Y a-t-il des « agents rationnels » ?
Jean-Michel Muglioni s’étonne que des commentateurs respectés de la vie politique croient en la rationalité des décisions prises par les chefs d’Etat et oublient que la politique est d’abord affaire de passions, d’autant plus que l’enjeu n’est jamais seulement quelque intérêt égoïste, mais toujours l’honneur et la liberté.
« L’hypothèse de rationalité »
On comprend que pour se réconforter un citoyen s’imagine que les gouvernants européens prennent les meilleures décisions possibles quand la situation est grave et que, leur responsabilité historique étant engagée, ils savent faire prévaloir l’intérêt général sur ce qu’ils croient être leur intérêt électoral. Toutefois, que les politiques soient devenus capables de connaître et de vouloir le bien commun serait une sorte de miracle : autrefois, hier même, ils ont pris des décisions irrationnelles ou tout simplement stupides. Faudrait-il admettre qu’aujourd’hui les passions n’influent plus sur leurs décisions et qu’il n’y a plus parmi eux d’aveugles ni de lâches, comme ce fut par exemple le cas avant 1939 ?
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Lorsque, pour exprimer un tel optimisme, on parle des chefs d’Etat européens comme « d’agents rationnels », on est en pleine idéologie économiste. L’hypothèse de rationalité, en effet, envisage un marché dont les échanges sont déterminés par des agents qui tous sauraient calculer au mieux leur intérêt. Un tel modèle mathématiquement formalisable a peut-être un sens en économie, mais, comme tout modèle, il n’y équivaut pas à la réalité. Or il est certain que tous les agents réels ne sont pas « rationnels ». Même au jeu d’échec, la tension psychologique a son importance et parfois un tricheur se fait prendre. Quand l’enjeu est l’économie d’un pays ou le destin du monde, les passions troubleraient-elles moins les hommes ? Et si les gouvernants étaient des sages, disposeraient-ils d’une science telle que leurs décisions ne laisserait rien au hasard et qu’ils pourraient en calculer toutes les conséquences ?
L’anthropologie du jour : une double illusion 1Z0-061
L’idéologie des agents rationnels qui justifie l’oligarchie régnante est l’exact envers de la croyance au complot ou au chef d’orchestre clandestin, laquelle, il est vrai, ne manque pas d’adeptes. C’est un idéalisme d’un nouveau genre, d’une naïveté sans égale, qui contient une double illusion sur la nature humaine et sur la rationalité. Cette illusion consiste d’une part à croire que l’intérêt amène les hommes à bien peser leurs décisions – comme s’il n’était pas aveugle et sans mesure comme les autres passions -, et d’autre part à réduire la rationalité au calcul, réduction scientiste de l’action à la connaissance.
Or comment un homme qui n’a d’autres mobiles que ses passions, je veux dire tout ce qui en lui est affectif et n’est pas rationnel, pourrait-il faire un bon usage de sa raison ? Car dans cette hypothèse la raison a pour seule fonction de calculer les avantages et les inconvénients que nous avons à satisfaire tels ou tels de nos désirs, pour déterminer les moyens d’obtenir le plus de satisfaction possible : comment dès lors ces comptes ne seraient-ils pas faussés par les passions les plus violentes ? Pour quelle raison ces calculs ne seraient-ils pas mis au service des pires desseins ? Relisons les tragiques grecs et Shakespeare. Et souvenons-nous aussi que l’ivresse du calcul peut à elle seule entraîner une banque à la ruine.
Mais quand même la puissance de calcul de la raison humaine serait utilisée à bon escient, démêlerait-elle la complexité des choses humaines ? Ainsi, armés d’ordinateurs d’une puissance considérable, les Américains se sont lancés dans une guerre en Irak dont un peu de culture historique suffisait pour prévoir l’échec nécessaire. Nous sommes loin du temps où agir ne requerra rien d’autre que résoudre un problème de mathématiques. Gouverner n’est pas gérer.
L’anthropologie cartésienne
La rationalité réduite au calcul d’intérêt n’est pas la vérité de la raison : un être libre sait faire prévaloir sur l’intérêt d’autres exigences. Il est faux que les principes de détermination de notre volonté et de nos fins se réduisent à l’intérêt. Ainsi l’anthropologie cartésienne nous apprend que la conscience qu’un homme a de sa liberté, c’est-à-dire de l’infinité par laquelle sa volonté le rend comme semblable à Dieu, éveille en lui une passion, la générosité. Cette passion n’est donc pas seulement subie (comme le dit le mot passion) ; elle procède de la liberté, de telle sorte qu’un bon usage des passions est possible, par lequel l’homme décide de son destin au lieu d’être leur jouet : un homme accoutumé à considérer sa dignité d’être libre éprouve un tel sentiment de sa propre noblesse qu’il méprise les séductions et les calculs de l’intérêt. Alors sa raison n’est plus la servante de l’intérêt.
La fureur passionnelle
L’expérience des choses humaines apprend qu’un homme peut faire prévaloir sa dignité sur son bonheur et par exemple refuser de se laisser acheter. Il est vrai qu’on peut objecter avec Kant une autre expérience, à savoir que tout homme a un prix auquel il finira par céder. Il n’en est pas moins vrai que la passion de la liberté peut faire prendre les décisions qui vont contre l’intérêt. Parce que l’homme, en tant qu’être raisonnable, est soucieux d’abord de son honneur d’être libre, il lui est extrêmement difficile de n’être qu’un froid calculateur. Ce que l’hypothèse dite de rationalité appelle « agent rationnel » est un être utopique – une machine inanimée et non un homme. D’autant que les politiques sont, du seul fait qu’ils disposent du pouvoir, les plus exposés des hommes à la folie.
La patience des peuples n’est pas infinie 70-779
Les Européens sont résignés. Ils supportent sans broncher la potion qui leur est administrée au nom de la rationalité économique. Combien de temps abusera-t-on de leur patience ? Quand leur liberté a été longtemps bafouée, les peuples finissent par se révolter ; alors la passion de la liberté allume des incendies dévastateurs dont parfois la beauté séduit les hommes les plus raisonnables. Puis un général vient mettre de l’ordre à tout cela.
Né en 1946, vice-président de la Société Française de Philosophie, Jean-Michel Muglioni a enseigné la philosophie pendant plus de trente ans en classes préparatoires, et jusqu'en 2007 en khâgne au lycée Louis-le-Grand. Agrégé de philosophie, il a également soutenu en 1991 une thèse de doctorat d'Etat sur la philosophie de l'histoire de Kant. Il contribue règulièrement à la revue de Mezetulle. Il a signé comme auteur La philosophie de l'histoire de Kant (Hermann, 2e édition revue 2011, 1ère éd. PUF, 1993) et Repères philosophiques (Ellipses, 2010).
Commentaires
Je n’ai peut-être pas bien saisi le sens de ce texte, mais il me semble quand même que la conception de la rationalité ici développée néglige à peu près un demi-siècle de progrès en sciences sociales pour affiner la notion de rationalité. Réduire toute rationalité à celle du modèle de l’homo economicus me semble d’un simplisme affligeant, et me surprend de la part d’un . Pourquoi n’est-il pas fait mention de la rationalité limitée par exemple? Cette rationalité limitée n’est pas seulement un « ajustement » par rapport à la rationalité « classique », c’est un enjeu fondamental.
Caricaturer pour mieux démonter, une fois de plus.
par Augustin - le 15 août, 2013
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