouvelle société des seniors et De l'Etat Providence à l'état accompagnant.

 

 

Commentaires

Je pense que la société du « care » a toujours été là, sans que personne ne s’en rende vraiment compte, au niveau de l’élite. Le peuple, lui, l’à toujours su. Mais sans qu’on lui donne les moyens de développer ce système. On l’ a toujours enfoncé, critiqué, mit des bâtons dans les roues.
L’ouvrier, je pense à toujours eu une vision juste sur ce point. Mais, l’ouvrier est un con, c’est bien connu, c’est dit et redit dans les films, dans certaines théories, certains livres… A tort de ne pas l’avoir écouté davantage.
Bref, mon point essentiel, c’est de dire que la société du « care » a toujours existé, mais ses tentatives ont toujours été mises à mal. Quand on regarde l’histoire populaire…

par Vincent VIRGINE - le 9 avril, 2013


Aussi, je tenais à dire merci pour ce nouveau magazine que j’ai découvert il n’ y a pas très longtemps…

par Vincent VIRGINE - le 9 avril, 2013


Les étudiants membres du Genepi qui vont enseigner en prison, les retraités qui font du soutien scolaire, tous les bénévoles qui animent les Restos du coeur, le Secours Populaire, le Secours Catholique , etc, etc, font du care de manière instinctive. Je ne suis pas sûr qu’ils aient forcément envie de  » remettre en cause le mode de production dominant « . C’est peut-être même ce qu’il y a de plus intéressant dans leur démarche : elle paraît souvent exempte de toute idéologie…

par Philippe Le Corroller - le 9 avril, 2013


« remettre en cause le mode de production dominant fondé sur la productivité, l’obsolesence programmé, la dégradation de l’eco-système, la surconsommation et la société de contrôle généralisé »,

Ceci, et ceci seulement, est sensé dans la théorie du « care »exposée ci-dessus ( et qui nous fut proposée il y a peu par Martine Aubry) dans la foulée de la pensée américaine et que contredit toute la réalité américaine.

On attend les propositions concrêtes (et non farfelues) permettant la mise en oeuvre du programme ci-dessus. Y a qu’à ?…

par Albert - le 11 avril, 2013


Il me semble que l’apparition de ce terme « care » illustre ce besoin que nous avons aujourd’hui de nous rassurer, de nous retrouver entre « humains » au sein d’une communauté réaffirmée, centrée sur l’attention à l’autre ; un chemin pour ne pas se perdre plus dans les méandres de notre société de consommation.

Je pense effectivement que le « care » a toujours existé. Notre actualité lui fait une place particulière car nous sommes en quête de sens et que ce mouvement permet de canaliser les dynamiques et les énergies mobilisées autour de la prise en soin de l’Autre. Être attentif à l’autre, c’est une manière d’exister. Et il s’agit là, peut-être, d’une des dernières manières d’être sans entrer dans une catégorie. Être aidant, ce n’est jamais un choix ; cependant, être aidant peut permettre aussi de se réaliser d’une certaine manière.

Ce qui est intéressant, c’est le poids économique que représente ce « care ». Cela nous oblige à avoir un regard différent sur cette présence à l’autre. L’émergence dans les débats de la « valeur » que représente le « care », nous amène à réaliser la force que représente la somme de tous ces actes désintéressés. Il y a là un levier essentiel à utiliser pour remettre du SENS dans nos systèmes, pour les rééquilibrer.

De mon point de vue, nous assistons aujourd’hui aux limites d’un système de prise en charge de nos personnes dites âgées. L’erreur de notre système a été de croire que l’on pouvait standardiser la réponse aux attentes d’une population vieillissante. Dès lors, le groupe devient une entité qui se substitue à chaque être qui le constitue, entraînant par la même occasion l’effacement de l’individu. Il devient, dès lors, plus aisé de concevoir des dispositifs viables économiquement, osons dire aussi extrêmement rentables pour ceux qui se sont engouffrés dans la brèche ouverte au nom du système.

Le « care » nous rappelle donc notre capacité à être des Sujets pensants, agissants et doués de relation. La société du « care » n’est pas à inventer. Les valeurs du « care » existent déjà. Elles ne demandent qu’à être remises en lumière.

« Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité » : article 1 de la déclaration des droits de l’Homme.

par Eric DENOYER - le 15 avril, 2013


Lorsque Serge Guérin a lancé son appel « pour plus d’équité pour les aidants » début mars dernier, il a déclenché le bon chronomètre: l’Etat est-il capable de reconnaitre ce que les aidants apportent de temps, de bienveillance, de savoir-faire et qui évitent à la collectivité l’équivalent de 164 milliards de dépenses s’il fallait payer des professionnels ? ou l’Etat se contente de profiter de ce que font et feront de toute manière les aidants?
Chaque minute sans réponse du gouvernement est une minute de plus qui conforte la seconde hypothèse.
Et chaque minute sans réponse du gouvernement est une minute de plus qui permet aux aidants de se rendre compte qu’il ne se passera jamais rien côté gouvernement, et qu’ils ont tout à gagner à s’organiser entre eux.

par mariebeth - le 15 avril, 2013


@Mariebeth

Les « aidants » sont bénévoles ou ne sont pas !
Quelle manie cette tendance française à toujours demander à l’Etat !!!
Le « care-payant » n’est plus du care.

@E.Denoyer

« Remettre du SENS » dans le système, pour le réequilibrer?
L’intention est louable -et rejoint les bases de l’Evangile. Mais y a-t-il encore place pour l’Evangile dans le système? Pas sûr!!!

par Albert - le 18 avril, 2013


Si nos sociétés ne prennent pas au sérieux cette notion riche de sens, elles risquent de courir rapidement à leur perte. En fondant les rapports humains sur la concurrence et la compétition, le souci de la performance et le culte du résultat, nous risquons de nous éloigner de ce qui fait notre humanité.
Un autre philosophe avait envisagé les choses sous cet angle, il s’agit de Spinoza. Il peut sembler curieux de rapprocher l’Éthique de Spinoza de l’éthique du care, mais en disant que tous les hommes naissent dans la servitude, n’a t-il pas d’une autre manière affirmé que nous sommes tous vulnérables. En affirmant que l’homme n’est pas dans la nature « comme un empire dans un empire » n’a t-il pas insister sur notre état de dépendance foncière. En insistant sur le fait qu’il n’y a rien de plus utile à l’homme qu’un autre homme n’a t’il pas souligner la nécessité de prendre soin les uns des autres. En réalité les sociétés de la concurrence sont contre-performantes, ce sont des sociétés qui cultivent la tristesse parce qu’elle font de l’autre une limitation à l’augmentation de la perfection de chacun, alors qu’en revanche les sociétés fondées sur la sollicitude parce qu’elle parte du principe que la puissance des uns s’accroît d’autant que s’accroît celle des autres, sont des sociétés dans lesquelles ne peut régner que la joie.
À la lumière de l’éthique spinoziste on peut donc affirmer que l’éthique du care, loin de faire l’éloge de la faiblesse est au contraire une éthique de la puissance, au sens où l’entend Spinoza, de la potentia et non de la potestas, il s’agit d’être puissant, pas d’exercer un pouvoir. Il s’agit d’une puissance d’être et d’agir, de la puissance de l’homme vulnérable qui est d’autant plus puissant qu’il assume sa vulnérabilité.

par Eric Delassus - le 30 juin, 2013


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