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L’homosexualité, «contre-nature» ?

16/05/2021 | par Sylvain Portier | dans Art & Société | 2 commentaires

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ANALYSE : L’homosexualité donne encore lieu à des débats polémiques. Parmi les affirmations des «anti», revient souvent l’idée que l’homosexualité serait contre-nature. En cette Journée mondiale contre l’homophobie, le rédacteur en chef d’iPhilo, Sylvain Portier, propose une réflexion philosophiquement engagée sur ce thème soumis à tous les dogmatismes.


Docteur en philosophie, Sylvain Portier est professeur de lycée en Loire-Atlantique, conférencier et rédacteur en chef d’iPhilo. Il a notamment publié  Fichte, philosophe du Non-Moi (Éd. L’Harmattan, 2011), Philosophie, les bons plans (Éd. Ellipses, 2016) et Philosophie, contrôle continu (Éd. Ellipses, 2014 et 2020). Il a réalisé des conférences pour les Éditions M-Éditer. Un compte philosophique Instagram peut être suivi, ainsi qu’une chaîne YouTube.


Au sens strict, ce qui est contre-nature doit être ce qui parvient à s’extraire des lois de la nature, comme si je lançais par exemple une pièce en l’air mais qu’elle ne retombait pas – alors que nous croyons tous fermement en la loi de la gravité. Ce qui est contre-nature ne se trouve donc que dans les superstitions et les religions, où l’exception aux lois de la nature provient de puissances magiques ou d’une intention divine, qui ont des manifestations surnaturelles. Plus concrètement, cette expression est employée de façon péjorative au sujet du caractère contre-nature de certains comportements, et surtout de l’homosexualité.

Textes sacrés et utopies

L’homme et la femme, l’enfant et l’adulte, l’oriental et l’occidental, le prêtre, l’écologiste, le banquier d’affaires et le poète n’habitent-ils pas le même monde, bien qu’ils y soient physiquement et ne voient pas les mêmes choses lorsqu’ils les regardent. De même, comme le dit Heidegger, «mon voisin» est «celui qui habite à proximité», mais pas au sens de la distance qui sépare deux points de l’espace : au sens où je peux voir en lui mon semblable, mon proche, ou au contraire un étranger pour lequel je risque d’éprouver de l’indifférence ou de l’intolérance, bien qu’il loge juste à côté de moi, comme dans le racisme.

Tout le problème est que l’homme est par nature dénaturé, par nature contre-nature, puisque c’est un être de culture et, comme l’écrit Rousseau dans L’Émile, «les bonnes institutions sociales sont celles qui savent le mieux dénaturer l’homme». Il est donc paradoxal de dire que certaines pratiques ne sont pas naturelles chez lui, comme le fait de tricoter si l’on est un homme ou de s’adonner à la mécanique si l’on est une femme. C’est sans doute pour que ces diverses façons d’habiter la nature ne soient pas totalement relatives que l’on a tenté de leur trouver un référent universel et objectif, permettant de « bien dénaturer l’homme ». Il peut alors s’agir de Dieu, et ce n’est pas un hasard si l’expression contre-nature est la plupart du temps employée par les croyants juifs, chrétiens ou musulmans. L’homosexualité comme relation amoureuse n’y est pas même envisagée, les monothéismes focalisant leur attention sur sa pratique : la sodomie. C’est pourquoi l’androgamie y est plus spécifiquement condamnée que la relation femme-femme.

On trouve cet anathème dans la Genèse, dans la célèbre scène de Sodome et Gomorrhe, qui fut diversement interprétée puisqu’il a fallu attendre le IIIe siècle pour qu’elle soit comprise en ce sens, alors qu’elle n’était auparavant qu’une condamnation des pratiques pécheresses que sont l’orgueil et le non-respect des lois. Le livre sacré le Lévitique (20, 13) indique aussi que «si un homme couche avec un homme comme on couche avec une femme, ils ont fait tous deux une chose abominable», tout comme il est écrit dans les Corinthiens (6, 9-10) que «ceux qui couchent avec les hommes […] n’hériteront pas du royaume de Dieu». De même, si l’adjectif contre-nature n’y est pas là non plus explicitement utilisé, le Coran condamne cette pratique, par exemple dans la Sourate 7 (versets 80-81), où ceux qui «assouvissent leurs désirs charnels avec les hommes au lieu des femmes» sont jugés «outranciers» aux yeux d’Allah. Certes, quelques mosquées inclusives existent à Toronto, Londres et Paris, mais elles restent très exceptionnelles.

Disons rapidement un mot de l’argument alors souvent avancé par les religions, et qui a été notamment repris par les activistes opposés au fait que la France devienne, en 2012, le 14e pays du monde et le neuvième pays d’Europe à légaliser le mariage homosexuel, le dit mariage pour tous : «Et si tout le monde faisait comme cela ?! C’en serait bientôt fini de l’humanité !» – d’autant s’il est inscrit dans l’Ancien Testament que «le souffle de Dieu» détruisit Gomorrhe à cause de ses pratiques dévoyées. L’on connaît pourtant nombre de civilisations dans lesquelles les tendances homosexuelles, bisexuelles ou pédérastes n’étaient pas taboues et qui n’ont pas succombé pour cela : l’Empire perse, l’Égypte ancienne et la Grèce et la Rome antiques par exemple, Plutarque n’hésitant pas à écrire que «celui qui aime la beauté humaine sera favorablement et équitablement disposé envers les deux sexes».

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De plus, si l’on veut être cohérent, il est contre-nature de faire vœu d’abstinence, comme le font les prêtres, ou de fonder des familles aussi nombreuses que celles de certains catholiques, puisque si tout le monde faisait comme cela l’humanité s’éteindrait ou un problème de surpopulation adviendrait. Pire : il est dans la nature des homosexuels d’être tels, tandis que faire vœu de chasteté ou vouloir procréer à outrance est un choix responsable, ce qui le rend bien plus condamnable. Et c’est pourquoi le concept même de Gay Pride (ou Marche des fiertés) est peut-être un non-sens : c’est une autre question que de savoir si cet événement a contribué à l’avancée de la cause gay, et plus généralement LGBT, ou, au contraire, a conforté sa vision stéréotypée. Mais l’on ne peut être fier que de ce qui dépend de nous, et il n’y a donc pas plus de raison d’être fier d’être blond que brun, homme que femme, français que russe. Et c’est précisément parce que ce n’est pas par choix mais par nature que l’homosexuel est tel qu’il est injuste de le discriminer moralement ou pénalement.

L’on retrouve le même ostracisme dans des idéologies qui n’ont pourtant pas de fondement religieux, comme le communisme de l’URSS ou la Citée du soleil, imaginée par Campanella au XVIIe siècle. Voici une façon pour le moins particulière et bien géométrique d’habiter la Nature, afin de corriger l’imperfection de la nature humaine. Cette ville solarienne, qui n’a jamais été construite en pratique, décrivait une communauté utopique (ou dystopique) dans laquelle le bonheur de chacun se confond avec celui de tous, dans une parfaite harmonie… ce qui impose que les libertés individuelles soient abolies, y compris les choix concernant sa profession et sa vie matrimoniale : identité du partenaire, fréquence des rapports, etc. Entre les murs de cette cité, ceux que l’on surprend en flagrant-délit de sodomie «sont réprimandés et condamnés à porter pendant deux jours leurs souliers pendus à leur cou», puisqu’ils ont, en un sens, marché sur la tête. C’est plutôt cocasse, mais l’auteur précise aussitôt : «S’il y a récidive, la peine est augmentée jusqu’à ce qu’elle atteigne enfin graduellement la peine de mort». Et, si l’Organisation mondiale de la santé a supprimé l’homosexualité de la liste officielle des maladies mentales en 1990, plusieurs pays continuent de la considérer comme telle aujourd’hui, ou comme un crime, là où l’on aurait autrefois parlé de possession ou une monstruosité – le monstre étant précisément une erreur de la nature.

Que nous enseignent nos amies les bêtes ?

Lorsqu’elle est critiquée, cette orientation sexuelle l’est le plus souvent sans explication, par un réflexe aussi stupide que celui qui fait utiliser des insultes homophobes. Mais, surtout dans les pays dont le Droit repose sur la Loi islamique, le terme «contre-nature» est explicitement employé pour justifier ce rejet, de sorte que cette expression acquiert une dimension juridique. Tels sont par exemple les cas de la Gambie, du Bengladesh, de Brunei, du Pakistan, de la Syrie et du Liban, dans lesquels les codes pénaux condamnent «l’entretien de relations charnelles contre-nature avec un homme, une femme ou un animal», assimilant ainsi l’homosexualité à la zoophilie. Les contrevenants encourent alors de graves peines : emprisonnement compris entre trois ans et la perpétuité, amendes ou flagellation. Là encore, l’androgame est la cible principale : le lesbianisme y est généralement passé sous silence et, lorsqu’il est interdit, n’y fait pas l’objet de peines effectives.

C’est lors du contact de l’Antiquité grecque, assez libre au plan des mœurs, et le judaïsme, plus rigoriste, que s’est développée l’idée selon laquelle il s’agit là de quelque-chose d’immoral, surtout dans le cas des androgames. Le terme malaka devient alors la pire des insultes, regroupant les comportements des gens malveillants et des sodomites. Mais, plus qu’une question de morale, il s’agit ici d’une question de dignité et de virilité (virtus, la puissance), puisque cet acte rabaisse l’un des deux partenaires à une situation passive, donc féminine. C’est pourquoi la fellation, l’anulingus et la sodomie hétérosexuelle y sont rarement condamnés par les textes de lois, n’atteignant pas l’homme dans sa virilité. Et c’est pourquoi il reste difficile de faire son coming out dans certains milieux virils, notamment celui du sport.

Lire aussi : La notion de «subjectivation» chez Michel Foucault (Sylvain Portier)

On le voit, nous sommes ici face à des constructions sociales d’une certaine image du sujet, à ce que Michel Foucault appelait des processus de «subjectivation», ici de l’homme et de la femme. Et, plutôt que de dire que ces actes sont contre-nature, l’on devrait donc dire qu’ils sont contre-culture, en décalage avec cette image. Toute société repose en effet sur des normes, des idéaux et des interdits, ce que Freud nommait des «totems» et des «tabous». Et, si l’homme et la femme n’ont pas la même nature biologique, pas les mêmes limites et pulsions par exemple, l’on nous éduque depuis notre enfance à «refouler dans notre inconscient» ce qui est considéré comme inacceptable. Il s’agit donc moins d’une question de savoir ce qui est bien que de pouvoir imposer sa norme du bien. Comme l’écrivait Michel Foucault, peut-être aussi parce qu’il a souffert du fait d’être homosexuel, «vouloir ne pas penser en termes de bien et de mal, c’est vouloir ne pas penser dans les termes actuels de ce bien-ci et ce mal-là. C’est-à-dire déplacer la frontière […], la rendre incertaine, l’inquiéter, la rendre fragile». Mais bon nombre de personnes préfère fermer les frontières (physiques ou intellectuelles), et privilégier ce qui est pour eux rassurant.

C’est donc seulement au nom d’une vision illusoirement genrée de ce que doit être habiter un monde commun que l’on peut interdire aux hommes de tricoter ou aux femmes de s’occuper de mécanique. Mais il reste une solution de secours aux réactionnaires afin de genrer les fonctions sociales et de rejeter l’homosexualité : même s’il est bien incertain que l’univers ait été créé par Dieu, l’on peut en effet affirmer que c’est son ordre naturel qui doit nous guider, puisque nous en provenons. Or, son ordre normal (du grec norma, règle) est la fidélité hétérosexuelle, qui doit donc être la règle à suivre pour vivre comme il se doit. De fait, les animaux que nous connaissons (chevaux, dauphins, souris, tortues, etc.) sont effectivement hétérosexuels, même s’ils n’ont pas souvent un partenaire exclusif. Les cygnes, les castors, les loups ou les termites forment même des couples unis jusqu’à ce que la mort les sépare, et élèvent conjointement leur progéniture. Il serait toutefois anthropomorphique d’y voir un comportement moral ou romantique, puisqu’il ne s’agit là que d’instinct, ces animaux étant programmés, déterminés à vivre de la sorte.

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Ce que l’on nomme la nature est par ailleurs plurielle, protéiforme et, si nombre d’espèces connues sont hétérosexuelles, la fidélité, disons plutôt la constance du mâle pour sa femelle, connaît alors souvent de nombreux à côté. De plus, bien des animaux ont des pratiques homosexuelles, qui ne sont donc pas rares – et qui se réclame de la nature devait apprendre à reconnaitre la complexité des mondes animaux. Il est en effet simpliste de voir dans la Nature un ensemble parfaitement homogène et harmonieux, comme l’est le cosmos des Grecs antiques. Ce n’est là qu’une représentation culturelle, qui ne correspond guère à ce que nous enseignent les sciences modernes, notamment l’éthologie et la génétique.

Des centaines d’espèces animales ont en effet beaucoup d’homosexuels, que ce soit chez les mâles ou chez les femelles. Le cas des bonobos est célèbre, mais hors-sujet ici, puisque leurs nombreuses relations ont pour rôle d’apaiser les tensions dans le groupe. C’est par contre le cas des lions, des girafes, des bisons, des canards colvert ou des perdrix, qui ont toujours une certaine quantité de déviants, autour de 5-10%. On a récemment découvert que nombre de femelles cachalots, animaux très câlins, entretiennent des relations lesbiennes fidèles durant les longs moments d’absence des mâles, lorsqu’ils vont chasser. De même, en 2005, six manchots mâles d’un zoo allemand s’étaient révélés être exclusivement androgames et avaient adopté des cailloux pour remplacer leurs œufs. On introduisit des manchots femelles afin de les normaliser, mais cela ne fonctionna pas. La même situation fut observée quelques années plus tard au zoo de New York.

Or, si la nature est diversifiée et en partie aléatoire, au nom de quoi privilégier l’attitude de certains animaux pour en faire un modèle pour l’humanité ? Cela est d’autant plus problématique que la règle naturelle en la matière est le coït non-consenti, les mâles étant peu soucieux de la volonté des femelles. Or, l’on imagine mal que le viol individuel ou de masse soit instauré en norme civilisationnelle, notamment aux yeux des traditionalistes.

Morale versus éthique

Je peux vous faire ici un aveu : je ne suis pas moi-même toujours à l’aise lorsque je vois des homosexuels se tenir la main ou les imagine pendant l’acte. Ce ne sont pas des représentations qui, comme le dit Spinoza, «conviennent» avec moi. Comme il est expliqué au Livre II de l’Éthique, tous les corps «conviennent en certaines choses» et, si certains diminuent notre «puissance d’être» («conatus»), d’autres l’augmentent car leur nature «convient» bien avec la nôtre. Il y a donc plusieurs niveaux de convenance à distinguer (trois, mais commençons par les deux premiers). Certaines choses sont universellement contre-nature, comme le fait de boire de la ciguë pour un être humain. D’autres ne le sont que sur un plan particulier, pour une certaine catégorie d’individus : le lait maternel «convient» par exemple aux nourrissons mais pas aux adultes, l’équitation ou l’écologie «conviennent» à certaines personnes mais pas à d’autres. Mais il reste à étudier le troisième et dernier cas : ce qui est contre-nature pour moi, ce qui me déplaît. Comment cela ce fait-il ? Parce que je suis né à telle époque, j’ai été éduqué de telle manière, j’ai tel organisme, etc. – sans quoi je ne serais pas moi, ce que je suis aujourd’hui jugeant que ceci ou cela est bien ou mal. Mais, comme ce qui s’accorde avec moi de façon singulière est ce qui me touche le plus, il est tentant d’en tirer, au contraire, des valeurs universelles : Comment peut-on ne pas aimer Mozart ou Gims ?! Comment un homme peut-il aimer tricoter ?! Comment peut-on accepter que des Blancs et des Noirs se marient, ou que des personnes de même sexe aient le droit d’adopter des enfants ?!

Aussi le léger embarras que je peux ressentir parfois face à un couple homosexuel répond-il à une mécanique des affects, que Spinoza décrit fort bien dans son Éthique. Rien de tout ceci ne provient en effet du hasard ou de ma liberté : si l’on comprend bien le déterminisme spinoziste, l’on ne choisit pas davantage, à proprement parler, d’être homophobe qu’homosexuel, les lois de la Nature déterminant tout ce qui est. Comme l’explique Spinoza, les êtres inanimés sont déterminés par les lois de la Nature (ex : la Gravité) ; les animaux le sont par leur instincts et leurs réflexes ; les hommes le sont par de nombreuses causes (physiques, chimiques, psychologiques, sociales, etc.) qui les poussent à agir comme ils le font. Ils ne sont donc pas plus libres qu’un morceau de pierre ou un animal, mais le croient naïvement. Les sciences modernes comme la sociologie et la neurologie tendent d’ailleurs à cautionner cette thèse, en montrant à quel point nos prétendus choix et valeurs sont déterminés (par exemple en matière de sexualité) car ils proviennent de facteurs et d’influences dont nous n’avons pas toujours conscience.

Lire aussi : Spinoza : liberté et déterminisme (Eric Delassus)

Tel est justement le but des implacables démonstrations de son livre, Éthique : nous faire prendre conscience que, tout dans l’univers étant un agencement précis de causes et d’effets, le seul monde possible est en vérité le monde réel. Cela ne signifie toutefois pas que l’homophobie ait la même valeur (non pas morale, mais éthique) que la tolérance. Comme tout crime ou délit, elle doit bien sûr être condamnée dans un système de société reposant sur des principes républicains. Mais l’important n’est peut-être pas tant, aux yeux de Spinoza, de condamner que de transfigurer, autrement-dit de jouer avec cette mécanique des affects, en utilisant les passions et la raison, pour que les homophobes cessent de l’être.

Cette pratique n’est donc pas en soi immorale, mais seulement contre-ma-nature : elle ne convient pas avec ce que je suis singulièrement, en ce moment – et ce ne sera d’ailleurs peut-être plus le cas plus tard, le sujet ne cessant de changer. D’autant que, si je ne suis pas de mauvaise foi, je dois constater deux choses : Tout d’abord, si je ne refoule pas ces pulsions, je peux moi-même parfois éprouver de l’attirance pour certains hommes (ex : Pedro Alonso). D’autre part, je suis spontanément assez tolèrent envers certains couples homosexuels, qui ne font pas naître en moi la même gêne que les androgames.

Nous pourrions finalement nous demander si cette «passion triste» dont provient l’homophobie n’est pas la même qui, sous des formes différentes, engendre la misogynie et l’absence de respect pour la Nature – question écologique qui inclut celle de la souffrance animale. C’est pourquoi je propose, allons-y gaiement, le terme de mysocosmie (mîsos, mépris ; cosmos, nature) pour désigner cette attitude, et il peut y avoir ici une certaine convergence des luttes, afin de ne plus tolérer des intolérances. On constate en effet qu’être sexiste contribue souvent au fait d’être homophobe, puisqu’une fois que l’on a attribué une certaine façon d’être aux femmes, l’on confère au couple une certaine nature. De même, la Nature, dont on reconnaît généralement comme grandes caractéristiques l’harmonie, la patience ou encore la fécondité, nous renvoie à une image féminine. Vouloir «l’arraisonner» selon l’expression de Heidegger, en pénétrer les secrets et la dominer par le pouvoir viril de l’intellect afin qu’elle soit docile et procréatrice, exiger d’en devenir, quelles qu’en soient les conséquences, «comme maître et possesseur» comme l’écrivait Descartes, n’est-ce pas inconsciemment exprimer cette même tendance que l’on trouve chez ceux qui méprisent les femmes ou rejettent les androgames ? En ce sens, nous devons reconnaître que ce que nous jugeons être la bonne façon de vivre ensemble est fortement influencée par l’histoire des mœurs dont nous avons héritée, et gagnerait à reposer davantage sur notre raison et notre empathie que sur de tristes passions.

Lire aussi : La haine de la nature : un affect enfoui et dénié (Christian Godin)

Dans le Corollaire de la Démonstration de la Proposition XXVI du Livre II (De l’âme) de son Éthique, Spinoza écrivait qu’en aucun cas, si «l’âme humaine imagine un corps extérieur, elle n’en a pas la connaissance adéquate». Autrement dit, ce que nous voyons ou imaginons (beau, horrible, bien, mal) vient de nous, de ce que notre éducation, notre culture, notre propre corps nous a conditionner à juger tel. Ainsi, ce que nous trouvons normal ou dérangeant, notamment en matière de mœurs, n’est pas objectif… précisément parce que nous ne sommes pas des objets, qui ne jugent pas, mais des sujets, qui, par essence, jugent. Et nous ne pouvons ni prétendre avoir un avis indubitable sur quelque chose ou quelqu’un, ni tout savoir dessus (ce qu’il est, a été, sera, aurait pu être). Cela est par exemple valable en matière de sexe, mais il semble qu’il s’agisse plus que d’un exemple, étant donnée la focalisation millénaire, notamment en religion, sur ce sujet.

En pensant d’un point de vue moral et non pas éthique, en jugeant en termes de Bien et de Mal et non pas de bon et de mauvais, nous nous étouffons tristement dans nos propres draps. Nos jugements de valeurs ne nous renvoient en effet pas vraiment aux autres, mais toujours seulement à nous-mêmes, dans nos relations aux autres.

 

Sylvain Portier

Docteur en philosophie, Sylvain Portier est professeur de lycée en Loire-Atlantique, conférencier et rédacteur en chef d'iPhilo. Il a par exemple publié Fichte, philosophe du Non-Moi (Éd. L’Harmattan, 2011), Philosophie, contrôle continu (Éd. Ellipses, 2020), Vingt philosophes incontournables (Éd. Ellipses, 2021) et Philoophie en fiches - Terminale (Éd. Ellipses, 2022), et a réalisé plusieurs conférences, notamment pour les Éditions M-Éditer.

 

 

Commentaires

Je n’ai pas tout lu. Je suis mauvaise. Mais ces vieux arguments éreintés avec l’opposition « nature/culture » ont fini par me braquer. Maintenant je suis comme les 9/10 ième de nos contemporains : « De grâce, DONNEZ-MOI UN PEU DE NOUVEAU, pas les très vieux arguments éreintés qui ont été réchauffés depuis 2500 ans maintenant. » (Est-ce ma faute si je préférerais de nouveaux arguments tout frais à un nouveau salon de chez Ikéa ?)
Pour argumenter depuis l’idéologie scientifique, Konrad Lorenz a établi il y a longtemps que l’homosexualité était courant dans des espèces confrontées à une démographie galopante. Ce qui est bien notre cas, et malheureusement, une démographie galopante qui ne pèche pas du côté du nouveau-né, et de la natalité, mais plutôt par la révolte contre la mort (en Occident du moins).
Lorenz n’avait pas besoin d’introduire une opposition « nature/culture » pour faire cette remarque.
Mais il me semble certain par la même occasion que le fait de SE ¨PRENDRE pour son propre objet (d’étude) ne rend pas l’Homme heureux, loin de là.
Cela a même tendance à le rendre aveugle pour tout ce qui n’est pas Homme, ou, du moins, à introduire un sacré écran entre Lui et son monde pour vivre par procuration. Marre des écrans, aussi.
C ‘est probablement insoluble…

par Debra - le 16 mai, 2021


Je suis désolé de ne pas avoir satisfait les attentes d’un lectorat exigeant. Peut-être qu’en lisant l’article entièrement vous trouverez des références ou des éléments de réflexions intéressants. Avec une pensée pour une célèbre formule de Philippe Néricault, n’hésitez pas à proposer vos propres travaux à la revue, afin de rehausser le niveau d’innovation et de substantialité intellectuelle qui vous semble lui faire parfois défaut.

par L'équipe d'iPhilo - le 21 mai, 2021



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