La fatigue d’être français
Michel Houellebecq, l’un de nos meilleurs écrivains contemporains, rendant compte de son rapport à la France, s’exprime sur un ton de « moribonderie » qu’on lui connaît bien : «Je ne suis pas pour l’action politique, au fond. (…) Je ne suis pas un citoyen et je n’ai pas envie de le devenir. On n’a pas de devoir par rapport à son pays, ça n’existe pas. Il faut le dire aux gens. (…) On est des individus, tous, pas des citoyens ou des sujets. (…) On n’a aucun devoir par rapport à son pays. (…) La France est un hôtel, pas plus.» Oublié Renan et le « plébiscite de tous les jours », oubliés les lieux de mémoire, oubliés le sentiment et la fierté d’être français. La France serait un hôtel, de bonne catégorie cela va de soi, n’en déplaise aux agences de notation : la première destination touristique au monde, désindustrialisée, disneylandisée, avec force attractions et carrefours végétalisés…Qu’on y entre par la grande porte, satisfaisant aux formalités de la réception (naissance, papiers en règle, naturalisation) ou par les entrées dérobées (immigration clandestine), on y chercherait un lieu, une chambre plus ou moins luxueuse, étant entendu que les prix ont flambé, car l’hôtel est coté.
Il n’empêche : c’est un hôtel où l’on ne se repose plus. La fatigue d’être français s’exprime parfaitement dans cette métaphore qui mérite d’être filée.
Il faut dire que les ennuis commencent dès la réception : on ne se comprend plus, la langue française s’est appauvrie, dévitalisée. Les amoureux du français, tels que Richard Millet, en sont pour leurs frais, diagnostiquant une Fatigue du sens. Le déclin de notre langue devenue « simple outil de communication, d’information, de propagande » est le signe d’une langue sans appartenance véritable, de la même façon qu’il existe des nationalités ou des identités sans fondement. En d’autres termes, le déclin de la langue est consubstantiel à la décadence de la nation. On a pu fustiger l’immigration mais il y aurait beaucoup à dire des occupants des chambres les plus luxueuses, qui incarnent souvent une véritable « lumpenbourgeoisie », incapable de formuler une phrase droite et sensée. La faute en revient sans doute en partie au directeur qui, entre barbarismes et solécismes, tautologies et tics de langage, ne nous aura pas ménagés. Ah, le directeur ! Après cinq ans à la tête du pays, il est aussi épuisé que nous le sommes, mais pour des raisons différentes.
A son arrivée, en 2007, il avait une stratégie gagnante : les Français veulent s’amuser, voyez comme en 2002 ils ont congédié le sous-directeur alors qu’il avait un bon bilan. Allons-y franchement dans la gaudriole : beaucoup d’activités, des séquences variées et rapides, un soap opéra permanent. Nous n’en demandions pas tant ! Et surtout qui aurait cru que le directeur participerait à toutes les activités, et qu’il s’amuserait bien plus que nous ? Oublié Kantorowicz et les deux corps du Roi : le directeur est un homme, un homme avant tout, et son bon plaisir devrait nous faire plaisir. Foin de la distance entre gouvernants et gouvernés, le directeur se voulait notre miroir : lui aussi aimait s’amuser, il goûtait comme nous les beaux hôtels, comme il l’a montré le soir de son élection, les beaux bateaux, les belles femmes. Nous avions beau nous plaindre du coût des chambres et des repas, des incivilités dans les couloirs, du tapage permanent, rien n’y faisait. D’après lui, chacun avait sa chance, la réussite des hôtes dépendait de leur aptitude à ranger leur chambre…Le directeur énergique semblait nous signifier notre apathie : «Quand ils m’ont vu heureux, les Français se sont dit: “Il nous abandonne. On a élu Bionic et il est heureux”».
Pourtant, nous ne manquons pas non plus d’énergie : notre productivité est satisfaisante, nos nuits sont courtes, c’est une France qui se lève tôt ! Il nous faut certes quelques béquilles : antidépresseurs et somnifères s’accumulent sur la table de nuit. Mais l’essentiel n’est pas là : les enquêtes de satisfaction montrent que nous ne sommes pas heureux. Inquiets, nos jouissances sont rares, nos joies limitées. La frustration est grande. Que faire dans ces conditions ?
Certains changent d’hôtel, mais est-ce vraiment la solution ? L’hôtel Angleterre est très cher et le service est un peu chiche, l’hôtel Italie n’est plus ce qu’il était, un ancien directeur en a abaissé jusqu’au sens de l’esthétique ! Au reste, l’hôtel appartient à la chaîne « Europe », et certaines décisions importantes sont prises au siège, à Bruxelles.
D’autres se réjouissent de l’arrivée possible d’un nouveau directeur, « homo normalis », qui viendrait le matin simplement en scooter, et limiterait les activités pour réduire le train de vie de l’hôtel, très dispendieux, il est vrai, sous le règne du directeur sortant. C’est d’ailleurs un étonnement permanent de voir combien des dépenses aussi somptuaires procurent une jouissance aussi sommaire. Cela dit, voulons-nous pour autant transformer l’hôtel en maison de retraite, sommes-nous des bonnets de nuit grincheux qui ne demandent au fond qu’une résidence médicalisée ? Dit en anglais, effondrement du français oblige, du « care ».
Certes non ! Nombreux sont ceux qui se contenteraient, et c’est déjà beaucoup, de la jouissance dans les chambres, l’ordre dans les couloirs, une animation discrète et honnête à la réception. Dommage que Wilhem Reich ne soit plus là pour nous dire, de nouveau, « Ecoute petit homme ! ». Car, au fond, tout le monde sait que la qualité d’un hôtel tient aussi à sa clientèle. Certains l’ont aimé, et l’aiment encore, « ce grand petit homme » qui nous dirige. Nous sommes aussi responsables de notre faible bonheur, de notre maigre jouissance. A nous de signifier la nette séparation entre les parties communes et les chambres, à nous de refuser que le directeur s’occupe de tous les aspects de nos vies et nous parle sur un ton de connivence, nous interpellant par nos prénoms, à nous de réclamer une nette distinction entre ce qui le regarde et ce qui nous incombe. Ce « nous », ce n’est pas celui d’hôtes de passage, réunis par les hasards de la vie ou du voyage, c’est un « nous » qui nous implique encore et toujours dans une Nation, un vieux pays fatigué, que nous ne plébiscitons certes pas tous les jours, mais dont nous avons la chance de pouvoir déterminer, tous les cinq ans, le devenir.
Christophe André est un juriste français. Spécialisé en droit pénal, maître de conférences à l’Université Paris XIII-Nord, il enseigne également à Sciences Po Paris. C’est dans ce cadre qu’il interroge les rapports entre le droit et l'action gouvernementale.
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