Vous avez dit : « populaire » ?
Le ministre de l’intérieur a soulevé récemment une certaine émotion en qualifiant le Front National de parti nationaliste et socialiste. On n’a pas besoin d’insister sur la faible pertinence de l’analogie que le rapprochement de ces deux termes voudrait suggérer. Le principal problème soulevé par le Front National est qu’il s’agit d’une formation couvrant un spectre sociologique qui fausse les perspectives parce qu’il n’a guère de précédent, à cet égard, dans l’histoire de l’extrême droite française. Si certaines de ses composantes ont des comportements racistes, elles n’ont rien de comparable avec les préjugés ethniques et religieux qui prospèrent plus particulièrement dans les pays d’Europe centrale délivrés de la domination soviétique. En fait, M. Guéant aurait soulevé beaucoup moins d’émotion et visé plus juste s’il avait caractérisé la formation française d’extrême droite comme un parti nationaliste et social. C’est ainsi que, vers la fin des années 1880, Maurice Barrès avait défini son engagement boulangiste, qui rassemblait à l’époque une partie des classes moyennes en déclin des banlieues urbaines.
Bien entendu, l’extrême droite d’aujourd’hui n’est plus celle de la fin du 19e et du début du XXe siècle. Là où le boulangisme était obsédé par le thème de la revanche sur l’Allemagne et choisissait les juifs comme boucs émissaires, le Front National adopte des positions tout aussi défensives, mais contre la mondialisation, et contre les populations musulmanes immigrées. Mais en dépit de ses accents modernistes, et de sa confiance retrouvée dans l’État, le Front National partage avec tous ses homologues européens un caractère commun : c’est un mouvement urbain nostalgique des solidarités rurales. En cela, il se distingue radicalement des mouvements populaires, d’inspiration ouvriériste, et désireux d’avoir leur part des acquis bourgeois de la modernité. Populiste s’oppose à populaire comme la nostalgie se distingue de l’espoir. Il renvoie à la définition organique du latin plebs (l’ensemble du corps social qui n’est pas noble), plutôt qu’à la notion institutionnelle de populus (l’ensemble des citoyens reconnus comme membres d’une même cité). Ce n’est pas un hasard si le populisme russe des années 1840 se voulait un communisme agraire ; pas un hasard non plus si le People’s party américain défendait les intérêts des ruraux de l’Ouest et du Sud, face aux banques et au chemin de fer de l’Est. En Amérique latine, les expériences populistes de Vargas dans les années 1930 et de Peron après la guerre ont toutes reposé sur une idéologie corporatiste qui prétendait assurer l’ordre économique et social avec l’appui des paysans misérables émigrés vers les villes après 1918. En France, les ligues prirent pour thème, avant 1914, le procès de la corruption des villes et de la déshumanisation entraînée par la technique.
Bref, par opposition à « populaire », qui se veut tourné vers l’avenir, et s’affirme révolutionnaire ou réformiste, la dénomination de « populiste » renvoie au passé. Pour le dire d’un mot, c’est du populaire en régression. On objectera que le tiers des ouvriers se porte aujourd’hui sur le nom de Marine Le Pen. Et il est vrai que si le populisme est devenu aussi dangereux, et s’il gagne partout du terrain en Europe, si les mythes qu’il incarne – les racines, l’identité, la communauté, l’unité – trouvent, à contre-courant du débat républicain entre la droite et la gauche, un crédit aussi surprenant, il le doit à l’indétermination de la frontière qui sépare sa vision du monde du contenu des aspirations populaires.
Dès lors, qu’on ne s’y trompe pas : les ouvriers qui se déclarent aujourd’hui favorables au Front National obéissent à des considérations très différentes de celles qui entraînaient vers De Gaulle les voix communistes. Ces dernières étaient séduites par le vocabulaire de l’expansion. Dans le vote populiste actuel, les ouvriers, confrontés à l’aggravation de la crise économique et financière partagent le sentiment de précarité et les angoisses des classes moyennes, auxquelles ils se sont intégrés. Ils redoutent pour leurs enfants la perspective d’un déclassement. Pour tous ceux qui rallient le discours du Front National, le thème de la crise de civilisation est associé au procès de l’individualisme et du matérialisme, jugés responsables de la corruption des élites et de la dégradation du civisme. Les électeurs du FN croient trouver, dans le programme de rupture avec l’Europe, de protectionnisme économique et de fermeture des frontières à l’immigration défendu par Marine Le Pen, une réponse au rêve immémorial d’une société harmonieuse, transparente et sans conflit. Loin de représenter l’émergence d’un extrémisme d’un type nouveau, qui se distinguerait de l’extrême-droite classique en recrutant davantage dans les catégories sociales détentrices d’un patrimoine, comme tendent à le penser, non sans arguments, Dominique Reynié, Michel Winock ou Pascal Perrineau, le populisme contemporain prend, en Europe, le relais des courants qui l’ont précédé, et il prolonge en France l’amalgame des sensibilités nationaliste, sociale et anti moderne (différence essentielle avec le bonapartisme, d’essence populaire et non populiste) qui a nourri, à partir de la fin du XIXe siècle, les rangs du boulangisme.
Alain-Gérard Slama est un essayiste, journaliste et historien français. Ancien élève de l'Ecole Normale Supérieure, diplômé de Sciences Po, agrégé de lettres, il est professeur à Sciences Po, éditorialiste et membre du comité éditorial du Figaro, chroniqueur à France-Culture, membre du Conseil d'Analyse de la Société, membre du Conseil économique, social et environnemental et membre du Conseil National d'Ethique. Nous vous conseillons son dernier livre, La société d'indifférence, paru chez Plon en 2009 et qui a reçu le prix Jean Zay la même année.
Commentaires
Les ouvriers sont les premières victimes du décrochage de la France en matière de compétitivité. Celui-ci a commencé au début des années 2000, avec la loi sur les 35 heures, toujours payées 39, ce qui a signifié pour les entreprises un véritable séisme : une augmentation mécanique du coût salarial de 11%. Si vous y ajoutez des charges sur les salaires parfaitement absurdes – 5,4 % pour financer la politique familiale – vous avez les deux principales explications de ce décrochage. Notamment par rapport à l’Allemagne, qui, au même moment, adoptait la stratégie inverse. Résultat ? Les entreprises allemandes dégageant plus de profit pouvaient continuer à en consacrer une bonne partie à l’innovation ( budget Recherche et développement) alors que les nôtres étaient coincées…sauf celles qui pouvaient délocaliser et ne s’en privèrent pas. Or ces mesures économiques aberrantes furent prises par les petits marquis du socialisme alors au pouvoir, qui, venant pour l’essentiel de la Fonction Publique n’ont, de l’économie en général et de l’entreprise en particulier, qu’une vision relevant de la seule idéologie. Les ouvriers font donc les frais des erreurs des bobos. Et vous vous étonnez qu’ils votent Front National ?
par Philippe Le Corroller - le 6 février, 2013
Il n’y a aucun étonnement devant le vote FN ! L’analyse socio-économique que vous faites est sans aucun doute reprise par un très grand nombre de personnes. Les propos d’AGS sont d’ailleurs possiblement conformes à une telle analyse : c’est bien pour ces raisons que le FN n’est pas national-socialiste, mais social, nationaliste et populiste. Vous remarquerez que des personnes qui regrettent que les réformes libérales dont vous parlez ne sont pas appliquées en France sont tout aussi contre une forme d’étatisme couteux de ces dernières décennies que des réformes économiques de fermeture et de repli pour soi proposées par le FN.
Des partisans d’une alliance franco-allemande du point de vue budgétaire et monétaire comme Dominique Reynié (http://iphilo.fr/2012/02/13/vers-une-communaute-franco-allemande/) ne peuvent pas recevoir les critiques, par exemple, de Florian Philippot sur une sortie de l’euro.
par L'équipe d'iPhilo - le 7 février, 2013
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