Le crépuscule des genres
Qu’il s’agisse du débat sur le mariage homosexuel ou de la polémique qui, il y a quelques mois encore, faisait rage autour des nouveaux manuels scolaires de Sciences et Vie de la Terre, la question des genres fait plus que jamais la une de l’actualité. Les réflexions de la romancière anglaise Virginia Woolf, compilées dans Une chambre à soi (1929), apportent à cet égard un éclairage singulier que le film The Hours, réalisé en 2002 par l’Américain Stephen Daldry, prolonge de la façon la plus stimulante qui soit.
Bien davantage que d’homosexualité, c’est d’amour, et de création, que parle l’adaptation cinématographique du roman de Michael Cunningham (1998). D’un amour oscillant d’un sexe à l’autre, entre « le désir et l’accomplissement, la perpétration et son souvenir » (Stéphane Mallarmé). Un amour « moderne » qui n’est pas enfermé dans les rôles traditionnellement dévolus aux hommes et aux femmes, mais que l’acceptation progressive de l’homosexualité, d’une époque à l’autre, permet de comprendre dans ses manifestations les plus complexes et les plus variées. Un amour qui admette que des « femmes parfois aiment des femmes » – « ce sont là des choses qui, parfois, arrivent » (Une chambre à soi). Un amour qui admette que des hommes souffrent de l’absence des femmes, pleurent ou s’inquiètent pour elles, aient besoin d’être protégés, sans devoir être pour autant féminisés (pour reprendre le concept de Roland Barthes dans Fragments d’un discours amoureux). Un amour, en somme, qui transcende « l’imaginaire des genres » selon Sylviane Agacinski (Drame des sexes), lequel est davantage construit « sur le modèle d’une dualité de structure que sur une ressemblance avec des traits positifs réels de l’homme et de la femme ». Un amour qui brouille les pistes du « couple sexué » en tant que « schème », c’est-à-dire comme « une sorte d’image abstraite de la dualité dissymétrique » (idem).
Ainsi, dans The Hours, les rapports de force entre protagonistes ne sont pas sexuellement figés mais évoluent d’une relation à l’autre (et d’une scène à l’autre). Si Clarissa Vaughan (alias Meryl Streep) joue à la fois la femme forte – « l’homme », selon une division morale de sexes – et la mère protectrice auprès de Richard Brown (Ed Harris) malade, dont elle s’occupe comme une bonne infirmière – à l’instar de Leonard Woolf (Stephen Dillane) vis-à-vis de son épouse Virginia (Nicole Kidman) –, c’est la femme fragile qui se dévoile face à Sally Lester (Allison Janney), à laquelle elle cède progressivement le rôle de femme – d’« homme » – d’action ; de même que Leonard devient victime à la fin du film. D’un couple à l’autre, l’harmonie ne semble pouvoir être trouvée « qu’au prix de la neutralisation de la sexualité, dans un amour tendre, désexualisé : l’homme n’est plus un mâle, la femme n’est plus une femme » (Sylviane Agacinski). Chez les Brown, malgré l’amour sincère que Dan (alias John C. Reilly) porte à son épouse Laura (Julianne Moore), la relation reste sexualisée et c’est bien là le problème : emprisonnée dans son rôle de femme au foyer, faible, timide et sentimentaliste – une image que ne vient en rien arranger sa grossesse –, Laura n’a pas d’autre solution que de briser son mariage et de partir ailleurs, loin d’une détermination par trop sexuée de sa vie.
Dans cette vision « relativiste » du masculin et du féminin, il n’y a plus vraiment d’homosexualité ou d’hétérosexualité qui tienne. Comme l’eau de la rivière Ouse qui traverse le film, chaque personnage dessine son propre chemin amoureux et sexuel, d’époque en époque et de scène en scène. La petite Angelica Bell (alias Sophie Wyburd), nièce de Virginia Woolf, porte le flambeau symbolique de cette confusion des genres : apparaissant à sa tante et au spectateur déguisée en ange, dans l’entrebâillement de la porte d’entrée de Hogath House, Angel-ica est cette figure androgyne qui réconcilie les mondes, ce corps mythique dans lequel la différenciation sexuelle ne s’inscrit pas. C’est la promesse d’une humanité heureuse qui a su concilier les « deux forces, l’une masculine, l’autre féminine », que Virginia Woolf voit en tout être humain ; c’est l’incarnation d’une génération nouvelle d’artistes, représentants de « l’esprit pleinement développé » qui ne pense pas « au sexe comme à une chose séparée et particulière » mais est véritablement un « esprit androgyne », « pleinement fertilisé » et pouvant « faire usage de toutes ses facultés » – car pour l’écrivain, l’« art de la création demande pour s’accomplir qu’ait lieu dans l’esprit une certaine collaboration entre la femme et l’homme. Un certain mariage des contraires doit être consommé » (Une chambre à soi).
Cette vision androgyne de l’esprit créateur, qui repose sur une confusion des genres (comme construction culturelle, sociale) et non pas des sexes – car la différence sexuelle ne saurait être rejetée tout à fait, sauf à vouloir, selon Nancy Huston, « se projeter hors de l’humain » (Journal de la création) – amène à revoir la partition classique entre un ordre « masculin » et un ordre « féminin » du monde. Comme le montre The Hours, et comme le suggérait Mrs Dalloway avant lui, c’est plutôt entre un ordre non artistique, logico-conceptuel, et un ordre artistique, poétique, que le monde est scindé. En contrepoint du premier, celui du code, des conventions, des conduites rationnelles, du prestige et des responsabilités, du temps mathématique, existe un ordre nourri par l’imagination, la mémoire, l’amour et la création, qui fait toute la complexité et la beauté des personnages de The Hours. Si la différence sexuelle reste un état humain de fait ; si un homme reste un homme, et une femme reste une femme, avec leurs dispositions et leurs caractéristiques respectives ; si « dans le cerveau de l’homme, l’homme a la prédominance sur la femme, et dans le cerveau de la femme, la femme a la prédominance sur l’homme » (Une chambre à soi) ; et s’il « serait infiniment regrettable que les femmes écrivissent comme des hommes ou vécussent comme des hommes » – « car si deux sexes sont tout à fait insuffisants quand on songe à l’étendue et à la diversité du monde, comment nous en tirerions-nous avec un seul ? » (idem) –, loin de couper définitivement l’humanité en deux, ces deux logiques de perception du monde sont perméables l’une l’autre : hommes comme femmes peuvent y prendre part également, selon le moment de la journée et selon qu’ils ont, ou non, une part d’artiste, de poète, de rêveur en eux.
« Bien que différents, les sexes s’entremêlent. En tout être humain survient une vacillation d’un sexe à l’autre et, souvent, seuls les vêtements maintiennent l’apparence masculine ou féminine, tandis qu’en profondeur le sexe contredit totalement ce qui se laisse voir en surface » (Virginia Woolf, Orlando). Ce que signifie peut-être avant tout la différence sexuelle, dans The Hours, c’est cette inconstance de soi à soi et donc, fatalement, de soi aux autres qui caractérise l’être humain, soumis au temps et à la finitude. Cette dualité de l’être, ce « mal d’être deux » (Mallarmé) qui condamne l’homme à errer dans le monde en déclamant des poèmes. Elle serait, en ce sens, avant tout une métonymie de la différence – un masque séduisant de la division originelle. Ce à quoi nous invite au fond The Hours, en jouant à brouiller les pistes de la différence sexuelle, c’est à dépasser le « drame des sexes » pour nous porter vers le drame, plus irrémédiable encore, des êtres.
Laure Becdelièvre est ancienne élève de l’École Normale Supérieure de la rue d’Ulm et docteur en littérature comparée de l’Université Paris IV-Sorbonne. Auteur de Nietzsche et Mallarmé. Rémunérer le « mal d’être deux » (Éditions de la Transparence, 2008), essai distingué par le prix Henri Mondor 2009 de l’Académie française, elle a publié en mai 2012 Au creux des heures. De Mrs Dalloway à The Hours.
Commentaires
Hasarderais-je un mauvais jeu de mots dans un article raffiné et délicat ? L’on a sonné le toc sein ?
par christine gamita - le 22 novembre, 2012
Les auteurs sur ce site doivent être masochistes car ici les jeux de mots sévissent, même sur des sujets délicats.
Plus sérieusement, ce que j’apprécie chez Virginia Woolf, c’est que toute son oeuvre présente des personnages féminins qui passent d’un chapitre et d’un livre à l’autre des progressions personnelles, politiques et sociales mais toujours attachante, de moins en moins de naïveté et d’innocence mais pas moins de compassion, de doute et de désir d’être apprécié et entouré. En plus de Une chambre à soi ou Mrs Dalloway, on peut lire dans cet esprit « Nuit et Jour », sur l’affirmation d’une femme qui, tout en essayant de se définir comme femme, a un secret aussi honteux que des amours non standards: le goût des mathématiques.
par Antoine Québéret - le 19 janvier, 2013
Cet article me parait fort intéressant mais aussi fort théorique.
Ce n’est pas demain la veille que la différence sexuelle disparaitra -pour le commun des mortels. Mieux vaudrait en être conscient.
La nécessaire tolérance, pour ce qui est des personnes en matière d’homosexualité, et le respect (pas seulement de principe) de l’égalité homme/femme dans la société n’impliquent pas nécessairement la transformation de l’humanité en purée de marrons.
Et qu’on nous propose un ange en exemple/idéal me parait de très mauvais augure.
par Albert - le 10 avril, 2013
[…] aussi : Le crépuscule des genres (Laure […]
par iPhilo » L’homosexualité, «contre-nature» ? - le 16 mai, 2021
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