Réconciliation : les limites d’un conte de fée
Comment transmettre la mémoire au lendemain d’une guerre ? Quelle histoire raconter ? Maints récits – officiels et individuels – donnent à voir des parcelles du tableau. Derrière chaque récit, un regard, un visage, une famille, un village. Des récits comme autant de cailloux jetés dans un étang, mais dont les ricochets ne sont ni légers, ni amusés. Pavés qui écrasent, remous sans remords, dégoût et souvent goût de mort. Poids de l’irréversible. Comment dire l’absent disparu, l’ennemi abattu, le corps dissolu ? Question tragique et pourtant impérieuse pour se relever et aller de l’avant.
Le style télégraphique de certains témoignages dérange. « Ils sont arrivés. Ont massacré et violé ». Point. Silence. « Ils ont débarqué, ont pris mon frère – je ne l’ai pas revu ». Point. Silence. « Ils viennent toujours la nuit. Je ne dors plus ». Point. Silence. Ces silences renvoient à une myriade de questions. Qui raconte la guerre ? Historiens, représentants officiels, témoins, descendants de témoins. Multitude de voix qui se présentent – que l’on présente – comme celles des survivants, victimes, sauveurs, héros ou bourreaux. Multitude de narrations, de justifications parfois, d’appels à la réparation. Pour beaucoup, les souvenirs envahissent et obsèdent. Mais s’agit-il d’un inexorable poids, d’un devoir à accomplir ou d’une « histoire à terminer » (selon l’expression de Dalida Kerchouche dans Destins de harkis, Paris, Autrement, 2003) ?
Cette question en appelle d’autres. Quand raconte-t-on la guerre ? Tout de suite, avant de mourir pour se décharger, une ou deux générations plus tard ? Point de règles en la matière. Une seule certitude. Le temps, ici, ne se compte pas en années, mais en générations. Comment raconter la guerre ? Dans un journal intime, un discours officiel, un manuel scolaire, un musée, un poème? Enfin, pourquoi raconter la guerre ? Pour dépasser le trauma, que l’on soit orphelin, veuve ou soldat – et pour certains d’entre eux, victimes et bourreaux à la fois? Pour comprendre, donner un sens ? Quel sens donner à la déchirure? Pour transmettre la vérité, dénoncer, juger ? Pour tirer des leçons, sachant qu’en la matière les appels au ‘plus jamais ça’ se succèdent tels les perles d’un collier trop usé ? Force est de constater que l’expérience ne garantit pas le savoir. Quelle peut d’ailleurs être la morale de la fable quand la fable n’est que guerrière? Y a-t-il un fil rouge qui puisse être non pas rouge sang, rouge vif, mais rouge vie ?
Face à ces interrogations, nombre d’acteurs, praticiens ou chercheurs, valorisent l’objectif de réconciliation. Il convient pourtant de s’interroger sur un concept qui se révèle plus ambivalent qu’il n’y parait. Longtemps considéré comme non relevant dans le domaine des relations internationales, le terme s’impose désormais sur toutes les scènes, que ce soit en Afghanistan (où il est sans cesse question de ‘réconciliation’ entre le gouvernement et les talibans, là où il s’agit en réalité d’un deal politique), dans les Balkans (où les représentants officiels européens présentent la réconciliation comme une condition essentielle de l’adhésion à l’Union, alors même que sur le terrain, cette notion est souvent qualifiée de dirty word), en Lybie (où nombre d’ambassadeurs européens expliquent qu’il ne s’agit pas d’exporter la démocratie mais de soutenir la réconciliation) ou encore au Congo (où tous s’épuisent à souligner l’importance de la réconciliation nationale, alors que les atrocités civiles vont bon train). Partout, la réconciliation apparaît comme la fin idéale d’une histoire violemment interrompue.
Le format de cette réflexion ne permet pas de disserter sur les diverses conceptions de la réconciliation (Voir du même auteur, “Scope and limits of Reconciliation as a peace-building process”, in Y. Bercovitch et al, Handbookf or Conflict Resolution, Londres, Sage, 2008). Il s’agit plutôt d’attirer l’attention sur les limites d’un appel à la réconciliation tous azimuts. L’analyse de cas internationaux et intercommunautaires indique que les initiatives qui favorisent le rapprochement progressif des protagonistes requièrent à la fois la volonté politique des leaders de chaque camp en présence, le soutien de leur population et une aide substantielle de la communauté internationale. Ces conditions sont toutefois rarement réunies. Force est de constater que nombre de programmes dits de réconciliation relèvent en réalité de projets politiques étincelants (venant uniquement du haut) ou de ce que d’aucuns présentent comme des « kits pour stabiliser la paix » (venant essentiellement de l’extérieur).
Dans ces deux types de circonstances, les résistances contre le mot d’ordre de réconciliation sont manifestes. Qu’il s’agisse des Folles de la Place de Mai en Argentine, de rescapés rwandais ou d’anciens prisonniers torturés aux quatre coins du monde, les témoignages abondent. Au Rwanda, les mots d’Immaculée Mukarwego sont univoques : « Réconciliation. Ce mot m’est devenu, comme pour la plupart des rescapés que je connais, insupportable. Il est même à mon sens parfaitement indécent. […] ‘Réconcilier’, nous dit le Larousse, consiste à remettre d’accord des personnes qui s’étaient fâchées. Les synonymes sont : raccommoder, rabibocher. Dois-je considérer que ce qui s’est passé au Rwanda entre avril et juillet 1994 relève de la dispute, de la brouille, du désaccord et que dès lors il serait incompréhensible de ne pas se réconcilier ? » (Le Soir, 5 avril 2004). Ces paroles mettent en garde contre toute forme d’euphorie au lendemain d’un génocide ou de crimes contre l’humanité.
Le ressentiment d’une population profondément blessée par ce type de crimes semble inévitable. Sous un angle psychologique, cette réaction paraît non seulement légitime mais aussi nécessaire pour que puisse surgir à nouveau une forme minimale de respect de soi. La souffrance de certains individus s’apaise progressivement mais d’autres gardent les stigmates de la violence passée tout au long de leur vie. C’est ce que rappelle Jean Améry, qui a subi la torture et l’expérience concentrationnaire durant la Seconde Guerre mondiale : « Ce qui s’est passé s’est passé » et « le fait que cela se soit passé ne peut pas être pris à la légère » ; « rien n’est cicatrisé, et la plaie qui […] était peut-être sur le point de guérir se rouvre et suppure » (Par delà le crime et le châtiment. Essai pour surmonter le mal, Paris, Actes Sud, 1995, 17-20). Ces paroles indiquent une tension à laquelle ne peut échapper aucune réflexion sur la gestion politique du passé : la nécessité de se tourner vers l’avenir comporte toujours le risque de faire fi de vies endommagées à jamais. C’est en étant pleinement conscient de ce risque qu’il sied de réfléchir à la transformation des relations entre anciens belligérants.
Au bout du compte, peut-être ne s’agit-il pas tant de se réconcilier avec l’autre que de se réconcilier avec le monde tel qu’il est. Ou, pour en revenir à une idée chère à Hannah Arendt, de se réconcilier avec l’idée même que, dans l’histoire de l’humanité, de telles chosent aient pu arriver.
Valérie Rosoux est une politiste belge. Docteur en Sciences politiques et licenciée en philosophie, elle est chercheur qualifiée au FNRS et professeur invitée à l’Université Catholique de Louvain. Professeur invitée à l’Institut d’Etudes Politiques de Grenoble en 2001-2002 puis à l’Institut d’Etudes Politiques de Lille en 2007-2008, elle a été en 2010 senior fellow dans le cadre du United States Institute of Peace (USIP), Washington DC. Elle est l’auteur en particulier de Leopold II. Entre génie et gêne. Politique étrangère et colonisation (2009) ; L'Afrique des Grands Lacs. Des conflits à la paix ? (2007) et Les usages de la mémoire dans les relations internationales (2001) (Prix Lémonon de l’Institut de France et Prix Rolin du Centre de droit international de l’Université libre de Bruxelles).
Commentaires
Harkis : les camps de la honte lien vers http://www.dailymotion.com/video/xl0lyn_hocine-le-combat-d-une-vie_news
En 1975, quatre hommes cagoulés et armés pénètrent dans la mairie de Saint Laurent des arbres, dans le département du Gard. Sous la menace de tout faire sauter à la dynamite, ils obtiennent après 24 heures de négociations la dissolution du camp de harkis proche du village. A l’époque, depuis 13 ans, ce camp de Saint Maurice l’Ardoise, ceinturé de barbelés et de miradors, accueillait 1200 harkis et leurs familles. Une discipline militaire, des conditions hygiéniques minimales, violence et répression, 40 malades mentaux qui errent désoeuvrés et l’ isolement total de la société française. Sur les quatre membres du commando anonyme des cagoulés, un seul aujourd’hui se décide à parler.
35 ans après Hocine raconte comment il a risqué sa vie pour faire raser le camp de la honte. Nous sommes retournés avec lui sur les lieux, ce 14 juillet 2011. Anne Gromaire, Jean-Claude Honnorat.
Sur radio-alpes.net – Audio -France-Algérie : Le combat de ma vie (2012-03-26 17:55:13) – Ecoutez: Hocine Louanchi joint au téléphone…émotions et voile de censure levé ! Les Accords d’Evian n’effacent pas le passé, mais l’avenir pourra apaiser les blessures. (H.Louanchi)
Interview du 26 mars 2012 sur radio-alpes.net
par louanchi - le 8 septembre, 2012
Merci beaucoup pour votre témoignage. Cette vidéo est enrichissante et émouvante à bien des égards. Elle montre d’ailleurs toutes les failles et les limites de la réconciliation exposés dans l’éditorial de Valérie Rosoux : réconciliation avec l’idée que le passé a pu avoir lieu, danger de vouloir sacrifier les victimes pour une réconciliation plus rapide, jusqu’au nom même de « réconciliation », dur à accepter pour ces dernières.
par iPhilo - le 9 septembre, 2012
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