De la morale laïque à l’école ou « la vertu peut-elle s’enseigner » ?
Une « morale laïque » peut-elle s’enseigner ? Cela soulève la question de sa consistance, laquelle, si elle est vraiment laïque, est subordonnée à sa légitimité d’être enseignée comme morale. Aussitôt posée, la question inclut sa réponse : il n’y a aucune légitimité, pour l’école, à enseigner une vision du bien et une conduite de la vie. Il faut donc s’en tenir à l’extériorité, principalement négative, aux impératifs élémentaires qui font place nette à la possibilité même d’instruire. Et c’est du déploiement de ce qui se fait à l’école que l’exigence morale suit, en même temps qu’elle le conditionne. Tels sont quelques-uns des cercles médités ici par Edith Fuchs.
Les multiples contestations, approbations, commentaires que le projet dit de morale laïque à l’école fait fleurir, seraient-ils le signe que les difficultés soulevées par Platon dans Ménon n’ont jamais cessé de devoir être repensées ?
On voit, par exemple, comment revient la question de savoir ce qui, à bon droit, peut ou non faire l’objet d’un enseignement. Bien sûr encore, revient la vieille question de l’un et du multiple et tout ce qui oppose Ménon, l’élève de Gorgias, arguant de la pluralité de fait (des vertus) à Socrate, désireux , lui, de se mettre en quête de l’unité. Plus profondément peut-être resurgit l’aporie du commencement, mise en scène par Platon sous les espèces de l’argument « du paresseux » .Ce qu’on ignore, on ne pourra jamais le connaître, puisqu’ il n’y a en effet que deux possibles : ou bien l’ignoré est trouvé par hasard – ou bien il est méthodiquement cherché. Dans le premier cas, comment le reconnaître, puisqu’on ne le connaît pas ? et dans le second, comment s’y prendre pour chercher ce dont on ignore tout. Si donc des êtres a-moraux arrivent à l’école, comment pourraient-ils reconnaître que les récits, les notions, les exemples que l’enseignement proposerait à leur ignorance sont remplis de justice et de bonté ?
De même qu’il faut préalablement être capable de distinguer le vrai du faux pour adsentir à la valeur d’une démonstration de géométrie, de même faut-il d’abord être comme « orienté du bon côté » pour reconnaître par exemple, que, dans l’histoire kantienne du dépôt non rendu à son détenteur, le dépositaire indélicat a manifestement tort en s’appropriant ce qu’il avait promis de restituer. En prétendant que tout enfant le sait bien aussitôt, Kant s’accorderait-il naïvement le problème de l’éducation morale résolu ?
En quoi y aurait-il « problème » ? ou plutôt, des difficultés ? Il suffira ici d’en nommer deux. Premièrement, on peut juger, sans trop d’erreurs, que le train des mœurs est massivement plutôt pervertissant et corrupteur que propice à la bonté. Ainsi, les « cœurs simples » n’ont-ils guère bonne presse. En outre, il arrive fréquemment à chacun de nous de parfaitement « voir où est le bien », comme le dit Descartes, et dans le même temps de faire tout le contraire – ce que ne dit pas Descartes. Il y a là un argument sérieux contre le projet d’un enseignement de la morale.
Or, le présent projet ministériel n’est qu’un élément d’une politique scolaire ; il ne s’agit donc aucunement d’interroger, examiner, problématiser, la question générale de l’ « éducation morale de l’humanité ». La « morale-à-l’école » ne peut aucunement envisager la morale du point de vue de l’intention bonne, de la volonté bonne, de la conduite de la vie ou autres formulations prises à l’histoire de la pensée. La morale à l’école ne peut consister en rien d’autre qu’en l’extériorité de la morale ; et parce que cette morale doit être laïque, elle ne doit aucunement tenter d’effectuer un rapt des consciences. Les élèves sont déjà élevés quand ils hantent les bancs de l’école : la laïcité signifie bien que l’école n’a pas à connaître quelle foi, religieuse ou non, quelles coutumes, religieuses ou non, ont été transmises, bien ou mal ou pas du tout. Il s’ensuit que le contenu de cette morale laïque ne saurait entrer en conflit avec des impératifs ou des exigences moraux justifiés religieusement dans les familles. Le seul moyen qu’il en soit ainsi, répétons-le, est de s’en tenir strictement à l’extériorité, c’est-à -dire à un contenu négatif : ne pas tuer – ne pas voler- ne pas mentir (tricher) – ne pas user de violence – et autres semblables élémentaires conditions.
Comment apprend-on cela quand on ne le sait pas déjà ? Il nous semble que le présent ministre le sait mieux que personne, mais avec lui, l’ensemble des professeurs car nous ne sommes pas les premiers à nous soucier de cette affaire. Longue est la liste des propositions déjà mises en œuvre dans l’histoire de l’école de la République ! Nous savons tous qu’au moins trois « ingrédients » sont toujours requis : 1 – des formulations sans équivoque, répétées autant que nécessaire. 2 – sanctionner toute transgression. 3- inventer des situations et expériences vives, qui, même exiguës seraient aptes à faire éprouver les choses.
Il ne s’agit finalement, croyons-nous, que de l’humanisation de la coexistence des individus dans l’institution scolaire, telle qu’elle rend apte, sinon à collaborer à l’instruction de chacun, du moins, telle qu’elle empêche de faire quoi que ce soit pour l’entraver.
Objectera-t-on que l’ambition ainsi assignée est bien modeste ? Si déjà cette ambition était avec persévérance et fermeté mise en œuvre de l’école primaire à la sortie du collège, ce ne serait pas si mal. C’est qu’il n’y a rien d’autre, dans ces objectifs négatifs, que les conditions sans lesquelles aucune instruction ne peut avoir lieu !
Il y a toutefois un versant positif aux vues défendues : l’instruction détient, croyons-nous, une fonction morale, en ce sens qu’elle est par elle-même éducation.
Sur ce point, derechef, nous n’avons pas à découvrir « le Pôle Nord ». Songeons par exemple à Bachelard et sa Formation de l’esprit scientifique : l’analyse de l’obstacle à l’intelligence du principe d’Archimède donne, par exemple, à voir comment le plaisir de comprendre à la fois la réalité du phénomène et mon erreur, détient une portée morale.
Peut-être ne serait-il pas vain de songer à Schiller et aux Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme. C’est qu’aucune réflexion sur l’éducation et donc aussi sur l’école ne peut éluder le caractère problématique des cercles à l’intérieur desquels l’entreprise se meut. Au cercle que nous venons d’apercevoir, entre l’éducation comme condition de l’instruction et, inversement, celle-ci comme condition de l’éducation, s’adjoint le cercle des relations entre « intelligence et affectivité » comme disent les psychologues. Enfin et surtout, si la liberté du jugement est condition de la vie morale, le paradoxe de toute éducation à la liberté, on le sait bien, c’est que les contraintes et les ruses sont nécessaires . Ainsi, est-il fort contraignant de s’exercer à jouer du piano, de la flûte, d’apprendre à danser en mesure, à chanter et autres choses semblables. Pourtant quand se sent-on plus libre qu’en parvenant à chanter ou jouer avec d’autres ?
Si donc l’école en France finissait un jour par prendre au sérieux le sérieux des pratiques artistiques, surtout de celles qui exigent discipline et attention aux autres avec lesquels les travaux s’accomplissent – elle aurait moins occasion de lever régulièrement ses deux serpents de mer : celui des « rythmes scolaires » parce que la plupart des après-midi seraient consacrés aux pratiques artistiques et qu’il faudrait du coup que les programmes du matin sachent aller seulement à l’essentiel, à l’« élémental ». Le second « serpent de mer » vient d’être ici même quelque peu pris en considération sous sa présente et ancienne dénomination de « morale laïque ».
Abstraction faite des autres raisons extrinsèques et en particulier abstraction faite de l’objectif de maintenir « au chaud » la jeunesse pour faire baisser le taux de chômage : les « violences » à l’école viennent, en partie, de ce que tous sont infantilisés. A la caporalisation des professeurs répond la sous-estimation des élèves. Si on gémit sur la charge de travail demandée – si on enferme les individus dans les imaginaires causalités de leur « appartenance », il n’y a pas à être tellement stupéfait que la conscience d’être ainsi déprécié se convertisse en appétit destructeur.
Concluons, non sans provocation : la première exigence de la morale laïque à l’école consisterait pour cette dernière à ne jamais demander assez – aux élèves comme aux professeurs : jamais assez beau, jamais assez consistant, jamais assez élevé !
Agrégée en philosophie, professeur honoraire de classes de khâgne, Edith Fuchs est maître de conférences à l'Institut d'Etudes Politiques de Paris. Elle contribue par ailleurs à la revue Mezetulle. Nous vous conseillons son ouvrage Entre Chiens et Loups - Dérives politiques dans la pensée allemande du XXe siècle paru en 2011 aux éditions du Félin.
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